• Aucun résultat trouvé

Stratégies de consécration

2. Le champ littéraire belge de 1940 à 1980

2.2. Stratégies de consécration

Dans l’introduction du dossier de la revue COnTEXTES concernant le phénomène de la consécration, Benoît Denis souligne l’origine sacrée du terme « consécration » qui, appliqué à la littérature, désigne l’« action de vouer un texte ou un auteur à la sacralité de la chose littéraire et renvoie donc au procès d’attribution de la valeur esthétique163 ». En concurrence avec la notion de légitimité, la consécration présuppose, selon l’auteur, un rituel, un cérémonial qui se réalise habituellement par « l’attribution et la remise de prix, ou l’élection à des instances de la vie littéraire telles que les académies164 ». En effet, la comparaison de ces deux notions, comme le souligne Benoît Denis, révèle plusieurs différences notables :

[…] d’abord, la légitimité est une forme spécifique d’autorité sociale ; la consécration, un acte instituant une sacralité (dont la nature doit être définie). Ensuite, la légitimité est une réalité fluctuante, soumise à de constantes révisions, là où la consécration est un titre obtenu et non révisable. De plus, la légitimité s’évalue à partir d’un espace structuré de positions et d’un espace des possibles, tandis que la consécration s’enregistre sans avoir nécessairement à être rapportée à un état précis du champ. Dès lors et enfin, la légitimité est le résultat d’une lutte ; la consécration, le produit d’un acte performatif165.

À mi-chemin entre la reconnaissance et la canonisation, selon Dubois166, la consécration constitue pourtant une étape difficile à circonscrire. Même si la consécration diffère considérablement du processus de légitimation, les deux notions sont souvent confondues et la consécration peut facilement déteindre sur l’étape qui la précède ou la                                                                                                                

162 Susan Bainbrigge, Culture and Identity in Belgian Francophone Writing, op. cit.

163Benoît Denis, « La consécration. Quelques notes introductives », COnTEXTES, no 7, 2010, [en ligne].

[http://contextes.revues.org/4639] (page consultée le 13 mai 2013)

164 Ibid. 165 Ibid.

suit. Ainsi, la notion de consécration en raison de son caractère imprécis et de sa relative autonomie par rapport au champ, permet de mieux déterminer la trajectoire des écrivains belges, qui, se retrouvant dans une situation périphérique, se soumettent aux forces centrifuges de Paris, lieu de consécration et de légitimation par excellence. Les années 1950 à 1960 représentent de ce point de vue la période au cours de laquelle un bon nombre d’écrivains belges, ayant bénéficié d’un accueil inespéré en France, ont connu une véritable consécration à Paris. Ignorés par le public belge qui ne s’intéresse souvent qu’à ce qui est publié et validé par la France, Dominique Rolin, Francis Walder, Béatrice Beck, Georges Simenon, Louise Haumont, Charles Bertin, Hubert Juin et Suzanne Lilar ont été couverts de lauriers par le public français : en 1952, Dominique Rolin reçoit le prix Femina pour son roman Le souffle, tandis que Béatrice Beck remporte le Goncourt pour Léon Morin, prêtre ; en 1958, Walder aussi remporte le fameux Goncourt avec

Saint-Germain ou la négociation, et Tempo di Roma d’Alexis Curvers obtient le prix

Sainte-Beuve en 1957.

Mais la France n’est pas seulement, pour l’écrivain belge francophone, la Terre Promise. Plusieurs écrivains belges établis en France avouent qu’être édités à Paris constitue un passage obligé sur la voie de la consécration et surtout de la diffusion de l’œuvre. « Un écrivain édité à Bruxelles reste toujours confidentiel », affirme René Andrianne167. Même s’il n’a pas de très grandes ambitions, même s’il ne vise pas la reconnaissance internationale ou la traduction, l’écrivain qui veut rester fidèle à la Belgique à l’époque est condamné à l’oubli et au confinement et ne peut vivre de sa plume. Selon Chantal Kirsch, l’écrivain belge des années 1960–1980 n’acquiert de                                                                                                                

167 René Andrianne, Écrire en Belgique. Essai sur les conditions d’écriture en Belgique francophone,

légitimité sur la scène française qu’en renonçant à l’identification collective : « L’une des grandes différences entre les écrivains périphériques et les écrivains français est que la réussite, même brillante, d’un écrivain belge ou québécois, par exemple, met en évidence l’échec du groupe168 ». Mais cela n’implique pas pour autant le « gommage des origines169 », constaté chez les écrivains belges qui ont pris d’assaut la scène française dans les années 1960. Tout en assumant sa culture belge, plus précisément flamande, l’écrivain belge qui s’affirme avant la période dialectique170 doit, selon l’expression du même auteur, « faire cavalier seul », c’est-à-dire renoncer à toute identification à une institution, à un groupe ou à un mouvement esthétique qualifié de « périphérique ».

