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Le journal réfléchi

3. Poétique du trompe-l’œil : scénographies légitimantes

3.2. L’œuvre et ses doubles

3.2.2. Scénographies auctoriales dans les récits intimes et de fiction

3.2.2.3. Journal en partie double : glose et écriture autocritique

3.2.2.3.4. Le journal réfléchi

Remettre en question les genres littéraires, se détourner des sentiers battus de la pratique littéraire (de son époque) semble être une attitude constante chez Suzanne Lilar. Après s’être essayée au théâtre « essayistique » et à l’essai autobiographique, elle s’attaque à un genre a priori contestable dont elle mine la légitimité esthétique et la fiabilité éthique. Les gloses qui sont greffées au journal d’origine autorisent la diariste à en finir avec les divers masques de soi dont regorge l’écriture quotidienne du journal. Lucide et intransigeante, elle lève le voile sur le tissu d’illusions qu’orchestre la jeune diariste et qu’elle nourrit par la mise en récit d’elle-même au moyen de son journal. Les commentaires du journal-glose sont éloquents :« “Être vrai avec ce que j’éprouve” – alors que je ne me réserve même pas la liberté d’acquiescement –, “ne pas tricher avec

                                                                                                               

ma sensibilité“ alors que mon langage même est emprunté305 ! » Seuls l’écoulement du temps et la décantation du vécu qu’il rend possible conduiraient la diariste à un texte allégé de toute fausse rhétorique dans lequel l’empreinte de sa propre pensée ne serait plus effacée par l’empreinte du discours de l’Autre.

La glose et la réflexion critique qu’elle entraîne aident également la diariste à dénicher dans le bric-à-brac du passé les moments marquants de son existence ainsi que les révélations qui guident son parcours et qui le définissent. Pareils « moments » résistent d’ailleurs au procès d’épuration critique et assurent la continuité dans le temps de cette trace si éclectique de soi. Le discours sur « Le mensonge comme source de droit » de Josserand fait partie de ces moments. La glossatrice, avec la lucidité dont elle fait preuve rétrospectivement, intègre ce moment dans la catégorie des rencontres – carrefour de sa pensée.

Cependant, la glose, et le travail de délestage qu’elle permet d’entreprendre, donne le coup d’envoi à une entreprise plus significative. Ainsi, en séparant le bon grain de l’ivraie, elle sépare également l’accidentel du permanent et de ce qui est implicitement définitoire de la trajectoire existentielle d’un sujet. De plus, à partir de la trace fragmentée de vécu laissée par le journal d’origine, elle procède à un ordonnancement de son parcours existentiel dont elle dévoile les cycles. Le travail réflexif qu’autorise la glose ouvre par conséquent les portes de la maîtrise de son passé et, implicitement, de sa vie. En dit long cette note datée d’avril 1979 :

Resongeant aujourd’hui à ma vie – je l’entends de la période s’étendant de mon enfance à ma vieillesse –, je m’étonne de son caractère cyclique, tantôt dominée par l’esprit masculin de compétition et de conquête (ces humanités achevées en dix mois pour faire aussi bien ou mieux qu’une autre, ces études de droit menées tambour battant, ce chemin que je me fraie au barreau), par la contestation des valeurs établies […], tantôt vouée à

                                                                                                               

l’acquiescement, à la docilité, à la soumission, comme si, refoulé, le Féminin en moi eût pris sa revanche306.

Le face-à-face entre le journal-glose et le journal initial met en évidence le changement du sujet ainsi que les constantes de son parcours de vie. L’image de soi reflétée par les notes passées, rejetée dans un premier temps, au fur et à mesure que la lecture-écriture avance, commence à être acceptée et intégrée dans un parcours dont le sens s’inscrit dans cette évolution permanente du moi.

3.2.2.3.5. Sur les traces d’une poétique et d’une éthique auctoriales

Au moyen de cette tentative de ressaisissement d’elle-même, la diariste cherche également à retrouver les signes de sa vocation ultérieure d’écrivaine. La pratique du droit devient alors une forme d’expression de sa liberté et l’unique manifestation de résistance à l’épreuve de l’authenticité durant cette période de son existence assombrie par le conventionnalisme et l’automutilation :

Sans le savoir et tout en travaillant pour mon mari, je m’affirmais et même je me dédommageais de ma soumission. Ainsi, dans mon accomplissement personnel, le droit curieusement était-il venu supplanter ce cheminement mystique qu’avant notre mariage j’avais poursuivi à travers l’amour307.

Le droit lui offre non seulement une échappatoire ; il représente le terrain sur lequel s’exercent ses compétences artistiques et, notamment, sa propension à l’imagination et son goût de l’abstraction :

Jamais il ne me fera préparer un dossier pénal, me réservant plutôt les domaines encore partiellement inexplorés du droit international et du droit fiscal qui laissent du champ à l’imagination. Que je regrette d’avoir égaré ces travaux, l’un entre autres, recommencé cinq à six fois suivant une recette appliquée plus tard à mes livres. Je me souviens qu’il

                                                                                                               

306 Ibid., p. 167-168. 307 Ibid., p. 203.

satisfaisait secrètement mon goût de la beauté, mais surtout mon penchant à l’abstraction, cette part virile de moi-même si complètement sacrifiée dans le mariage308.

