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Le dédoublement de soi et l’expérimentation des possibles

3. Poétique du trompe-l’œil : scénographies légitimantes

3.2. L’œuvre et ses doubles

3.2.1. Figures du double dans le théâtre

3.2.1.1. Le dédoublement de soi et l’expérimentation des possibles

La question du double et du dédoublement de soi dans la création sont au cœur du

Roi lépreux. Dans la préface de la pièce (qu’elle a avoué avoir écrite ultérieurement),

forme d’aliénation, constitue une expérience enrichissante et bénéfique pour le sujet, auquel il permet d’explorer l’infinité des possibles, pourvu que cette expérience soit consciente et qu’elle n’entraîne pas la perte d’identité.

Dans la métaphysique occidentale de Platon à nos jours, l’expérience du double relève généralement d’une tentative de mise à l’écart du réel dans le but de sortir de l’immédiateté et d’atteindre le monde du représentable ou de l’idéal. Suzanne Lilar prend ses distances par rapport à cette conception, mais ne s’en détourne pas totalement. Ainsi, dans la préface du Roi lépreux, intitulée Dans le monde des doubles, elle expose sa propre conception du double, qui ne se définit plus uniquement comme une dématérialisation des êtres permettant le rapprochement de l’idéal (l’archétype jungien), mais constitue également une échappatoire contre l’imposture. À l’opposé des philosophes métaphysiciens, Suzanne Lilar ne croit pas que la re-présentation (ou le re- présentable) permette d’accéder à la vérité. Selon Lilar, le recours au procédé du dédoublement permettrait, par contre, de démasquer l’illusion que l’on met volontairement de l’avant, afin de mieux s’en affranchir : « Dédoubler le comédien, l’action, le personnage. Faire jaillir ensuite au-delà des apparences multipliées une vision affranchie de l’apparence222. » L’« exorcisme de l’apparence223 » et le « mensonge admis224 » permettent non seulement de rompre les illusions, mais aussi de faire œuvre de poésie et d’effleurer la vérité, objet ultime de la quête artistique. La préfacière réitère aussi l’idée selon laquelle il n’est possible de saisir la vérité qu’à l’instant unique et irréversible où le masque de l’illusion est retiré. À l’instar du trompe-l’œil (figure qui,                                                                                                                

222 Suzanne Lilar, Théâtre, Bruxelles, Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique,

1999, p. 321.

223 Ibid., p. 322. 224 Ibid., p. 318.

avec l’analogie, est au cœur de la réflexion menée dans le Journal de l’analogiste), le double est, pour Lilar, l’une des voies privilégiées vers la vérité et la connaissance de soi : « Par-delà l’illusion, cent fois dénoncée, je pourrais espérer voir apparaître la vérité, c’est-à-dire la poésie. Par-delà le mensonge admis, convenu, j’offrirais au spectateur la connivence au lieu de la duperie225. » Avec la force d’un manifeste, cette préface installe les balises du positionnement esthétique et idéologique de Suzanne Lilar. La surenchère de l’artifice et l’amplification de l’illusion deviennent ainsi les figures clés d’une démarche littéraire fondée sur la mise en scène de la fiction avec la complicité lucide du spectateur-lecteur. Dans cette voie artistique tracée par la préfacière et qui est censée mener à la découverte de la poésie-vérité, on reconnaît sans faute la future analogiste et son apologie des analogies révélatrices.

Par ailleurs, les querelles permanentes autour de la représentation qui, dans Le roi

lépreux, opposent l’auteur, le metteur en scène et les acteurs sont souvent alimentées par

la question du rapport au double de soi (en l’occurrence, le personnage mis en scène dans la pièce). Le personnage de l’auteur (on reconnaît ici la figure de Lilar qui est mise en abyme) plaide pour le dépassement de soi par le truchement d’un double idéal auquel le créateur, l’acteur ou le spectateur peuvent temporairement s’identifier, tandis que le metteur en scène et l’acteur (Gilbert) ont plutôt tendance à se projeter dans l’Autre (en l’occurrence le personnage de la pièce) et à interpréter le personnage comme une sorte d’avatar d’eux-mêmes. Deux points de vue, mais en même temps deux visions de l’art dramatique s’opposent dans la pièce : le premier (qui s’exprime par le truchement du personnage de l’auteur), selon lequel le dédoublement apparaît comme une forme de voyage hors de soi ou de dépassement de soi (le personnage auquel s’identifie l’acteur ou                                                                                                                

le spectateur serait une représentation idéale de lui-même) et le second (exprimé par le personnage du metteur en scène et par l’un des acteurs principaux de la pièce), qui perçoit le double comme une prolongation de l’image de soi. L’exemple suivant, très éloquent, illustre cette confrontation directe entre les deux points de vue :

Karloff

Notre cher poète croit à la sainteté de son personnage. Je serais plus tenté, quant à moi, de le considérer comme un cas pathologique.

Gilbert

C’est votre roi qui est bourré de complexes.

L’Auteur, mécontent

Monsieur Marchand… Vous en faites un moderne. Au nom du ciel, cessons de tout rapporter à nous-mêmes. […]

Vous disiez, Monsieur Marchand, que dans cette pièce chacun de vous a son double. Au théâtre, chaque spectateur vient chercher son double, mais un double radieux, idéal226.

On peut remarquer dans cet échange de répliques non seulement deux visions différentes de l’art dramatique qui opposent les protagonistes de la pièce, mais également la mise en scène d’une polémique qui a souvent animé la grande scène de la littérature227. En effet, la structure polyphonique de la scène d’énonciation théâtrale permet à la dramaturge de relancer un débat qui lui tient à cœur et qui porte sur la relation entre l’œuvre et le réel (à savoir la vraisemblance historique du personnage), et entre l’œuvre et son créateur. Le personnage qui représente l’auteur, sans défendre la cause d’un théâtre historique qui mise uniquement sur la vraisemblance du cadre et des personnages, s’oppose cependant à toute tentative d’interprétation de la création comme exutoire des tourments de son créateur ou des participants actifs à sa mise en scène.

                                                                                                               

226 Suzanne Lilar, Le roi lépreux, dans Suzanne Lilar, Théâtre, op. cit., p. 350-351.

227 D’ailleurs, Tous les chemins mènent au ciel captaient déjà l’écho d’un autre débat de l’époque centré sur

la question du rapport de la Belgique à la France. Les répliques de la jeune novice flamande éprise du Chevalier (ennemi et Français de surcroît) montrent explicitement ce rapport amour-haine qui lie la Flandre et à ses voisins français : « Oh ! Messire, on peut être double. On peut aimer et haïr. Il m’arrive de penser que la Flandre est aussi double. Elle se défend d’aimer la France parce qu’elle y est portée. Beaucoup naissent ainsi au pays de Flandre avec un double amour au cœur. Tout le reste est politique. » (Tous les

Le brin de sympathie dont la dramaturge entoure le personnage de l’auteur qui, dépossédé de sa propre œuvre, devient l’objet de la risée de ceux qui se la réapproprient inadéquatement, laisse soupçonner sa propre prise de position. Elle semble rejoindre celle du personnage qui incarne son propre statut, le personnage de l’auteur.