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L’identité en question

2. Le champ littéraire belge de 1940 à 1980

2.1. Enjeux esthétiques et identitaires

2.1.5. L’identité en question

Les années 1960 constituent un tournant dans l’histoire sociale et littéraire de la Belgique sous plusieurs points de vue. Sur le plan socio-historique, on constate l’aggravation des conflits intercommunautaires. Les querelles linguistiques qui secouent la Belgique durant cette période entraînent la scission de l’Université de Louvain (qui prendra les noms de Katholieke Universiteit Leuven et Université de Louvain) en 1968. Par ailleurs, la Flandre prend son essor économique, tandis que la Wallonie régresse progressivement. Le règne du français comme langue de la culture au nord et au sud du pays touche ainsi à sa fin. L’existence même de la Belgique comme État fédéral est sérieusement remise en question. Si l’État et les institutions en place s’acharnent encore à tenir un discours unioniste, de nombreux écrivains et intellectuels belges commencent à prendre position contre toute forme de discours qui, à leurs yeux, occulterait les réalités

du pays. Les écrivains renoncent ainsi pour la première fois à leur amnésie historique pour prendre position sur l’histoire tant controversée de la Belgique. Cette génération d’écrivains est d’ailleurs appelée la « génération identitaire150 » parce que ses interrogations et ses réflexions tourneront surtout autour de la notion de « belgitude ». Ce concept de « belgitude » lancé dans la revue Nouvelles littéraires en 1976 par le sociologue Claude Javeau a soulevé un tollé à l’époque. Marc Quaghebeur en fait le commentaire suivant dans son Alphabet des lettres belges de langue française :

Loin de s’apparenter à une quelconque exaltation nationaliste, ce mot désigne une appartenance jusque-là déniée et propose une esthétique qui accepterait enfin de nommer le pays qui l’a produite. Révélateur de l’aliénation et de l’irréalisation auxquelles ont pu mener une culture vidée de toute substance et une politique élaborée en dehors d’une véritable dialectique sociale, ce terme aux connotations douloureuses et aux relents nostalgiques ressemble étrangement à un sursaut désespéré de la désexistence151.

Forgée sur le modèle de « négritude », cette notion désigne, dans la vision de Marc Quaghebeur, une absence, un creux identitaire artificiellement masqué par un discours politique mensonger qui brandit l’idéal inatteignable d’un État - nation.

L’attitude des gens de lettres de l’époque, qu’elle se traduise par l’affirmation (et l’appropriation) de cette identité problématique, par un discours ironique, voire détaché, ou par la dénégation et le refus de toute appartenance à la Belgique au nom d’une appartenance linguistique (on habite la langue, mais pas le pays), témoigne du fait qu’ils se sont appropriés cette crise identitaire qui ne cessait de s’aggraver.

Ces trois attitudes reflètent des réalités indéniables propres au champ de production littéraire belge152. Primo, plusieurs facteurs empêchent l’écrivain belge de                                                                                                                

150 Denis et Klinkenberg, La littérature belge. Précis d’histoire sociale, op. cit., p. 248.

151 Marc Quaghebeur, Alphabet des lettres belges de langue française, Bruxelles, Association pour la

promotion des lettres belges de langue française, 1982, p. 199.

152 Bourdieu conteste l’existence d’un champ littéraire belge. Dans un article paru dans Études de lettres en

1986, intitulé « Existe-t-il une littérature belge ? », il laisse entendre que ce n’est qu’un leurre. Parce qu’elle est fondée, selon lui, sur une double illusion – un tempérament littéraire construit à partir de l’image

l’époque de se faire connaître dans son propre pays, ce qui s’explique par la pénurie des maisons d’édition, la méfiance des éditeurs par rapport à la production locale et l’ignorance du public qui n’apprécie et ne lit que les œuvres préalablement encensées par Paris153. Secundo, les institutions d’enseignement occultent la littérature « nationale » au profit exclusif de la littérature française. Or, tel que Jacques Dubois l’a montré, l’enseignement des lettres joue un rôle dans le processus de légitimation154.

Plusieurs écrivains engagés adoptent la première attitude, qui consiste à assumer cette crise identitaire et l’histoire de la Belgique sans tabou, tout en reconnaissant que l’histoire, dans toute son absurdité, ne peut donner lieu à aucune forme d’appropriation. Pierre Mertens, écrivain et observateur du droit international, d’une part, et Marc Quaghebeur, écrivain, critique et commissaire au livre de la Communauté française de Belgique, d’autre part, comptent parmi les grandes figures de militants. Mertens publie

Les bons offices en 1976, roman qui provoque énormément de réactions, tant positives

que négatives. Par contre, les critiques littéraires considèrent unanimement que le roman est emblématique de la génération identitaire. L’Histoire, vécue sous le signe de l’incontrôlable et de l’insaisissable par le héros principal, Pierre Sanchotte, est présente, visible et descriptible ; elle n’est plus tout simplement la toile de fond de la vie des

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                         

littéraire du « tempérament régional » – cette littérature semble reposer dans ses fondements sur des sables mouvants. (Pierre Bourdieu, « Existe-t-il une littérature belge ? Limites d’un champ et frontières politiques », Études de lettres, vol. III, 1985, p. 3-6.)

