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La mise en abyme de l’acte créateur

3. Poétique du trompe-l’œil : scénographies légitimantes

3.2. L’œuvre et ses doubles

3.2.2. Scénographies auctoriales dans les récits intimes et de fiction

3.2.2.1. Le divertissement portugais : le récit et son double

3.2.2.1.3. La mise en abyme de l’acte créateur

Le récit de Lilar, avec ce portrait critique de la figure de l’artiste qu’il comporte, reprend et parodie plusieurs topoï du roman d’amour. Ainsi, tout au long du récit, les gestes et les paroles du personnage principal sont commentés par le narrateur, qui ne se contente pas d’être une voix objective et extérieure, mais se fait aussi le porte-parole du spectateur. La présence des pronoms « on » ou « nous » à plusieurs endroits dans le texte contribue à cette confusion des points de vue. Qu’il adopte le point de vue du narrateur ou qu’il soit un simple récepteur, le spectateur-lecteur fait donc partie intégrante de la scénographie du récit qui consiste, entre autres, à mettre à nu des procédés et des artifices de la création.

Le récit est placé dès l’incipit sous le signe du romanesque et de l’illusion. Le pacte de vraisemblance est ainsi miné d’emblée. La narration, par le truchement de la voix narrative, fait ressortir le « romanesque » de l’intrigue et de ses protagonistes, comme on peut le constater dans l’extrait suivant, dans la façon dont le narrateur décrit le Prince :

Une certaine grâce dans la façon de ployer sa haute taille, une allure de lévrier toujours prêt à bondir, un regard qui savait se donner les apparences de la pensée, des cheveux blanchissant noblement et qui cernaient son front de leur fine écume, composaient à sa personne assez d’avantages pour enflammer l’imagination la moins prompte. Le Prince y joignait le prestige d’un nom illustre, le romanesque de sa naissance et – il faut tout dire –

les facilités d’une fortune considérable qu’il avait le bon goût de dépenser sans compter248.

On remarque dans cette description la récurrence des termes associés au champ lexical de l’illusion : « les apparences », « l’imagination », « le romanesque ». Le portrait qui s’ébauche demeure incertain ; c’est le mouvement et l’« esprit » du personnage que l’on aperçoit furtivement. Par la suite, le récit de ses origines, qui respecte en tous points les topoï romanesques de la généalogie noble, renforce l’aura factice flottant autour du personnage : « Son père, seigneur balte mi-reître, mi-poète, avait autrefois enlevé et séduit, âgée de seize ans, Mlle de C., fille unique d’un diplomate français249. »

Les descriptions de paysage qui occupent une place importante dans le récit, au point de faire concurrence à la narration, intensifient cette impression générale de récit de conte de fées. La richesse des détails, le plaisir que le narrateur semble éprouver à présenter avec minutie ce cadre foisonnant et fastueux où le paraître règne en maître, font de ces descriptions le pendant paysager de l’idylle en train de s’inventer. Cependant, les commentaires du narrateur, qui ponctuent de manière régulière le récit, rappellent à l’ordre le lecteur en soulignant le caractère fictionnel de l’histoire : « On sait que le régime de cette passion est celui du conte de fées250. » Plus on avance dans le récit, plus son caractère factice devient évident. La scène de la composition par Sophie de la double lettre qu’elle adresse à Joyce, mais également au Prince, représente une parodie de la lettre d’amour, mais également de l’emportement créateur :

À défaut de vivre son amour, Mme Laprade voulut au moins se concéder le plaisir de le raconter. Ne pouvant – et pour cause – l’avouer au Prince, elle choisit de le faire à Joyce qui était à côté. Ainsi se donnait-elle la satisfaction de frapper tout près du but. Elle se mit donc à lui écrire une longue lettre qui débutait par la description des fastes de Courcy. Nous nous sommes déjà acquittés de ce devoir – non sans ennui. Retenons seulement de

                                                                                                               

248 Ibid., p. 13. 249 Ibid. 250 Ibid., p. 90.

ce morceau de style que le Prince, très beau et chevauchant à la lueur des torches, s’y montrait dans tous ses avantages. Comme certains peintres de la cour, Sophie, trichant un peu sur la perspective, avait figuré un Guédraïtis très grand sur un fond où le château de Courcy se profilait fièrement mais en tout petit. Venait ensuite un passage plus intéressant. Ayant pris son parti du ridicule, Mme Laprade se jetait bravement à l’eau et même, elle poussait quelques beaux cris de religieuse portugaise : Hélas ! disait-elle, j’ai dû l’aimer du premier séjour à Lisbonne, pour la première fois si peu curieuse des choses251.