La confrontation entre le passé du premier jet et le présent caractérisé par la maturité de la réflexion permet d’ébaucher progressivement une poétique et une éthique de l’écriture. Si la démarche esthétique, caractérisée par l’épuration permanente de la forme, s’ébauche dès le premier journal, l’éthique de l’écriture ne peut pas encore être observée à ce stade. L’emprise qu’exercent sur la diariste d’antan la morale et le discours d’imitation ne lui permet pas de s’évader des limites d’une réflexion d’emblée déformée et truquée. Ses critiques sont exclusivement orientées sur la morale considérée comme « une forme de dégradation de l’éthique au niveau des conduites ». Elle oppose ainsi la morale de l’écriture qui domine ses notes de jeunesse, laquelle témoigne d’une soumission aveugle aux conventions sociales, à l’éthique de l’écriture qu’elle a réussi à atteindre dans sa maturité, laquelle renvoie à la liberté artistique :« Je suis loin en 1930 de concevoir une éthique de l’écriture. Mon propos demeure désespérément moral, c’est- à-dire profane […]309 ».

Les balises de son positionnement esthétique sont définies au tout début du journal par la référence à Gide et à Barrès. Les deux auteurs, emblèmes d’une esthétique de jeunesse, sont relégués par l’auteure mûre et avertie du second journal au rang d’anti- modèles. Sa critique cible autant le style de ces auteurs caractérisé par la préciosité et l’« esthétisme frelaté » qu’un certain culte du moi présent dans leur écriture au détriment de l’authenticité et de la sincérité :

Pourquoi ce que je viens d’écrire me fait-il irrésistiblement songer à un mauvais roman de Gide ? Pourtant, c’est Barrès, et non Gide, que je viens de rencontrer dès ce début de

                                                                                                               

308 Ibid. 309 Ibid., p. 214.

Journal […]. Qu’ai-je bien pu emprunter à ce faux maître dont les réussites les plus éclatantes laissent derrière elles comme un arrière-goût d’esthétisme frelaté310 ?

Mais la diariste ne se contente pas uniquement d’exprimer son parti pris esthétique. Le journal présente, en germe, une ébauche de méthode d’écriture qui, appliquée intuitivement pendant la période de jeunesse, est érigée en modèle par la diariste mûre :

Si peu que je me reconnaisse dans les pages de ce journal, je ne puis m’empêcher de noter cette ébauche de méthode. Donc je sais qu’il y a des mots inspirés, des phrases ou des tours de phrases « donnés pour rien ». Je sais aussi que l’inspiration peut être forcée, qu’il existe pour elle une sorte de fécondation artificielle, le mot engendrant le mot, mais cette opération suppose un déchet et donc son élimination critique311.

Le Journal en partie double permet au lecteur d’entrouvrir la porte de l’atelier d’écriture lilarien. L’auteure y dévoile, entre autres, les mécanismes de transposition littéraire du matériel autobiographique. Conçu comme une superposition de miroirs sur la matière brute de la vie, le journal se construit en deux temps. Si l’impulsion donnée au départ n’est que représentation narcissique de soi, déformée, « rouée », contrefaite donc, une rectification ultérieure élimine l’accidentel et le factice au profit d’une réflexion qui vise le « degré zéro » de vérité. Cette mise en parallèle de deux journaux qui prennent le pouls de deux moments cruciaux de son parcours (la période qui précède l’activité créatrice et celle qui la clôt) permet également à la diariste de mieux saisir la métamorphose du « je » catalysée par l’acte créateur.

Dans l’ouvrage intitulé Cher cahier312, Philipe Lejeune montre que le journal, genre de l’intime s’il en est un, accède à un statut littéraire uniquement si l’auteur décide de le publier de son vivant. Cependant, même si Suzanne Lilar a publié son Journal en

                                                                                                               

310 Ibid., p. 164. 311 Ibid., p. 213.

partie double, elle ne semble pas souhaiter qu’un statut littéraire lui soit accordé. En

l’occurrence, le Journal a uniquement été publié dans un ouvrage collectif consacré à l’analyse et à l’interprétation de l’œuvre de Lilar. L’absence de publication officielle en dit long sur la place connexe que Lilar assigne d’emblée à un journal pour l’essentiel inscrit dans la démarche critique du volume qui l’accueille : présenter le point de vue de l’auteure sur sa vie et son parcours artistique afin de tracer (une fois de plus !) des pistes en vue de la réception de son œuvre. Nous sommes d’avis que l’intérêt essentiel du

Journal réside toutefois dans la double perspective offerte sur la posture d’écrivain qu’il

met en scène. Le Journal nous donne à voir, par l’intermédiaire des voix décalées des deux diaristes, l’écrivaine en germe, encore trop refermée sur elle-même et complètement assujettie aux normes sociales, d’une part, et l’écrivaine mûre, critique et frondeuse, d’autre part. En effet, Suzanne Lilar y assume directement et pour la première fois le tiraillement qui marque son entrée en écriture. Toute déchirée entre son désir d’ascension sociale et d’épanouissement personnel, entre la culpabilité qu’entraîne son obligation de souscrire aux normes sociales et la joie que lui procure son insoumission, Suzanne Lilar emprunte une trajectoire artistique qui semble avoir été jalonnée de combats, d’hésitations et de désirs contradictoires.

3.2.2.4. Réécriture et double photographique dans À la recherche d’une enfance