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La scène judiciaire de la confession

3. Poétique du trompe-l’œil : scénographies légitimantes

3.2. L’œuvre et ses doubles

3.2.2. Scénographies auctoriales dans les récits intimes et de fiction

3.2.2.2. La confession anonyme ou la quête d’une « scène » de parole

3.2.2.2.2. La scène judiciaire de la confession

La scénographie construite par le récit suit le modèle du récit-confession. La narratrice livre le secret de son histoire d’amour à une confidente invoquée mais absente,

à laquelle est assigné un double rôle : celui de complice (elle-même ayant nourri auparavant un amour passionnel pour le personnage principal de l’histoire), mais également celui de juge, devant lequel la narratrice doit se justifier et trouver les arguments convaincants pour prouver le caractère exceptionnel et donc la légitimité de sa passion. Cette confidente directe mise à part, le texte est habité par la présence-absence d’une autre confidente, témoin de l’histoire, dont le point de vue et le jugement sont évoqués afin de mieux être récusés. La scénographie de la confession que le texte met en avant est ainsi soutenue par une scénographie d’un autre ordre : celle qui se veut judiciaire. En effet, la narratrice qui se confesse s’assoit d’emblée sur le banc de l’accusé : « Je verse à mon dossier le poids de cette confession qui vous fera rêver268. » L’expression, d’usage plutôt juridique (inutile de rappeler qu’à l’origine, la confession renvoie à la morale chrétienne), renforcée par le terme « poids », relègue la narratrice au rôle d’inculpée tenue de se justifier. Par contre, la mention « vous fera rêver » y ajoute un éthos de supériorité, voire d’arrogance à l’éthos de défense et de justification instauré initialement par le récit. Au moyen d’un dédoublement ventriloque, la voix narrative mime tout au long du récit les accusations que son destinataire-confident pourrait porter contre elle. D’ailleurs, le choix onomastique de son interlocutrice virtuelle – Virginia – ne nous semble pas innocent. Du latin virgo, virginis, la vierge, ce nom rappelle aussi celui de sainte Virginie et renvoie au rigorisme de la morale chrétienne dont la narrataire virtuelle incarnerait la lettre et l’esprit. Ce statut qui lui est assigné dès le début du récit par le nom qu’elle porte et le menu détail des rapports qu’elle entretient avec Livio (amoureuse de Livio, mais se refusant à lui, elle devient ultérieurement sa confidente privilégiée) font en sorte que son jugement et son point de vue sont remis en question.                                                                                                                

Celle qui en apparence pourrait être la confidente idéale (en raison de sa complicité amoureuse avec la narratrice) s’avère, en fait, incapable de saisir la portée et l’essence de cet amour qui est pour elle un amour manqué. La narratrice qui anticipe le jugement et le blâme jeté sur son amour par son interlocutrice fictive, symbole du « lecteur-juge », construit alors un discours défensif269 comme l’illustre le passage suivant :

J’en déduis un peu légèrement que j’aimais la peur. Ainsi ai-je pensé : j’aime les coups, la première fois que je reçus de Livio ces grandes gifles.

Une brute ! direz-vous. Ah ! non… Au contraire. Vous l’auriez vu caressant mon chien de ses grandes et belles mains… Mais dans l’amour, chaque fois cette comédie de violence, ces sévices rituels, la femme souffletée, quelquefois jetée à terre, les mains de l’homme s’acharnant à lui déformer le visage, comme s’il voulait le remodeler à son gré. Jamais plus heureux que lorsqu’il pouvait dire après à sa maîtresse : « Comme tu as été humble ! Comme tu t’es montrée timide ! »270

Habile rhétoricienne, la narratrice de la confession bâtit sa défense non seulement sur la réfutation des objections qui pourraient lui être adressées, mais également en faisant appel à l’empathie de son interlocutrice : « Vous avez aimé, Virginia, vous devez savoir que les difficultés, loin de décourager le zèle des amants, le provoquent à l’épreuve271. » Parfois, une pointe d’ironie s’immisce dans certaines interpellations, démasquant la curiosité malsaine de la confidente et, implicitement, celle du lecteur potentiel : « Vous enviez celles qui y sont allées voir. Vous aimez leurs confidences : — Était-il tendre ou brutal ? — Les deux à la fois, Virginia… — Savant ? expert ?

bravo ?...272 » La pertinence du jugement de l’autre interlocuteur de la voix narrative, à savoir le personnage de Inge, est également remise en question. En accusant Benvenuta                                                                                                                

269 Dans La scène judiciaire de l’autobiographie, Gisèle Mathieu-Castellani montre très bien comment il

est possible de déceler dans tout texte autobiographique ou à tendance autobiographique une scène judiciaire. Se positionnant toujours sur le banc de l’accusé – a fortiori dans une confession qui sert habituellement à avouer une faute – l’autographe fautif bâtit, à partir de cette position, son discours de la défense. (Gisèle Mathieu-Castellani, La scène judiciaire de l’autobiographie, Paris, PUF, 1996.)

