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Communion avec les éléments

Dans le document Pour une esthétique des sens (Page 76-80)

2. La reconquête des sens

2.2. Régression : Exalter le vivant

2.2.2. Communion avec les éléments

La régression vers les grands éléments cosmiques est également vécue par Franck, lors de son agonie. Amputé d’un bras, il est abandonné sur une route déserte par Roxie. Sous l’effet de la douleur, Franck s’évanouit puis se réveille face à un lézard qui, comme dans une parabole biblique, prend la parole et donne au personnage le secret de la béatitude :

[Le lézard] s’était tranquillement installé, sous le soleil, à faire jouer ses écailles dans la lumière, il regardait Franck d’un air amusé, il battait l’air de sa petite langue fourchue, il la rentra et dit : 232Ibid., p. 123 233 Ibid., p.123. 234 Ibid., p.123.

77

-hey mon pote, est-ce que tu apprécies cette journée, mon pote, cette chaleur divine ?[…] C’est fini pour toi, tu ferais mieux de te détendre un peu, étire-toi, regarde, étire-toi. […] Goûte un peu ce dernier round… 235

Il n’est pas étonnant que ce reptile ait été choisi pour délivrer la bonne parole. Dans la tradition judéo-chrétienne, les heures d’immobilité du lézard au soleil sont le symbole d’une extase contemplative. Dans Le livre des Proverbes, il est cité comme étant un être minuscule mais doté d’une immense sagesse.236

Retissant dans un premier temps, Franck se laisse ensuite doucement envahir par les éléments naturels qui l’entourent :

La terre lui restait sur la joue, bien chaude, bien propre, et une herbe lui chatouillait les narines.[…] Le vent lui envoyait des paquets de sable dans les yeux mais ça ne le gênait pas trop.

[…] La terre lui faisait comme un oreiller sur la joue, c’était la position idéale pour attendre avec un coucher de soleil […] Il se sentait tellement bien, son corps était comme une plume amoureuse […] il resta les yeux grands ouverts pendant un bon moment, baigné par cette pureté incroyable. 237

D’abord couché sur la terre, Franck se mêle subrepticement aux éléments : la terre, mais également l’air représenté par le vent et le feu évoqué par le coucher de soleil. Ainsi enchevêtré à la Nature même, le personnage voit s’annuler les notions d’espace et de temps. Face à l’éternité, il accepte enfin de se perdre et de fusionner avec la nature. La comparaison du personnage avec la plume évoque l’ascension de l’âme, pendant que le corps, issu de la terre, retourne, avec un plaisir béat, à la terre. Le personnage djianien vit donc « un moment mystique de dissolution de l’être »238, dissolution qui n’est pas tant marquée par la mort du personnage que par le vertige avec lequel il accepte enfin d’être fondamentalement présent et mêlé au monde.

235

Ibid., p.373-374.

236 Voir à ce sujet CHEVALIER, Jean, et GHEERBRANDT, Alain, Dictionnaire des symboles, Paris, Editions Robert et Laffont et édition Jupiter, 1982, article « lézard ».

237

DJIAN, Philippe, Bleu comme l’enfer, op.cit., p.374 et 375.

238

78 Ce passage de Bleu comme l’enfer n’est pas sans rappeler un extrait de Molloy de Samuel Beckett :

Alors je sentais la terre, l’odeur de la terre était dans l’herbe que mes mains tressaient sur mon visage de sorte que j’en fus aveuglé. 239

Ainsi, comme une ultime ironie tragique, Franck connaît le grand vertige du chant du monde au moment où il va quitter ce dernier. Ce plaisir pur du retour à la terre n’est pas sans rappeler les célébrations de la nature chères à Jean Giono ou encore au poète américain Walt Whitman. Mais ce retour euphorique aux éléments concerne également l’eau.

Dans des passages pourtant moins chargés de lyrisme, l’eau révèle cependant dans Bleu comme l’enfer ses vertus bienfaisantes. Dans Plans Rapprochés, son essai consacré à Philippe Djian, Catherine Moreau précise l’importance de cet élément dans l’œuvre de l’auteur :

[L’eau] court en abondance dans ses romans, sous forme de rivière, fleuves, lacs, mers, océan, piscine, tuyaux d’arrosage, mais aussi pluies, crues, inondations, débordements divers. 240

Dans le paysage désertique de Bleu comme l’enfer, l’eau n’est que très peu présente à son état naturel. En revanche, on la retrouve domestiquée dans les différentes habitations des personnages où elle assure un rôle apaisant et purificateur. L’eau est toujours une promesse de repos et de bien-être. Elle est associée à des sensations agréables, que cela soit par son contact tactile ou simplement par le charme qu’opère « sa voix »241

. Ainsi, Franck découvre les vertus calmantes de sa musique :

Il y avait l’eau qui coulait dans la cuisine […] il écoutait l’eau, c’était bon, il avait encore jamais fait attention à ça. 242

239

BECKETT, Samuel, Molloy, cité par LEONI Margherita, op.cit., p.85.

240 MOREAU, Catherine, Plans rapprochés, op.cit., p. 109.

241 Nous empruntons cette expression à Gaston Bachelard, L’eau et les rêves, Paris, José Corti, 1942, (le livre de poche) p .24

242

79 Si l’on considère, comme Bachelard, que « l’eau est la maîtresse du langage fluide, du langage sans heurt, du langage continu, continué »243 , on peut penser que le son qu’elle émet apporte en quelque sorte au personnage les paroles de réconfort qu’il attend. L’eau séduit l’oreille qui l’écoute et suggère alors un contact plus profond. L’ouïe satisfaite, le corps entier veut alors s’immerger, se fondre et se confondre en elle :

Tout aller de travers, la seule chose encore faisable c’était de s’offrir un bain. 244

L’immersion dans l’élément liquide a certes un effet régénérant. Elle a pour vertu d’ « effacer l’histoire car elle rétablit l’être dans un état nouveau. »245 Cependant, pour accéder à cette nouvelle naissance, il faut d’abord s’abolir en elle, renoncer à ses sens, engourdir sa perception. Ainsi, alors que Ned veut s’isoler de la société qui l’entoure et la nier :

Un petit filet d’eau mitrailler l’inox, il se démerda avec ça pour boire un coup, tordu de travers, quand il entendit du bruit à côté, alors merde, il ouvrit le machin tout en grand et s’enfonça la tête dessous. Et plus rien, le transistor avait fondu, l’eau était presque chaude. De l’eau morte.246

Si le premier sens à s’anéantir est l’ouïe, on remarque rapidement que tous les sens suivent. L’eau morte suggère l’état léthargique, où le sujet semble s’engloutir et échapper à la réalité matérielle et à sa propre réalité physique. Le personnage semble alors accomplir la régression absolue, le retour au paradis premier de la matrice maternelle. Le retour rêvé au bain amniotique. Paradis perdu.

On remarque cependant que, dans le roman, et pour tous les personnages, cette quête des sensations euphoriques premières prend rapidement les traits d’une régression vers les plaisirs sensitifs de la petite enfance. Gestes,- tel celui accompli par

243 BACHELARD, Gaston, L’eau et les rêves, op.cit., p. 209

244Ibid., p.105.

245

CHEVALIER, Jean, et GHEERBRANDT , Alain, op.cit., article « eau ».

246

80 Ned venant boire directement au robinet-, jeux, gourmandises, couleurs, tous les personnages cultivent un royaume d’enfance synonyme de fugaces sensations de bonheur. Car, comme le suggère Bergson, toute sensation est avant tout un souvenir247.

Dans le document Pour une esthétique des sens (Page 76-80)