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L’image : quintessence du Moment ou de l’Être

3. Poétique du trompe-l’œil : scénographies légitimantes

3.2. L’œuvre et ses doubles

3.2.2. Scénographies auctoriales dans les récits intimes et de fiction

3.2.2.4. Réécriture et double photographique dans À la recherche

3.2.2.4.1. L’image : quintessence du Moment ou de l’Être

Dans son livre consacré à l’esthétique de la photographie322, François Soulages, s’appuyant sur les théories kantiennes de la Critique de la raison pure, met en évidence une série de différences qui séparent nettement l’objet photographié de la photographie. Il montre que le premier, n’étant ni une chose en soi, ni un noumène, ni un objet transcendantal, relève plutôt de ce que le philosophe de la Critique de la raison pure appelle un phénomène, plus précisément un phénomène particulier saisi par un sujet particulier. Par contre, l’image photographique, grâce à la transformation de l’objet qu’elle opère, permet au sujet récepteur d’atteindre ou au moins d’approcher l’objet transcendantal, « ce quelque chose de tout à fait indéterminé […] égal à x, mais "déterminable par le divers des phénomènes"323 ». Si l’auteur prend ses distances par rapport à Roland Barthes lorsqu’il s’agit de la valeur testimoniale de la photographie (le « ça-a-été » barthésien devient à ses yeux « ça-a-été-joué »), il est d’accord avec ce dernier en ce qui concerne la capacité qu’a la photographie de surmonter tout ce qui est de l’ordre du phénoménal, de l’accidentel, pour révéler l’unicité, l’essentiel, mais en                                                                                                                

321 Ce constant travail d’épuration de la forme qui passe, essentiellement, par la réécriture et le délestage de

l’anecdotique caractérise par ailleurs l’œuvre complet de Suzanne Lilar. Du Divertissement portugais à La

confession anonyme, d’Une enfance gantoise à À la recherche d’une enfance, on remarque son effort

incessant consistant à estomper, voire à effacer, l’individuel au profit de l’universel. Cette particularité n’est pas propre à la création lilarienne. Sa compatriote et prédécesseure Marguerite Yourcenar avait réussi à mener à terme un projet semblable dans sa trilogie autobiographique.

322 François Soulages, Esthétique de la photographie, Nathan, France, 1972. 323 Ibid., p. 83.

même temps le plus insaisissable. De ce pouvoir inouï de l’image photographique, Lilar semble être consciente lorsqu’elle s’adonne au travail de transformation de son texte original. On remarque tout d’abord que les sous-titres324 qui balisaient la lecture de l’ouvrage initial ont été complètement éliminés. À la place du sous-titre, au tout début de

À la recherche d’une enfance gantoise, les images argentées des deux figures tutélaires

de l’enfance : la mère et le père. Mais ces images ne constituent toutefois pas une illustration de la parole ou bien des pièces à conviction du récit. Bien que liées au texte, elles donnent un autre éclairage aux êtres et aux choses. Elles désignent et immortalisent un moment clé, une posture « intraduisible », que seuls la force projective et l’élan imaginatif stimulés par l’image argentée pouvaient rendre « perceptibles » ou bien « traduisibles ». Constitue un exemple éloquent de cette fonction de l’image la photographie de la mère et de la petite fille devant la porte, qui jouxte la relation des escapades à la gare, le lieu de travail du père. Le punctum de cette image, si on emprunte la terminologie barthésienne, serait la main gantée de la mère serrant celle de l’enfant (geste symbolique, exprimant le fort lien d’amour qui unit la mère et la fille) qu’elle amène régulièrement à la gare afin de surprendre le père dans l’exercice de ses fonctions. C’est un moment clé, un moment magique, avoue la narratrice, un moment qui remplit d’enthousiasme le cœur du jeune enfant ; par le truchement du regard amoureux et admiratif de la mère, l’enfant s’apprête en effet à découvrir un père « merveilleux », ce magicien qui apprivoise le « monstre » de la gare, la locomotive. Ce que l’image fait ressortir au-delà des mots, c’est cette chaleur, cette douceur de la main gantée de blanc qui contraste avec le fond noir des habits. « Surpris» par l’appareil devant une porte (la                                                                                                                

324 Les sous-titres conféraient déjà à ce premier texte un caractère initiatique (il s’agissait du récit d’une

porte de la maison ?) juste avant ce départ quotidien ou après (on ne le précise pas), les visages semblent « habités » par l’effet de cette rencontre. La fillette jette un regard espiègle et joyeux, tandis que la mère adopte une attitude grave, solennelle.

