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3. Poétique du trompe-l’œil : scénographies légitimantes

3.2. L’œuvre et ses doubles

3.2.2. Scénographies auctoriales dans les récits intimes et de fiction

3.2.2.3. Journal en partie double : glose et écriture autocritique

3.2.2.3.1. La culpabilité

Le processus d’extériorisation et d’examen de soi s’avère, au départ, douloureux pour la diariste. Le désir d’accéder à la vérité de soi – illustré par la quête d’authenticité – bute sans cesse sur le sentiment de culpabilité engendré par son geste qui touche inévitablement la mémoire de l’autre, en l’occurrence le mari défunt. D’ailleurs, comme Philippe Lejeune et Catherine Bogaert le démontrent dans leur ouvrage sur le journal intime, il s’agit de l’un des enjeux les plus importants de la publication d’un journal. Lever le voile sur soi-même et livrer ses secrets relève d’un choix personnel, tandis que

                                                                                                               

parler de la vie d’un tiers et émettre des jugements à son propos peut poser des problèmes d’ordre éthique292.

La greffe prend donc dans le journal de Lilar, mais non sans peine et sans remords. Le journal « doublé » commence par le récit d’un rêve dans lequel se mêlent et se confondent la souffrance provoquée par la vente de la maison conjugale, la joie suscitée par les retrouvailles avec l’être aimé et, enfin, la culpabilité liée au projet d’écriture d’un second journal. À de nombreuses reprises, la diariste avoue le sentiment de honte et les remords que provoque en elle l’acte de double profanation qu’elle commet, à savoir la vente de la maison conjugale et la « dissection », ou plus exactement l’analyse critique, du « cahier de maroquin rouge », le journal-baromètre de ses premières années de mariage293. Ses sentiments sont principalement déclenchés par la confrontation imaginaire avec le regard critique de l’époux, qui pourrait juger outrageante la remise en question tardive de la manière dont elle a vécu et interprété son amour, et ce, même si l’époux n’est pas rejeté comme objet d’amour (l’être ultimement renié et rejeté étant toujours elle-même). Ainsi, l’auteure saupoudre son journal-greffe de termes et d’expressions tirés du registre lexical de la culpabilité et de l’auto-incrimination, qui laissent transparaître les tourments occasionnés par la mise à nu du soi. Le journal apparaît alors comme un « livre détestable294 » une façon de parler qui lui aurait « déplu295 » et qui l’aurait « outré296 ». Pour la première fois, l’auteure assume de manière directe le déchirement que provoque en elle l’acte d’écrire. La scène énonciative mise en                                                                                                                

292 Voir Philippe Lejeune et Catherine Bogaert, Le journal intime. Histoire et anthologie, op. cit.

293 La mise en parallèle de ces deux gestes témoigne de la forte charge symbolique qui pèse sur l’entreprise

de l’écrivaine. Par son geste, celui d’écrire, ou plus précisément d’analyser le récit fragmentaire de son amour pour son époux, elle porte atteinte à l’édifice familial même.

294 Journal en partie double, op. cit., p. 163.

295 Ibid., p. 178. 296 Ibid., p. 182.

place par le journal donne ainsi à voir le combat qu’elle livre entre la nécessité d’écrire et le sentiment de culpabilité qu’engendre cette activité, essentiellement profanatrice. L’outrage, perçu à la fois comme une forme de violence infligée aux normes sociales et à l’image conventionnelle que l’auteure se fait d’elle-même, représente une étape obligée vers la libération par l’écriture et l’accès à une connaissance et à une expression véritable de soi-même. Le face-à-face des deux journaux permet également à la diariste de mieux illustrer le combat qu’elle a dû livrer tout au long de son parcours artistique entre la pression exercée par son milieu et son désir d’émancipation comme écrivaine.

Mais, à la volonté d’« incorporation » parfaite à son milieu297 qui définit ses premières années de mariage se substitue peu à peu l’attitude de défi et de non- conformité que trahissent au départ des petits gestes, comme le choix de la couleur d’une robe pour une soirée mondaine, rétrospectivement interprété par la diariste du journal- greffe comme un signe de revendication libertaire :

Alors que je me vêtais habituellement de façon austère […], j’avais fait le choix en vue de cette invitation, flatteuse pour nous, d’une superbe robe longue de couleur violette. Ce violet est peut-être dans ce journal la seule chose où je me reconnaisse aujourd’hui298.

C’est au prix de cette violence infligée à soi-même et à l’autre par son « activité critique » et sa « cruauté décapante » que la diariste arrive, à la fin de son parcours rétrospectif, à retrouver la paix. De manière symétrique, le journal s’achève avec le récit d’un autre rêve dans lequel à l’image culpabilisante du défunt époux se substitue le sentiment d’un amour enfin délivré de toute rhétorique et le sentiment de paix intérieure.

Cette nuit, rêvé très doucement et profondément d’A. J’étais à nouveau amoureuse de lui. Il semble qu’il y ait dans le monde aquatique du songe différents niveaux de profondeur.

                                                                                                               

297 Le journal « double » dissipe pourtant cette illusion. En effet, la diariste mûre fait l’aveu de sa difficile

intégration, voire du rejet qu’elle a ressenti : « Le corps social, qui déploie une sorte de génie lorsqu’il s’agit de détecter les irréguliers, m’avait reconnue pour un élément inassimilable. » (Suzanne Lilar, Journal

en partie double, op. cit., p. 201.)

D’où la difficulté parfois de remonter des grands fonds jusqu’au réveil. De quels abysses ai-je tiré celui-ci qui me ramenait aux temps premiers de mon amour ? Mais était-ce des temps premiers que remontait ce visage d’homme ni juvénile ni flétri ?

Et la tranquillité de cette rêverie ? Et cet amour hors du temps, enfin débarrassé de tout ce que j’avais ajouté de superfétations de rhétorique ou de fausse littérature. Soudain j’en reçois l’illumination, c’est grâce à l’activité critique, à sa cruauté décapante, que ma rêverie d’anima a pu aller exhumer, au terme de sa descente, cette image de l’amour désintéressé, de l’amour purifié, soustrait au mélange299.

L’écriture, en incitant le sujet à une activité réflexive et critique, prouve ainsi ses vertus cathartiques. Elle aide la diariste non seulement à se débarrasser du sentiment de culpabilité qui mettait un frein à son élan initial, mais également à redonner une autre vie, plus authentique (dans le sens que Lilar attribue à ce terme, c’est-à-dire délesté de tout artifice, de toute forme d’auto-illusion) à cet amour passé avorté.