270 Suzanne Lilar, La confession anonyme, op. cit., p. 39. 271 Ibid., p. 74.

de masochisme, Inge s’incrimine elle-même, car son comportement envers son chien pourrait lui aussi être qualifié de sadique :

Ce geste de l’agenouillement, de la prosternation, comme Inge en était indignée ! Elle sortait de grands mots, dont le plus bénin était masochisme. Il est vrai que j’aurais pu l’accabler d’un autre qu’on y associe généralement si j’avais eu la malignité de lui rappeler certaines confidences : ce Doberman qu’elle possédait et qui avait pris plaisir à ses coups. Il l’appelait la nuit jusqu'à ce qu’elle descendît, armée de la cravache, et le jour, lorsqu’il passait devant le chenil, il détournait la tête. Quant à elle, elle me l’a avoué, elle attendait le premier aboiement. Chaque nuit elle tapait plus dur. Le sentiment de culpabilité n’empêchait rien. Au contraire… Elle s’est mariée depuis, elle est devenue une femme très normale. Elle a donné le chien273.»

Cependant, la narratrice défend non seulement son positionnement idéologique par rapport à l’amour, mais également sa démarche esthétique. Dès les premières pages de la confession, le statut du récit est « négocié » : « Je pourrais, il est vrai, me vanter. Je le ferai sans doute. Mais il y a un ton de sincérité qui ne trompe pas274 ». Ces lignes marquent la double appartenance du récit au fictionnel et à l’autobiographique. Par contre, lorsque la narratrice évoque un « ton de sincérité qui ne trompe pas », elle exprime un parti pris pour le vraisemblable et non pour l’authentique. Par conséquent, c’est le « potentiel de vérité » qui est privilégié d’entrée de jeu au détriment de la vérité. L’histoire d’amour reconstituée et passée au crible du souvenir, de la subjectivité et de l’imagination, aurait ainsi plus de valeur que l’histoire vécue, selon la narratrice. L’affirmation de la supériorité du travail de reconstitution imaginative sur le vécu permet à celle-ci, et implicitement à l’auteure, de préparer sa défense contre d’éventuelles accusations d’atteinte à la morale et de bâtir en même temps un dispositif de légitimation esthétique. En effet, la rhétorique défensive et justificatrice qui sous-tend la scénographie de La confession anonyme vise à conquérir une double légitimité : idéologique, d’abord, en démontrant le bien-fondé de sa conception de l’amour, et esthétique ensuite, en                                                                                                                

273 Ibid., p. 39-40. 274 Ibid., p. 23.

justifiant le parti pris en faveur d’une certaine forme d’expression. Ainsi, lorsqu’une affirmation est censée être provocatrice (par exemple, quand la narratrice mentionne que son amour a été sans cesse disputé à Dieu), un avertissement accompagne le récit : « Je n’écris pas ces mots à la légère. Je sais tout ce qu’il y a de choquant, tout au moins dans l’apparence, à trouver dans la religion l’occasion de pareils rebondissements275 ». Quelques paragraphes plus loin, la narratrice défend aussi sa démarche esthétique en expliquant ses choix stylistiques :

Je n’emploie pas à la légère ces images de puits, de chute, d’enfoncement qui ne sont pas en contradiction avec celles d’amour astral ou d’autres se référant à l’altitude, mais impliquent seulement l’existence, maintes fois éprouvée par moi, d’un espace intérieur et d’une altitude à l’envers276.

Cette lucidité affichée avec constance se situe à mi-chemin entre une attitude de repentir (qui convient d’ailleurs à la confession comme genre littéraire) et la volonté d’assumer ses actes. L’usage de la litote négative contribue au maintien du flottement de sa position : « Je ne donne pas ma conduite pour vertueuse. Je vois bien ce qu’il y a de répréhensible dans cet entêtement que nous mettions à mêler sans cesse l’amour à la religion277 », affirme la narratrice. Lorsqu’elle n’emprunte plus le détour de la litote pour prendre en charge son geste et qu’elle accepte, en apparence, ses repentirs, il s’agit, en réalité, d’un autre faux-fuyant. Dans la suite de l’énoncé, elle interpelle de manière « diffamatoire » ses lecteurs enclins à qualifier pareille histoire d’amour de débauche, ce qui prouve le caractère factice de son repentir. Le « scandaleux », qui fait l’objet de déni est un terme qui laisse « entendre », en réalité, une autre « voix », celle du lecteur-juge : « (car moi qui ai écrit cette confession scandaleuse, j’aurais pu compter sur mes doigts le

                                                                                                               

275 Ibid., p. 115. 276 Ibid., p. 117. 277 Ibid., p. 124.

nombre de fois que Livio et moi… – mais il n’y a que les sots pour croire que la débauche favorise la volupté)278 ».