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Cadre théorique : approches et concepts

1. Introduction

1.3. Cadre théorique : approches et concepts

Comme nous l’avons précisé dans la section précédente, notre analyse se propose de déplacer le regard porté par la critique littéraire sur l’œuvre de Suzanne Lilar. Dans ce but, notre démarche s’articule autour de plusieurs approches théoriques. S’impose d’abord la sociologie de la littérature telle que pensée par Pierre Bourdieu et Jacques Dubois. Ces réflexions nous permettront de mieux saisir les rapports qui s’établissent                                                                                                                

69 Dominique Maingueneau, op. cit., p. 54. 70 Voir Dominique Maingueneau, op. cit., p. 64.

entre l’œuvre, son lieu d’émergence, l’institution littéraire qui l’accueille et la légitime, et les stratégies déployées par l’écrivain afin de s’imposer et de se rendre « visible » sur la scène littéraire. Ainsi, nous empruntons à Pierre Bourdieu plusieurs concepts, comme ceux d’habitus, de champ littéraire ou d’agent. La réflexion menée par le sociologue français a ouvert des brèches à d’autres chercheurs qui se sont penchés sur l’analyse de la relation qui s’établit nolens volens entre le texte et son milieu d’émergence. L’étude de Jacques Dubois intitulée L’institution de la littérature71 représente, selon nous, une

contribution très importante à ce domaine de recherche. Comme l’indique le titre, la réflexion de Jacques Dubois porte sur la littérature considérée comme institution, comparable en son fonctionnement à d’autres institutions étatiques. Bien que cette notion ait beaucoup de points communs avec la notion de champ littéraire proposée par Pierre Bourdieu (les deux auteurs considèrent la littérature comme un domaine caractérisé par des pratiques spécifiques et par une lutte visant à établir la distinction entre les agents), le concept de Dubois a le mérite d’avoir permis d’approfondir la réflexion esquissée par Bourdieu en se penchant sur l’articulation entre le système littéraire et le système social. À la différence du concept de champ littéraire, la notion d’institution littéraire permet de prendre en considération la position du littéraire dans l’ensemble de la « configuration sociale72 ». Cette notion, jugée indispensable par Jacques Dubois, permet non seulement d’instaurer une parité entre la littérature et les autres établissements étatiques, mais appelle à considérer le fait littéraire à la fois comme « organisation autonome, comme système socialisateur et comme appareil idéologique73 ». Cependant, selon l’auteur,                                                                                                                

71 Jacques Dubois, L'institution de la littérature : introduction à une sociologie, Bruxelles, Labor, coll.

« Espace Nord », 2005.

72 Ibid., p. 47.

l’idéologie du texte littéraire ne peut pas être réduite aux intentions d’ordre moral ou politique exprimées de façon consciente. Selon Dubois, l’idéologie d’un texte est l’objet d’une transposition dans des « formes fictionnelles et dans une rhétorique74 ». Autrement dit, l’empreinte du social et de l’idéologique ne se résume plus à la structure de surface du texte (idée défendue par les pionniers de la sociologie de la littérature) ; elle touche et transforme le texte en profondeur, dans les formes mêmes qu’il embrasse. Dubois considère d’ailleurs qu’un lien étroit s’instaure entre la « rupture formelle » et la « rupture idéologique75 » d’un texte.

L’auteur met également en évidence les contradictions constitutives qui marquent l’institution de la littérature et son fonctionnement. En effet, l’institution encourage l’originalité, mais pénalise les « ruptures radicales76 ». À l’intérieur du vaste champ littéraire, l’auteur distingue deux champs : le champ de la grande production et le champ de la production restreinte. Pour le dernier, la relation avec les pairs est un élément définitoire. Les acteurs de ce champ produisent des œuvres tout d’abord pour leurs pairs, avec lesquels ils se retrouvent dans un rapport de concurrence marqué par les luttes pour la conquête de la reconnaissance culturelle et pour la détention du capital symbolique. Disciple de Pierre Bourdieu, Dubois adhère à l’idée de l’existence d’un champ littéraire structuré par le système de positions occupées par ses agents à la conquête d’un capital symbolique. Or, pour le sociologue français, la relation spéculaire qui s’instaure entre le champ littéraire et le champ social s’exprime par la « retranscription » dans les positions du champ des déterminations de classe. Mais, selon Dubois, cette « traduction » du statut social de l’auteur ne se résume pas au simple positionnement dans le champ ; elle trouve                                                                                                                