153 Le numéro de la Revue Générale de février 1998 portant sur « L’édition littéraire en Belgique

francophone » s’ouvre par un « Petit dialogue pour illustrer les conditions de la vie littéraire en Belgique » inventé par l’auteur Alexis Curvers. Ce dialogue fictif met en évidence les difficultés éprouvées par l’écrivain belge. Le dialogue relève, sur un ton satirique, les nombreux obstacles qui se dressent devant tout écrivain qui essaie de se faire valoir dans son propre pays. « À qui la faute ? » demande naïvement le personnage de l’auteur dans le dialogue de Curvers. « Aux libraires […] aux critiques […] aux lecteurs […] aux pouvoirs publiques […] aux auteurs », lui répond l’éditeur (Alexis Curvers, « Petit dialogue pour illustrer les conditions de la vie littéraire en Belgique », Revue Générale, no 2, février 1998, p. 10).

154 Voir Jacques Dubois, L’institution de la littérature : introduction à une sociologie, Bruxelles, Labor,

personnages, mais un sujet de réflexion et d’interrogation155. Jean Louvet et René Kalisky expriment par ailleurs la même vision de l’Histoire, mais au théâtre.

Le discours et la démarche d’intellectuels et de critiques engagés comme Marc Quaghebeur ou Jacques Sojcher156, qui plaident en faveur d’une littérature belge distincte de la « grande » littérature française, ont une portée plus politique et sont plus lourds de conséquences. Leur discours critique permet d’esquisser un « profil identitaire » de l’écrivain belge, contraint de définir sa position dans le champ littéraire en regardant toujours du côté du centre parisien. Être un écrivain belge n’a plus grand-chose à voir avec l’appartenance territoriale, mais constitue plutôt une prise de position esthétique forte qui se distingue du modèle hexagonal, généralement caractérisé par le conformisme et le respect des canons et des règles. Par ailleurs, dans les années 1990, Marc Quaghebeur lance le terme d’« irréguliers » pour parler de la Belgique comme pays d’irréguliers. Ce terme connaîtra un grand succès. L’irrégularité est conçue par le critique comme une déviation par rapport à une certaine forme d’esthétisme.

Cependant, dire l’Histoire, franchir cet interdit n’amène pas l’écrivain des années 1960–1980 à mieux se définir en tant que citoyen belge. La quête d’une identité nationale le laisse toujours sur sa faim. Il ne peut qu’affirmer les contradictions, les difficultés, les incompatibilités inhérentes à sa belgitude. Le seul lien collectif possible résiderait dans l’existence d’une « unité » esthétique. Les termes « fantastiqueurs », « irréguliers », « belgitude », au-delà de la nécessité de tracer les frontières d’une littérature « belge », expriment le besoin de se forger une identité. Soutenu par une campagne de promotion                                                                                                                

155 L’avènement de l’Histoire dans la littérature a été annoncé, selon Marc Quaghebeur, par la publication

en 1960 de la pièce de théâtre d’Henri Bauchau, Gengis Khan. (Marc Quaghebeur, Balises pour l’histoire

des lettres belges, op. cit., p. 293.)

156 Un numéro spécial de la Revue de l’ULB intitulé La Belgique malgré tout, qui paraît en 1980 sous la

des lettres belges (est d’ailleurs créée en 1980 une instance para-étatique chargée de la diffusion et de la subvention des lettres belges appelée La promotion des lettres), ce discours tenu par la critique littéraire contribuera à la création d’un succédané identitaire. L’autodérision caractérise la deuxième prise de position. Les écrivains qui tiennent ce type de discours – rattachés pour la plupart à des mouvements d’avant-garde – assument leur identité problématique tout en prenant avec elle une certaine distance teintée d’ironie et de ludisme. Ainsi est publié un numéro spécial de la revue du mouvement d’avant-garde Daily-Bul intitulé Essai d’analyse stéthoscopique du continent

belge157. La page de couverture est ornée d’un « Manneken Pis » ; sur la première page, entre deux énoncés aphoristiques (« Victoire, dit-il, je suis inoffensif » et « Sois belge et tais-toi »), une carte du royaume reproduit fidèlement la carte exacte de l’Europe à l’intérieur du triangle national. Le numéro contient également des citations d’auteurs belges, des clichés sur l’identité belge empruntés à des journaux belges et des variations textuelles et iconographiques sur le thème de la frite. Françoise Colin, philosophe et romancière rattachée à l’esthétique du Nouveau Roman, pratique elle aussi l’autodérision. La narratrice de son roman Rose qui peut s’inclut dans la description de son pays et explique la relation qu’elle entretient avec celui-ci de la manière suivante : « Vous voyez comme on est gais en Belgique. Tous les gens sont ainsi dans mon pays, toujours contents, la chanson à la bouche. C’est un bien beau pays que mon pays ; voilà qui existe. On dit : c’est petit. Petit, mais gentil158 ».