Le personnage, qui n’arrive pas à vivre une véritable histoire d’amour, se fait le devoir d’en inventer une dans les règles de l’idylle romanesque. Un peu plus loin dans le récit, les choix stylistiques de Sophie, et notamment son penchant pour les mots en italique – manière de les faire « saillir » du texte et sursignifier (ce qui rappelle une méthode souvent utilisée par Lilar elle-même, comme, par exemple, dans le Journal de

l’analogiste) – sont commentés de la manière suivante par le narrateur : « Ces mots

étaient soulignés. (Sophie, victime de son lyrisme, oubliait-elle qu’elle avait noirci plusieurs blocs-notes ?)252 » Quant aux métaphores auxquelles le personnage a recours pour décrire l’intensité de ses sentiments, le narrateur les qualifie de « jolie invention253 ». Le syntagme met donc une fois de plus l’accent sur le caractère fantaisiste de cette histoire d’amour qui, loin d’être une passion, semble se réduire à une « trouvaille » d’auteur. La banalité de l’épithète accentue par ailleurs cette impression de littérature « légère » en train de s’inventer.

La « scène » de la lettre, en tant que mise en abyme de la scénographie qui prend en charge le récit en train de se construire, tourne par conséquent en dérision non seulement quelques lieux communs du roman d’amour, mais aussi une série de topoï de la création : la sublimation (« à défaut de vivre son amour… »), le transport créateur (« elle poussait quelques beaux cris de religieuse portugaise »), le lyrisme et la                                                                                                                

251 Ibid., p. 114. 252 Ibid., p. 115. 253 Ibid.

transposition poétique (« Comme certains peintres de la cour, Sophie, trichant un peu sur la perspective, avait figuré un Guédraïtis… »). On reconnaît dans cette scène une caricature de la figure de l’auteure même ainsi qu’une critique adressée à la littérature vue comme un art mimétique. Lilar marque de cette façon sa distanciation par rapport à une telle vision de l’art qu’elle tente de miner de l’intérieur, en mettant en évidence ses failles. Son parcours littéraire confirme par ailleurs ce positionnement : dès ses premières créations, Lilar s’adonne à une pratique réflexive de la littérature pour laquelle l’un des enjeux principaux est la recherche de la forme idéale d’expression.

3.2.2.1.4. Les deux éthè du Divertissement portugais : une stratégie de légitimation

L’éthos adopté dans Le divertissement portugais suscite des interrogations concernant non seulement l’image de soi que l’auteur essaie de construire au moyen de la fiction, mais aussi concernant l’objectif recherché dans le cadre de cet exercice. Quel est le but de l’auteur qui crée son double fictif ? Selon Bernard Lahire254, la représentation de soi dans un texte découle nécessairement du désir de légitimité auctoriale. José-Luis Diaz, qui s’est également penché sur la question, considère la « scénographie auctoriale » comme une démarche qui témoigne de la « prise en considération [par l’auteur] de sa propre image publique255 ». Selon nous, le désir de légitimité de Suzanne Lilar s’inscrit en filigrane du portrait qu’elle trace de l’écrivain dans Le divertissement portugais. Par                                                                                                                

254 Bernard Lahire, Franz Kafka. Éléments pour une théorie de la création littéraire, Paris, La Découverte,

coll. « Textes à l’appui. Laboratoires de sciences sociales », 2010, p. 45.

255 José-Luis Diaz, « Quelle histoire littéraire ? », Revue d’histoire littéraire de la France, vol. 103, mars

2003, p. 515-535, [en ligne]. [http://www.cairn.info/revue-d-histoire-litteraire-de-la-france-2003-3-page- 515.htm] (page consultée le 6 juillet 2013)

contre, dans son cas, la légitimation auctoriale est conditionnée par la légitimation sociale. Dans ce but, Lilar se cache sous un double masque : celui de Sophie, par l’intermédiaire de laquelle elle se définit comme écrivaine, et celui du narrateur dont elle emprunte la voix (qui se confond souvent avec celle du public-lecteur), par l’intermédiaire duquel elle se définit socialement. En effet, la voix narratrice est très présente dans ce récit. Du on impersonnel en passant par le nous d’inclusion jusqu’au je auctorial (bien qu’encore timide), cette voix polyphonique se définit surtout en opposition avec la « voix » du personnage principal du récit. Toutefois, même si le narrateur se montre critique et ironique envers le personnage de Sophie et le récit en train de se construire, il adopte parfois une attitude conformiste et ressasse des clichés dans les commentaires et les interventions directes dont il ponctue le récit. Le commentaire256 fait par le narrateur à propos de la façon dont Sophie interprète l’agenouillement du Prince illustre bien pareille attitude : « Le Prince s’était agenouillé sur les dalles. Sophie, comme