74 Ibid., p. 99. 75 Ibid., p. 80. 76 Ibid., p. 69.

aussi son aboutissement dans le « contenu idéologique des programmes et des œuvres77 ». « Les significations de l’œuvre sont […] référables […] à la position que l’écrivain est venu occuper et à la voie qu’il a dû suivre pour assurer son émergence78 », affirme Jacques Dubois. Il ajoute un peu plus loin : « L’œuvre moderne reproduit en abyme le statut de l’écrivain79. » Le sociologue de la littérature insiste sur l’idée que cette reproduction fait toujours l’objet d’une « transposition » similaire aux transformations produites par l’inconscient. Il considère le roman comme étant l’une des formes littéraires les plus marquées par cette empreinte sociale et idéologique. En se fondant sur plusieurs analyses de romans, Dubois arrive à la conclusion que toutes ces études (bien qu’elles soient caractérisées par des approches différentes) confirment l’hypothèse selon laquelle tout texte serait tributaire d’un « texte plus large, au sein d’un processus de génération intertextuelle80 ». Qu’il s’agisse d’une littérature « reproductive » ou « de rupture », il est évident, selon Jacques Dubois, que le texte littéraire est toujours « un des lieux où les luttes idéologiques se cristallisent et prennent forme81 ».

Relevant à la fois de l’individuel et du collectif, le produit littéraire se forme, d’après Dubois, à l’intersection de plusieurs structures et instances qui régissent la production de l’œuvre et qui marquent son cheminement vers la légitimation. Dans un premier temps, le critique accorde une place importante à la famille (et notamment à la bibliothèque familiale en tant que dépositaire de l’héritage culturel), à l’enseignement des lettres – qui « inculque à l’élève un comportement normatif82 » –, à la censure

                                                                                                                77 Ibid., p. 76. 78 Ibid., p. 78. 79 Ibid. 80 Ibid., p. 108. 81 Ibid., p. 110. 82 Ibid., p. 147.

(instrument de contrôle sur les productions culturelles asservi à l’idéologie dominante) et à l’instance économique – facteur important dans le système capitaliste. Le processus de légitimation mais aussi, dans une moindre mesure, la production sont également influencés par d’autres instances : comités de prix et organes de presse (instances qui codifient et reproduisent les normes), salons ou revues (« supporteurs » de l’émergence de l’œuvre), éditeurs et libraires (éléments de diffusion, mais qui jouent également un rôle important dans la reconnaissance), critique et académies (facteurs de reconnaissance et de consécration), institution scolaire, et plus particulièrement l’enseignement des lettres, qui « intègre à l’institution et garantit la conservation83 ».

Parmi les instances évoquées, certaines peuvent jouer un rôle très actif (les maisons d’édition, par exemple, qui de nos jours peuvent déterminer la trajectoire d’un écrivain), tandis que d’autres restent moins influentes. Dans cette dernière catégorie, Dubois classe l’académie, laquelle, selon lui, ne fait que reconnaître ce qui est déjà reconnu et convertir de cette façon le « jeu institutionnel en processus régulateur84 ». Le chapitre consacré au statut de l’écrivain apporte quelques précisions importantes concernant ses paradoxes constitutifs. Ainsi, tiraillé entre le besoin d’affirmation individuelle et le besoin de reconnaissance collective, entre l’appartenance exclusive au champ littéraire et la nécessité de dépasser cette limite, entre le formalisme (forme d’asservissement total à l’esthétisme) et le réalisme (preuve d’ouverture vers le monde), l’écrivain singulier se retrouve toujours, selon Dubois, en porte-à-faux et doit par conséquent « réaliser des compromis pour assurer l’équilibre de sa situation85 ». Selon l’auteur, plusieurs éléments concourent à la définition du statut d’écrivain : les étapes de                                                                                                                