Toutefois, la consécration de l’écrivain belge se joue sur plusieurs scènes « parallèles » : la « scène » française, passage obligé sur la voie de la légitimité, et la « scène » belge, divisée à son tour en plusieurs scènes « consécratoires » très bien décrites par Björn-Olav Dozo et François Provenzano dans un article paru dans la revue

COnTEXTES171. Dans cet article, les auteurs posent l’hypothèse selon laquelle le

processus de consécration emprunterait des voies particulières dans le contexte belge, où « la configuration institutionnelle belge francophone ne propose pas d’ajustement entre un appareil éditorial propre, un enseignement ciblé sur l’objet « littérature nationale » et un lectorat suffisamment large identifiant ce corpus comme « littérature nationale172 ». Ils identifient ainsi les deux voies de consécration que privilégient les auteurs belges : la voie empruntée par les membres de l’ARLLFB (Académie royale de langue et de littérature                                                                                                                

168 Chantal Kirsch, « Langue française, identité collective et pouvoir symbolique. Esquisse d’une sociologie

critique », Littérature, n° 44, 1981, p. 49.

169 Benoît Denis et Jean-Marie Klinkenberg, La littérature belge. Précis d’histoire sociale, op. cit., p. 226. 170 Ibid.

171 Björn-Olav Dozo et François Provenzano, « Comment les écrivains sont consacrés en Belgique »,

COnTEXTES, n° 7, 2010, [en ligne]. [http://contextes.revues.org/4637] (page consultée le 20 décembre

2013)

françaises de Belgique) et celle choisie par les tenants du mouvement surréaliste. Bien que dans les deux groupes le parcours académique et les relations interpersonnelles soient également importants dans la trajectoire consécratoire, le moment de l’affirmation sur la scène institutionnelle semble être déterminé par des facteurs différents : l’abondance des prix, lorsqu’il s’agit des membres de l’ARLLFB, et la présence éditoriale, lorsqu’il s’agit des surréalistes. Par contre, d’autres points communs rapprochent les deux groupes : l’intérêt pour la poésie (le genre de prédilection) et les pratiques métadiscursives (préfaces, autopréfaces, etc.) qui témoignent, selon Björn-Olav Dozo et François Provenzano, d’« une conscience aiguë de doter l’œuvre (la sienne ou celle de ses pairs) du meilleur encadrement critique susceptible de l’inscrire dans la temporalité longue de la consécration littéraire173 », et, enfin, le caractère dépolitisé de l’œuvre, académiciens et surréalistes optant pour son inscription « dans la temporalité abstraite des grandes idées sur l’homme, la vie, la mort, le temps et le monde, qu’elles soient conservatrices ou subversives174 ». Les auteurs identifient trois éléments communs à la posture d’autoreprésentation des écrivains des deux groupes : l’humiliation, pour les membres de l’ARLLFB (qui consiste à dénigrer le pouvoir consécratoire de l’institution dont ils font partie), l’identification au groupe et à la « collectivité » auxquels ils se rattachent, et la précarité (notamment éditoriale) qu’ils revendiquent au nom d’un travail de facture artisanale (chez les surréalistes) ou d’un travail rétif au succès éditorial (le « best- selleriat »).