la plupart des femmes257, confondait aisément le profane et le sacré. L’image de Guédraïtis agenouillé était pour elle une image amoureuse258. » Ces propos qui relèvent de la généralisation facile attestent d’une pensée conformiste et réductrice259. Par ailleurs, la tactique du narrateur qui consiste à assumer le point de vue éventuel du lecteur lui permet d’anticiper les nombreux reproches susceptibles d’être adressés au personnage, de s’en distancer et d’affirmer en conséquence sa propre prise de position : « Sans doute,

                                                                                                               

256 Ce commentaire rappelle certaines critiques des pièces de théâtre de Lilar et anticipe également les

critiques formulées à l’égard de La confession anonyme.

257 Nous soulignons.

258 Suzanne Lilar, Le divertissement portugais, op. cit., p. 58.

259 Nous nous demandons d’ailleurs si la description de cette scène par l’auteure (qui fait écho à la scène de

la prière de Livio dans La confession anonyme) et le commentaire qui l’accompagne n’étaient pas des moyens d’anticiper les critiques de La confession anonyme.

trouvera-t-on cette femme de quarante ans ridicule260 » ou bien : « Il y avait chez Sophie des délicatesses qui feront sourire261 » (nous soulignons). Ce double éthos qui définit la scène d’énonciation du Divertissement portugais permet à l’auteur de légitimer sa propre prise de parole sur la scène littéraire et sociale. En effet, ce récit, qui marque un moment important dans l’œuvre de Lilar (le passage vers l’écriture d’inspiration autobiographique), donne à voir une scénographie double qui balise le positionnement ultérieur de Lilar – défini par l’indétermination identitaire de l’auteur – sur la scène littéraire et sociale. Ce double éthos qu’elle construit par le biais de la distanciation ironique et du « ventriloquisme non critique262 » permettra à l’auteure, dans le contexte social et littéraire des années 1960 à 1980, de s’exprimer en tant qu’écrivaine sur la scène publique. Ainsi, lorsqu’elle parodie le roman d’amour en reproduisant ses topoï, Lilar – par le truchement du narrateur – prend ses distances par rapport à un genre littéraire dont elle veut se détacher. Également, à plusieurs étapes du récit, le narrateur met en évidence l’illusion que le personnage principal crée autour de lui et qui se reflète dans ses prises de parole. À l’opposé, il adopte en permanence un éthos de la lucidité et de l’ironie qui puise sa légitimité dans la complicité qu’il cultive avec le lecteur-témoin. Ces interventions, occasionnellement nourries de réflexions à portée universelle (le « ton » devient alors sentencieux), placent le narrateur dans une position de supériorité esthétique qui interdit d’emblée les poncifs de la romance au profit de l’analyse lucide et réfléchie. L’écrivaine Sophie, celle qui se laisse séduire par Paris, qui se laisse emporter par un lyrisme de                                                                                                                

260 Suzanne Lilar, Le divertissement portugais, op. cit., p. 104. Nous soulignons.

261 Ibid., p. 86. Nous soulignons.

262 Nous empruntons cette expression à Pierre Verdrager qui l’a utilisée pour parler d’une tendance qui peut

être parfois remarquée dans le discours critique. Cette tendance consisterait à reproduire les dires des auteurs sur leurs propres textes (Pierre Verdrager, Le sens critique. La réception de Nathalie Sarraute par

la presse, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 224). Nous l’utilisons ici pour désigner la reprise par la voix

pacotille (la mention des « beaux cris de religieuse portugaise263 » est éloquente) et qui vit d’illusions soigneusement entretenues, profile alors sa silhouette d’anti-modèle d’écrivain(e). Autrement dit, Sophie semble être l’écrivaine que l’auteure ne voudrait pas être. Toutefois, comme nous l’avons déjà mentionné, cette double scénographie du

Divertissement portugais permet également à l’auteure de se positionner sur la scène

sociale. En parodiant l’idylle de Sophie, en critiquant l’univers illusoire qu’elle tisse autour d’elle, en montrant l’échec de sa tentative de vivre un faux amour et son implacable retour à l’ordre traditionnel (au moyen de la scène finale de « possession conjugale »), l’auteure essaie de se protéger à l’avance contre les accusations d’atteinte à la morale264. Pourtant, le mimétisme du narrateur qui reproduit une série de clichés sociaux265 sans faire preuve d’esprit critique sème le doute sur l’authenticité de sa prise de position. L’aplomb avec lequel la voix narrative énonce ces clichés laisse plutôt croire qu’il s’agit d’un masque, d’un éthos feint que l’auteure aurait mis de l’avant pour mieux se défendre, mais aussi pour mieux marquer sa prise de distance par rapport à une telle vision.