Enfin, certains écrivains de l’époque choisissent de vivre et de publier en France, si bien qu’ils renoncent à toute forme d’identification collective. Les propos qu’Hubert                                                                                                                

157 Essai d'analyse stéthoscopique du continent belge (numéro spécial), Daily-Bul, n° 10, mai 1964. 158 Françoise Collin, Rose qui peut, Paris, Gallimard, 1962, p. 25.

Juin a tenus en novembre 1976 dans une entrevue accordée au Magazine Littéraire dans le cadre du dossier intitulé « La Belgique : un panorama littéraire159 » illustrent cette tendance de manière très éloquente. L’écrivain nie tout d’abord toute forme d’appartenance territoriale et nationale. « Je ne suis pas d’un pays, je suis d’un langage160 », dit-il. Il parle de la nécessité d’habiter une langue et non pas un pays. De ce point de vue, la France ne représente pas pour lui une forme d’exil. Elle est une nécessité, un passage obligé pour tout écrivain qui veut vivre de sa plume, parce que les conditions de la vie littéraire française facilitent la tâche de l’écrivain. « Ici est mon travail », affirme Hubert Juin. L’acte d’écrire dépasse selon lui toute notion d’identité nationale. S’il y a une empreinte « belge » par rapport à l’acte d’écriture, elle est liée à la langue, à ce français enrichi, affranchi des contraintes grâce à l’effet revigorant de la proximité du flamand. Il conclut son intervention en affirmant : « Convoquer l’Histoire ne sert plus à rien ; c’est inutile. Écrivain belge ? Mais non. Je suis né belge et je suis écrivain161 ». La question de l’appartenance territoriale ou nationale serait donc obsolète, selon lui. Ce qui prime est la fraternité linguistique qui lie l’écrivain originaire de la Belgique à la France et surtout son destin, cette trajectoire particulière – celle de l’homme de lettres – qui le lie à une communauté hors frontières, celle de l’écrivain universel, travailleur d’élection dont le noble outil est la langue, et l’objet, le livre.

De nombreux écrivains belges, dont plusieurs femmes, ont défendu la position d’Hubert Juin : Dominique Rolin, Françoise Mallet-Joris et Jacqueline Harpman.

                                                                                                               

159 Magazine Littéraire, n° 118, supplément « Spécial Belgique : un panorama littéraire », nov. 1976, p. 47-

68.

160 Ibid., p. 66. 161 Ibid., p. 67.

D’ailleurs, les écrivains qui publient et résident à Paris, ont pratiquement été assimilés à la « grande » littérature française.

En conclusion, rappelons que les années 1960 à 1980 ont été marquées par la tentative de certains écrivains de s’approprier l’Histoire de la Belgique et de circonscrire l’identité belge, si problématique soit-elle, sans qu’ils réussissent pour autant à dépasser la crise. « Belge » ne dit rien de l’appartenance territoriale, mais relève plutôt d’une tendance esthétique. C’est également aux cours des années 1955 à 1980 que l’écriture de Suzanne Lilar connaît son plein épanouissement. La majeure partie de son œuvre est écrite et publiée pendant cette période dont la fin coïncide avec la fin de sa propre carrière littéraire. Si ses débuts sur la scène littéraire semblaient suivre, ne serait-ce qu’en raison de ses choix génériques, les tendances dictées par l’institution belge en train de se redéfinir, l’auteure a, par la suite, pris ses distances par rapport à l’institution. Elle n’élude pas ces débats identitaires et esthétiques qui agitent le milieu littéraire, mais elle propose une autre approche qui ne se rallie à aucun des « camps » dont il a été question précédemment. Lilar, qui a évoqué à maintes reprises sa double culture et la richesse spirituelle qu’elle lui apporte, fait cavalier seul en voulant s’inscrire dans la lignée des écrivains universels. De Platon au Suédois Swedenborg, en passant par la mystique flamande Hadewijch, le théâtre classique de Racine et la poésie moderne de Mallarmé, ses modèles littéraires et culturelles traversent le temps, l’espace et les courants esthétiques. Une fois de plus, son positionnement aura des conséquences sur la place qu’elle occupera sur la scène littéraire. Ce sera sa manière à elle d’assumer cette identité

problématique et de faire face à l’angoisse de la fragmentation et du désordre qui, selon Susan Bainbrigge, hante l’écriture de Lilar162.