Ces observations amènent les deux auteurs à conclure que plusieurs particularités pavent la voie de la consécration en Belgique. Une première particularité est qu’en                                                                                                                

173 Ibid. 174 Ibid.

Belgique, la consécration ne passe plus par des instances, mais se joue sur des « scènes consécratoires », coexistantes et parallèles (jamais concurrentielles cependant), chacune étant dotée de stratégies175, de représentations et d’effets différents. Les représentations qui caractérisent ces scènes concernent, quant à elles, la figure de l’écrivain et surtout son inscription dans une filiation, autrement dit les rapports qu’il entretient avec la collectivité. Enfin, en ce qui concerne les effets de réception, les deux groupes (académie et surréalistes) sont perçus en tant que collectivités et « indépendamment des individus écrivains qui les composent176 ». La propension des écrivains des deux scènes à « pratiquer la littérature sur le mode collectif177 » est corrélative à l’effet de réception, selon les auteurs.

Ces observations jettent un éclairage nouveau sur la double « performance » des écrivains belges. En effet, partagés entre la scène belge et la scène française, les écrivains sont obligés de s’adonner à un double jeu des stratégies de consécration. Tous les écrivains issus de la Belgique francophone ne sont évidemment pas dans la même situation, certains ayant choisi, comme Dominique Rolin, une seule scène de « performance » (la scène française la plupart du temps). Par contre, s’ils choisissent la double voie « consécratoire », les écrivains sont tenus d’adapter leurs stratégies et leurs postures à chacune des scènes sur lesquelles ils performent. Cet effort d’ajustement les amènent parfois à adopter des postures complètement différentes, voire contradictoires. Comme nous l’avons mentionné précédemment, sur la scène française les écrivains sont

                                                                                                               

175 Les deux auteurs mettent en évidence les stratégies distinctes déployées par les membres des deux

groupes : d’une part, l’imbrication des lettres et des arts plastiques doublée d’une logique éditoriale anti- institutionnelle (chez les surréalistes), et, d’autre part, l’imbrication de la littérature et de la métalittérature doublée d’une solidarité éditoriale (chez les membres de l’Académie).

176 Ibid. 177 Ibid.

souvent contraints de renoncer à une identification collective ; ils misent plutôt sur la singularité et l’unicité créatrice178. Au contraire, les écrivains assurent leur visibilité sur la scène belge en s’inscrivant dans une filiation et dans une collectivité esthétique, sans égard au groupe auquel ils se rattachent.

Suzanne Lilar, qui publie la majorité de ses œuvres en France et confie la représentation de ses pièces au théâtre français, demeure cependant active en Belgique. Elle est par ailleurs élue membre de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique dès 1956, signe de consécration suprême. « Coincée » entre ces deux scènes, elle se retrouve entraînée, malgré elle, dans le double jeu des performances. Notons cependant qu’en ce qui concerne la revendication d’une filiation littéraire, par exemple, Lilar a plutôt tendance à puiser ses modèles soit dans le bassin de la littérature universelle, soit dans une tradition qui remonte à une époque éloignée (Racine, par exemple, pour ce qui est de la tradition littéraire française, ou la mystique Hadewijch de la culture flamande). Elle tente ainsi d’éviter tout confinement régional ou institutionnel de son œuvre. Dans quelle mesure la scène énonciative qui caractérise sa création reflète- t-elle la duplicité des stratégies et des postures « consécratoires » qu’elle adopte ? Ce sera l’une des questions clés à laquelle nous avons l’ambition de répondre avec précision dans les chapitres suivants.

                                                                                                               

178 Dans un article paru en 2009, Corina Da Rocha Soares analyse les stratégies mises en place en matière

de relations avec les médias par trois écrivains issus de champs littéraires distincts (français, belge et suisse). L’auteure de l’article montre que les relations avec les médias et les stratégies de promotion de leurs œuvres respectives divergent d’un auteur à l’autre. Ainsi, l’auteur français (Michel Houellebecq) joue « sur la polémique corrosive et la posture vitriolée », l’auteur belge (Amélie Nothomb) « utilise à son profit les médias » pour faire la promotion de sa figure et de ses textes, et l’auteur suisse (Jacques Chessex) « préfère l’image d’un auteur qui s’éloigne des lumières médiatiques ». Les remarques de l’auteure nous semblent d’autant plus intéressantes qu’elles permettent de confirmer que des postures distinctes sont adoptées en fonction de l’« origine » de l’écrivain, et cela, même à une époque récente. (Corina Da Rocha Soares, « Michel Houellebecq, Amélie Nothomb et Jacques Chessex : performances sous contexte médiatisé », Carnets. Revista electronica de estudos franceses, numéro spécial, automne-hiver 2009, p. 207-220.)