À l’instar de l’image évoquée ci-dessus, nombre de photos reproduites dans ce texte représentent la narratrice enfant accompagnée d’une des figures tutélaires de l’enfance : la mère, le père, la servante Marie, la grand-mère. Ce qui nous surprend dans ces photos, c’est la divergence des regards. Les yeux de l’enfant scrutent l’appareil, tandis que le regard de l’adulte accompagnateur semble être captivé par un ailleurs. Si ce regard distrait n’ignore pas complètement l’appareil et semble s’apercevoir de sa présence, c’est avec un coup d’œil furtif, à moitié masqué, qu’il l’honore. Dans cette catégorie de photos, nous pourrions évoquer la photographie de la jeune fille et de son père s’adonnant, en artiste dilettante, à la peinture. La photo se distingue tout d’abord par sa mise en scène : un chevalet placé au milieu du jardin, le peintre au regard absorbé par son croquis, la petite fille, dos collé à son père, posant sagement devant l’appareil invisible.

Plus étonnante encore s’avère la photo de la jeune fille et de la vieille servante flamande, Marie. Les mêmes yeux perçants chez l’enfant et dirigés vers l’appareil contrastent cette fois avec le regard ferme, mais à la fois lointain et méfiant, de la Flamande.

Nous inscrivons dans la même lignée le cliché représentant la narratrice enfant à côté de sa grand-mère. Prise de profil, la femme a le regard dirigé vers d’autres horizons,

tandis que l’enfant, pourtant bien serré contre sa grand-mère, fixe du regard l’appareil invisible et, implicitement, le spectateur de cette scène.

Deux mondes s’affrontent ainsi derrière ce mouvement de regards : le monde révolu de l’enfance, peuplé d’êtres dont les regards restent toujours intradiégétiques, et l’avenir, symbolisé par le regard de la jeune fille qui dépasse les cadres de l’image. Ce regard extradiégétique représente, en même temps, une réplique de la voix narratrice. Il marque une prise de distance par rapport à l’univers de l’enfance et interpelle en même temps l’avenir. La mise en scène de la photographie devient donc une mise en abyme de la scène énonciative qui régit le récit autobiographique.

Selon Roland Barthes325, ce qui distingue la photographie des autres formes de représentation comme l’écriture ou la peinture, c’est le fait qu’elle réussit à saisir, d’une certaine manière, l’essence de la personne dont elle capte le reflet. C’est pourquoi, à propos de la photographie du Jardin d’Hiver, Barthes écrit :

[…] cette Photographie était pour moi comme la dernière musique qu’écrivit Schumann avant de sombrer, ce premier Chant de l’Aube, qui s’accorde à la fois à l’être de ma mère et au chagrin que j’ai de sa mort […] [C]ette photographie rassemblait tous les prédicats

                                                                                                               

possibles dont se constituait l’être de ma mère […] [L]a Photographie du Jardin d’Hiver, elle, était bien essentielle, elle accomplissait pour moi, utopiquement, la science

impossible de l’être unique326.

De plus, l’image argentée réussit, grâce à cette chimie particulière qui sous-tend le geste du photographe, à capter et à figer pour l’éternité « l’air » de l’être ou de la chose que l’appareil avait jadis fixé par son objectif. Ainsi, la photographie est animée dans la vision de Barthes. Le « ça-a-été » devient « c’est-ça », et la réalité se confond à la vérité.

Or, chez Lilar, toutes ces photos qui captent l’image de la famille et surtout les moments « privilégiés » de l’enfance (les fêtes, les promenades, les mariages, les réunions dominicales) arrivent à surprendre et à exprimer mieux que le verbe l’essence d’une « caste ». Ce mot que l’auteure avait choisi pour sous-titre de la première partie d’Une enfance gantoise, renforce l’image d’un groupe social replié sur lui-même, ayant ses traditions, ses coutumes, ses valeurs spirituelles. Les promenades dominicales au bord de l’eau s’inscrivent donc parmi ces gestes représentatifs pour la « caste ». Des promeneurs, d’ailleurs indiscernables, l’image ne retient que le débordement des chapeaux et le blanc éclatant des robes. Ce qui attire le regard du lecteur, c’est l’attitude matérialisée par cet endimanchement rituel et le mouvement des silhouettes laissant percevoir la joie et la détente festives.

                                                                                                               

Les photos-portraits retiennent, quant à elles, quelques figures « exemplaires » de l’enfance, en général les exceptions, les « figures » qui se distinguent à l’intérieur du groupe par leur non-conformisme et leur soif d’absolu qui s’exprime par une attitude surprenante et intrigante à la fois. Parmi ces figures, le père, la mère, la tante (l’« illuminée »), la grand-mère paternelle et le grand-père (« l’inventeur ») occupent une place privilégiée. La beauté, la créativité, l’audace, l’imagination, l’excès, le défi sont autant de « postures » révélées par ces images, autant de portraits d’ «irréguliers », autant d’avatars du moi profond de la narratrice qui retrouve dans ce passé les traces de sa vocation :

Ma tante illuminée, mon grand-père l’inventeur, j’aimais ces chasseurs de chimères, ces traqueurs d’absolu, ces irréguliers en rupture avec la morale de caste. Parce qu’ils se laissaient mettre au ban de l’opinion, je révérais en eux la liberté que longtemps je n’ai su reconnaître que fracassante et briseuse d’obstacles327.