83 Ibid., p. 130. 84 Ibid., p. 145. 85 Ibid., p. 161.

la carrière de l’écrivain, les genres pratiqués, la relation avec les instances de production et de légitimation, les gratifications, les attitudes et les options esthétiques, la position d’énonciation affirmée dans les textes, l’image produite de la fonction littéraire et de la position d’écrivain. Aux éléments susmentionnés s’ajoutent, selon Dubois, des éléments « extérieurs » : l’origine familiale d’un auteur, l’appartenance de classe, les études, le métier ou les pratiques non littéraires, l’adhésion idéologique ou politique. Ces derniers éléments contribuent à donner forme au statut particulier. Or, les éléments inventoriés par Jacques Dubois permettent de constater que le statut d’écrivain ne se résume plus à la seule activité de production. De même, le statut d’écrivain ne dépend plus uniquement du processus de reconnaissance et de légitimation. Il se définit autant par les rapports qu’il entretient avec des éléments externes à l’œuvre (institution, instances de consécration, appartenance sociale, etc.) que par des éléments constitutifs de l’œuvre (genres pratiqués, position esthétique, position d’énonciation) et par la prise de position de l’auteur relativement à la littérature et à sa pratique d’écrivain (ce que d’autres auteurs désignent par la notion de « posture littéraire86 »).

Dans le prolongement de la réflexion de Pierre Bourdieu sur la notion de « lisibilité », Jacques Dubois avance quelques idées intéressantes sur les pratiques de lecture. Ainsi la lecture, à l’instar de l’écriture, est-elle historiquement déterminée. Si l’auteur d’un texte littéraire est en réalité un co-auteur (son texte se situe au croisement de plusieurs discours), le lecteur destinataire a, quant à lui, un rôle actif, son intervention étant « productrice ». Selon Dubois, le « lecteur reconnaît et ravive dans la trame textuelle des ensembles significatifs, et les réinscrit dans les séries idéologiques qui                                                                                                                

86 Voir Jérôme Meizoz, Postures littéraires. Mises en scène de l'auteur, Genève, Slatkine, 2007 et Postures

forment son contexte particulier87 ». Tout texte, soutient Dubois, se présente avec son mode d’emploi, son code de lecture qui est inscrit dans le titre, la forme, la marque éditrice, le genre et la collection. Ces éléments permettent ainsi au lecteur qui porte en lui un habitus et qui est doué de compétences de « reconnaître » le texte. À la lumière de ces réflexions, la lisibilité d’un texte se présente comme étant « le degré d’aptitude d’un texte à se laisser décoder88 ». Elle représente également « l’écart entre le code que l’œuvre particulière exige et le code artistique disponible89 ». Ces considérations permettent de mieux comprendre dans quelle mesure l’acte de lecture est un acte prédéfini, préétabli ; il n’y a pas de lecture « innocente » postule Dubois. La réflexion menée par le critique belge permet également de mieux saisir le phénomène de la réception d’une œuvre relativement aux pratiques et aux codes de lecture qui jouent, sans doute, un rôle essentiel. Nous questionner sur la manière dont une œuvre a été accueillie par le public, en l’occurrence celle de Suzanne Lilar, nous oblige donc à évaluer sa « lisibilité » et à reconsidérer les codes qui régissent les pratiques de lecture au cours de la période littéraire en question.

Selon nous, l’étude de Jacques Dubois a permis de franchir une étape importante dans l’approche sociologique du texte littéraire. Loin d’être un simple miroir du social, l’œuvre littéraire en porte l’empreinte, que ce soit au niveau idéologique (contenu et idées transmises) ou au niveau formel (genre pratiqué, style). Les idées avancées par le critique belge s’appliquent parfaitement à notre recherche, qui cible principalement l’analyse des liens directs ou indirects entre la trajectoire littéraire et sociale de l’écrivaine Suzanne Lilar, et les « stratégies » d’écriture qu’elle privilégie.

                                                                                                               

87 Jacques Dubois, L'institution de la littérature : introduction à une sociologie, op. cit., p. 176. 88 Ibid., p. 182.

Le discours littéraire : paratopie et scène d’énonciation de Dominique

Maingueneau90 est un ouvrage qui a beaucoup nourri notre analyse de l’œuvre de Suzanne Lilar. Cet auteur privilégie l’analyse du discours, approche née dans les années 1990 et qui constitue une étape importante dans l’étude du fait littéraire. L’analyse du discours se distingue nettement des approches structuralistes, thématiques ou des théories de la réception, mais conserve quelques affinités avec la sociologie de Bourdieu ou l’archéologie de Foucault dont elle propose de dépasser les limites. Ainsi, contrairement à la sociologie de la littérature, l’analyse du discours réussit à surmonter la dichotomie forme-contenu, en mettant l’accent sur les articulations qui se créent entre le « contenu » de l’œuvre, l’énonciation et l’activité de positionnement de l’auteur dans le champ. De plus, à l’opposé de l’approche sociologique, l’analyse du discours considère que l’activité énonciative participe à la création du contexte de l’œuvre.