                                                                                                               

263 La référence renvoie d’ailleurs clairement aux Lettres d’une religieuse portugaise (1969) attribuées à

Guilleragues dont Sophie tente de feindre l’intensité de la passion lorsqu’elle rédige ses propres missives d’amour.

264 La confession anonyme, par exemple, tant qu’elle bénéficie du couvert de l’anonymat, ne fait pas l’objet

d’une précaution particulière. Cependant, lorsqu’elle est rééditée avec la signature de l’auteure, la préface allographe s’impose. Elle permettra à l’auteure de préparer sa défense et de préciser sa prise de distance par rapport à l’histoire racontée.

265 Le récit de Suzanne Lilar et l’usage qui y est fait du stéréotype rappellent le roman Olivia publié en

1936 par sa prédécesseure Madeleine Rey. Dans ce roman, comme dans le récit de Lilar, les stéréotypes abondent, autant sur le plan stylistique que sur le plan du contenu. C’est justement à cause de cet usage fréquent du stéréotype que l’ouvrage de Madeleine Rey suscitera un accueil contradictoire : d’une part on l’assimile à un roman d’imitation de l’esthétique romantique, d’autre part on en fait une lecture au second degré. Mais, comme Jean-Louis Dufays le démontre dans sa lecture du roman Olivia, c’est le stéréotype qui, en raison de sa double acception, contribue à assurer la littérarité du texte. Selon l’auteur, « les stéréotypes occupent une place de premier choix, puisqu’il apparaît que, pour se faire littéraire, la lecture doit commencer par préserver l’ambivalence et la réversibilité virtuelle des schèmes figés de la pensée et du langage […] ». (Jean-Louis Dufays, Stéréotype et lecture. Essai sur la réception littéraire, 2e édition actualisée préfacée par Vincent Jouve, Bruxelles, Peter Lang, collection « ThéoCrit », 2011, chapitre 2, « L'enjeu des stéréotypes dans Olivia de Madeleine Ley », p. 342.)

La posture d’auteur que Lilar ébauche dans Le divertissement portugais sera déclinée de différentes manières tout au long de son parcours littéraire et social. En effet, sa manière de représenter la figure de l’écrivain et l’acte créateur dans ce roman témoigne du souci de l’auteure de prendre en charge son image publique. Une fois qu’elle aura fourbi ses armes (son entrée à l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique en 1956 et les quelques prix reçus ont fait de Lilar un auteur consacré), l’écrivaine prend conscience des difficultés qu’entraînent son double rôle sur la scène publique266. La posture qui s’ébauche dans ce récit (au moyen des deux éthè mis en évidence précédemment) est marquée par l’ambiguïté. Préoccupée par sa crédibilité sociale et littéraire, l’auteure adoptera désormais un double statut social qui se traduira sur le plan littéraire par une posture textuelle à double portée. D’une part, sur la scène littéraire, elle cherchera à cultiver une image d’écrivain avec toutes les caractéristiques qui s’y rattachent : un certain degré de non-conformisme et de distanciation envers la société et ses normes. D’autre part, sur la scène sociale, elle sera soucieuse d’être à la hauteur de son statut d’ex-avocate et de femme de ministre, et elle se conformera aux normes en vigueur. Le caractère inconciliable des deux postures a cependant obligé Lilar à opter pour le double « jeu », le double masque, cultivant ainsi une prise de position ambiguë, voire contradictoire. En effet, en fonction du moment de sa carrière et surtout du contexte de réception de ses œuvres qu’elle arrive à bien saisir, Lilar mettra de l’avant le lien dissécable entre l’œuvre et la vie ou, au contraire, leur écart.

                                                                                                               

266 La fille de Suzanne Lilar, Françoise Mallet-Joris, a d’ailleurs choisi, contrairement à sa mère, de se

3.2.2.2. La confession anonyme ou la quête d’une « scène » de parole légitime