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Corps en déroute

Dans le document Pour une esthétique des sens (Page 57-60)

1. Les topiques du roman noir et le dérèglement des sens

1.2. Déséquilibre social, déséquilibre des sens

1.3.2. Corps en déroute

La mutilation comme la schizophrénie ou les comportements bestiaux de Franck, a paradoxalement un rôle positif puisqu’elle décuple la douleur et permet au personnage de prendre conscience de son corps, de le vivre pleinement, de sentir sa puissance, sa domination. De se concentrer sur lui, sur ses souffrances, afin de faire taire, au moins un instant, la litanie des douleurs morales. Citons pour exemple ce passage où le narrateur évoque l’automutilation de Franck comme une tentative d’acte salvateur :

Il s’assit sur le bord du lit sans allumer,[…] peut-être que la douleur aurait arrangé quelque chose, il se mordit un bras, c’était pas pour rigoler, au début la douleur était encore pire dans

160Ibid., p. 337.

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Ces épisodes sont narrés respectivement pages 8, 148 et 335.

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ses mâchoires […] le sang se dispersa dans sa bouche et sur ses lèvres, c’était le seul moyen pour ne pas déraper. 163

La violence monstrueuse engendre donc la douleur. Cette hyperesthésie éveille le corps. Même dysphoriques, les sensations douloureuses semblent bienvenues pour des personnages qui déplorent sans cesse la primitivité du corps.

Parce qu’il semble n’être qu’une extériorité incapable de rendre l’intériorité de l’âme, le corps est en effet vécu par tous comme une offense supplémentaire, un fardeau. Il ne provoque que honte et dégoût.

Dans Bleu comme l’enfer, le corps est avant tout un assemblage d’odeurs : mauvaise haleine, urine ou sueur. Elles rappellent à l’homme son animalité et condamnent ses aspirations idéales en dépoétisant son être:

Il regarda ses pieds, il puait des pieds, il s’écœurait, comment avait-elle fait pour l’aimer, et maintenant il allait puait la bière. 164

Le corps est aussi une certaine somme de ce que Jean-Louis Bagot nomme « les sensations somesthésiques »165. Cette expression désigne des sensations purement internes et végétatives. Elles ne sont perceptibles que si l’homme décide d’écouter son propre corps.

Cette mécanique interne, ce jeu de viscères et de boyaux qui a lieu dans l’homme, à son insu, pour le garder en vie, est une ironie tragique supplémentaire. Ainsi, alors qu’il fait l’amour à Helen, Franck est pris d’un malaise qui annule le plaisir de l’acte sexuel et lui rappelle la honte de son propre corps :

Elle glissa à genoux sur le sol pendant qu’il se tournait vers la baignoire et vomissait.[…] C’était vraiment horrible, çà lui faisait mal dans le nez et il faisait des bruits épouvantables[…] il avait honte de son corps quand il faisait ça, ce truc précisément ou laisser une odeur de

163Ibid., p.208. Le motif est repris dans Assassins : Patrick, le narrateur, se mord jusqu’qu’au sang ce châtiment

physique pour lutter contre son désir pour Eileen. Voir à ce sujet : DJIAN, Philippe, Assassins, op.cit., p.181.

164

DJIAN, Philippe, Bleu comme l’enfer, op.cit., p.23.

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merde dans les toilettes quand une femme entrait derrière lui, il éprouvait la même gêne, vomir, chier, délirer. 166

Puis :

Il mangea du bout des lèvres, il avait envie de chier.167

Pour Gilles Deleuze ces spasmes : « amour, vomissement, excrément » sont autant de tentative du corps de « s’échapper par un de ses organes. »168L’homme est ramené malgré lui à des fonctions primitives fondamentales qui ne lui offrent que le dégoût de lui-même. Malgré ses efforts civilisateurs, le corps condamne l’homme à être fils et frères de ses ancêtres, annule l’Evolution, circonscrit tous ses efforts aux stades freudiens de la petite enfance. L’homme vit, mange, défèque, dort parce que son corps exécute ces actions, malgré lui. Il n’est pas étonnant dès lors que la rencontre du corps de l’Autre, l’illusion amoureuse, s’achève sur un même constat d’échec. Ainsi, le baiser, tant magnifié sous la plume de Rostand pour les tirades de Cyrano de

Bergerac devient chez Djian un geste technique apoétique :

Il lui enfonçait sa langue dans sa bouche, c’était comme un duel à l’épée, […] il essayait de se concentrer sur le baiser, c’était un drôle de truc, désagréable en lui-même. 169

Les personnages apprennent ainsi, souvent à leurs dépens, que la possession physique n’est rien d’autre que la rencontre avec un autre corps qui échappe lui aussi à son possesseur. L’amour est une confrontation avec une autre étrangeté. La possession physique n’est rien que le contact de deux extériorités que l’âme ignore. Le narrateur précise à propose de la relation entre Ned et Carol :

Mise à part les séances de baise, ils ne se connaissaient pas beaucoup. 170

166

DJIAN, Philippe, Bleu comme l’enfer, op.cit., p.115.

167Ibid., p.173.

168 DELEUZE, Gilles, Logique de la sensation,Paris, Seuil, 1989, p.24

169

DJIAN, Philippe, Bleu comme l’enfer, op.cit , p.273

170

60 C’est bien là le propos de Jean-Pierre Richard qui écrit dans Littérature et

sensation :

[L’] attouchement n’est qu’une fausse connaissance : aveugle, maladroit, il se dirige tout entier vers la possession d’une réalité intérieure que la surface touchée a justement pour rôle de protéger, de dérober. 171

Puisque l’extrême euphorie de l’amour ne mène à rien, la dysphorie de la douleur, de la mutilation, de la folie répond à une volonté d’endormir le ridicule d’un corps sans particularité pour susciter l’éveil d’un corps autre, qui découvre paradoxalement dans la douleur l’harmonie d’un accord enfin possible avec l’âme : par la douleur, la souffrance morale trouve un écho salvateur en la souffrance physique.

Dans le document Pour une esthétique des sens (Page 57-60)