Sur le modèle de l’institution littéraire, Dominique Maingueneau forge le concept

d’institution discursive, qui, selon lui, présente l’avantage d’aller plus loin dans

l’appréhension du phénomène littéraire en accordant un rôle primordial à l’activité énonciative, produit même de cette institution qu’elle remodèle à son tour. L’auteur affirme :

On doit ainsi donner tout son poids à l'institution discursive, terme où se mêlent inextricablement l'institution comme action d'établir, processus de construction légitime, et l'institution au sens usuel d'une organisation de pratiques et d'appareils […]. La relation entre "institution" et "discursive" implique un enveloppement réciproque : le discours n’advient que s'il se manifeste à travers ces institutions de parole que sont les genres de discours, qui sont pensés à travers les métaphores du rituel, du constat, de la mise en scène ; de son côté, l'institution littéraire elle-même est sans cesse reconfigurée par les discours qu'elle rend possibles91.

                                                                                                               

90 Dominique Maingueneau, Le discours littéraire. Paratopie et scène d'énonciation, op. cit. 91 Ibid., p. 54.

L’étude de Dominique Maingueneau considère la littérature comme une forme de discours constituant et pose un regard nouveau sur les liens qui existent entre le texte et le contexte (social, politique et culturel). La notion de « scène d’énonciation » est l’une des notions clés développée par Maingueneau. En partant de la « situation de communication », Dominique Maingueneau propose un concept qui, par comparaison avec le premier, présente l’avantage d’observer le processus de communication littéraire de l’intérieur, à partir de la situation définie par la parole. Ainsi, tout texte représente selon l’auteur un discours dans lequel la parole est mise en scène92. Autrement dit, cette notion permet de considérer la parole (la scène d’énonciation) comme étant la structure englobante, celle qui détermine le cadre et non le contraire. L’auteur distingue trois types de scènes d’énonciation : la scène englobante (qui correspond au type de discours, en l’occurrence le discours littéraire), la scène générique (qui est définie par les conditions d’énonciation rattachées à chaque genre) et la scénographie (qui correspond à la scène narrative construite par le texte ; elle est également la forme première de contact avec le texte). La scénographie est la scène qui se montre et qui se trouve à la fois « en aval » et « en amont » du texte. La scénographie valide « les statuts d’énonciateur et de co- énonciateur, mais aussi l'espace (la topographie) et le temps (la chronographie) à partir desquels se développe l'énonciation93 ». La principale caractéristique de la scénographie réside dans le fait qu’elle se présente comme une scène de parole qui s’autolégitime au moyen de son énoncé. Entre la scène de parole et l’énoncé s’instaure ainsi un rapport spéculaire : « Ce que dit le texte présuppose une scène de parole déterminée qu'il faut

                                                                                                               

92 Ibid., p. 246. 93 Ibid., p. 248.

valider à travers son énonciation94 », affirme Maingueneau. Le monde représenté par l’œuvre appelle ainsi la scène de parole qui le pose. D’une part, la scénographie se justifie par le monde qu’elle donne à voir ; d’autre part, elle légitime en même temps le monde représenté. Maingueneau démontre également, à l’aide de plusieurs textes littéraires, que la scénographie ne coïncide pas toujours avec la scène générique. Une tension s’instaure parfois entre les deux scènes (par exemple, un texte peut relever de la scène générique du romanesque, mais s’énoncer dans la scénographie du journal intime) dont la justification se niche, en général, dans le monde représenté par le texte. Or, les différents types de scènes de parole analysés par Maingueneau démontrent que la scénographie mobilisée par un texte caractérise indirectement la relation de l’œuvre avec la société. Son analyse montre également de quelle façon l’exercice de la parole littéraire peut être légitimé dans la société. La scénographie, qui se situe au carrefour de l’œuvre et de ses conditions d’émergence, est la médiatrice par excellence de cette rencontre.

L’analyse de la scénographie proposée par Dominique Maingueneau rappelle, à certains égards, certaines idées déjà esquissées par Jacques Dubois dans L’institution de

la littérature. Lorsque le sociologue affirmait que la « rupture formelle » d’un texte était

généralement secondée par une « rupture idéologique », il annonçait la relation spéculaire entre la scène d’énonciation et le monde représenté par le texte que Dominique Maingueneau a mise en évidence ultérieurement. L’analyse de la scène d’énonciation proposée par Maingueneau a le mérite d’avoir dévoilé les multiples facettes de la scène d’énonciation et, surtout, d’avoir mis en évidence sa toute-puissance. En effet, le pouvoir de légitimation et d’autolégitimation de la scène d’énonciation lui assure indubitablement un rôle déterminant dans le discours littéraire.

                                                                                                               

Dominique Maingueneau fait également des réflexions intéressantes sur la position occupée dans la société par l’écrivain qui se reflète implicitement dans le texte. L’auteur forge le concept de « paratopie » pour définir l’appartenance paradoxale de l’écrivain, qui se retrouve dans un entre-deux, dans un espace d’« impossible inclusion95 », c’est-à-dire dans l’impossibilité de se replier sur lui-même, mais aussi de se fondre dans la société. La paratopie créatrice définie par Maingueneau exclut l’idée de marginalité chère à la littérature romantique pour lui préférer l’idée d’extériorité absolue de l’écrivain (la para-topie désignant l’absence de lieu). L’auteur stipule également que l’absence de tout lieu n’est pas une condition préexistante à la création ni ne constitue son cadre. La paratopie s’élabore dans l’activité de création et d’énonciation. Ainsi, pour Maingueneau, « faire œuvre, c’est produire une œuvre et construire par là même les conditions qui permettent de la produire96 ». L’auteur distingue trois types de paratopie : la paratopie d’identité (qui coïncide généralement avec la paratopie familiale), la paratopie spatiale et la paratopie temporelle. Dominique Maingueneau élabore également le concept d’« embrayage paratopique », qui est calqué sur le modèle de l’« embrayage linguistique » et renvoie à des « éléments d’ordre variés qui participent […] du monde représenté par l’œuvre et de la situation à travers laquelle s’institue l’auteur97 ». On retrouve les éléments constitutifs de l’embrayage paratopique au niveau identitaire (l’embrayeur étant un personnage pris dans un jeu de positions « minimales » ou « maximales », lesquelles figurent la paratopie de l’écrivain même), mais également aux niveaux spatial et temporel. Ainsi, l’analyse des embrayeurs paratopiques et de la scénographie d’une œuvre peut apporter des précisions importantes concernant le                                                                                                                

95 Ibid., p. 89. 96 Ibid., p. 108. 97 Ibid., p. 126.

contexte de la création. Dominique Maingueneau appréhende l’acte d’écrire comme une activité essentiellement fondée sur « les brouillages des niveaux, les rétroactions, les ajustements instables, les identités qui ne peuvent se clore98 ». Il rappelle à la fin de son chapitre consacré à la paratopie créatrice que la communication littéraire est inévitablement régie par une double contrainte : « Énonciation foncièrement menacée, la littérature ne peut dissocier ses contenus de la légitimation du geste qui les pose, l'œuvre ne peut configurer un monde que si ce dernier est déchiré par le renvoi à l'espace qui rend possible sa propre énonciation99. »

Outre l’arsenal conceptuel que nous empruntons à l’auteur cité et qui sous-tend notre argumentation, nous partageons avec lui l’idée selon laquelle l’écriture littéraire n’est pas tant l’« expression d’un vécu » qu’un « mode d’inscription dans l’espace littéraire » et un travail de positionnement. Nous pensons, comme Dominique Maingueneau, que ce travail de positionnement est étroitement lié à la « mémoire intertextuelle » et à l’investissement générique (conditionné par le message de l’œuvre).

Cette étude axée principalement sur l’analyse de la scène énonciative du discours littéraire ne pouvait contourner la question de l’éthos (dont l’auteur avait déjà traité auparavant100). Cette notion, qui mobilise des éléments discursifs et extradiscursifs (gestes, mimiques, postures, parures), permet d’articuler « corps » et « discours ». Ainsi, ce que Dominique Maingueneau désigne comme « éthos effectif101 » (qui correspond à l’éthos construit par le destinataire) résulte, selon lui, de l’interaction entre l’éthos prédiscursif et l’éthos discursif. L’idée de « corporalité » de l’éthos émise par l’auteur