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Divergences communautaires contre repli sur la langue

2. Le champ littéraire belge de 1940 à 1980

2.1. Enjeux esthétiques et identitaires

2.1.2. Divergences communautaires contre repli sur la langue

Même si le « bon ton » semble dominer la vie sociale et politique de la Belgique d’après-guerre, c’est à ce moment-là que les dissensions entre les Flamands et les francophones commencent à s’accentuer au point qu’il devient nécessaire d’instituer, dès 1945, un Théâtre national comportant deux sections, une française, l’autre néerlandaise, et, dès 1949, deux services de Lettres au ministère de l’Instruction publique. Si nombre

                                                                                                               

124 Dans le dossier intitulé « Belgique : un panorama littéraire » paru dans le Magazine Littéraire de

novembre 1976, Christian Maillet parle de la situation de l’édition belge d’expression française. Tout un dressant un portrait détaillé du statut de l’éditeur belge du XIXe siècle jusqu’en 1976, l’auteur souligne que

les maisons d’édition belges ont toujours joué un rôle important dans la diffusion des écrivains, mais pas dans leur consécration. Christian Maillet explique ce phénomène qui remonte aux origines de la littérature belge (première moitié du XIXe siècle) par l’existence d’une tradition belge de la contrefaçon. En effet, au

XIXe siècle, la Belgique était le territoire sur lequel il était possible de copier tous les écrits publiés en France (tout ce qui était à la mode !), afin de réintroduire ces éditions illégales (qui reproduisaient fidèlement l’édition française) sur le marché français. Outre leur coût faible, les contrefaçons belges avaient aussi le mérite de contenir des fragments ou des chapitres censurés par les éditeurs français, surtout à l’époque de la Restauration. Ce phénomène était tellement connu que l’une des preuves irréfutables de la consécration d’un écrivain était d’avoir été l’objet de contrefaçon en Belgique. Selon Maillet, cette situation a eu l’effet désastreux d’introduire auprès du public belge « la religion de Paris », mythe qui persiste de nos jours.

125 Le Journal de l’analogiste de Suzanne Lilar, qui est un essai sur la poésie, s’inscrit dans « une

vigoureuse tradition d’études sur la poésie » faites autant par des écrivains que par des historiens de la littérature, par des philosophes d’art que des linguistes (Denis et Klinkenberg, La littérature belge. Précis

d’écrivains de Flandre ont écrit en français jusqu’à la fin de la guerre (rappelons que les illustres représentants des lettres belges sont, en grande majorité, d’origine flamande), à partir de 1945 ce phénomène est moins important, quoique des noms tels que Lilar, Willems ou Gevers l’attestent encore. Les écrivains francophones, démobilisés par ces tensions linguistiques qui échauffent le pays, adoptent deux attitudes contradictoires : certains optent pour l’immersion totale dans le champ littéraire français ; d’autres prennent des positions « restreintes, sous-nationales, régionales126 ». Plusieurs critiques et penseurs belges ont d’ailleurs mis en évidence l’attitude ambivalente des écrivains francophones de Belgique qui semble s’accentuer après la guerre, même si fondamentalement le fait est loin d’être neuf. En effet, souligne René Andrianne127, l’écrivain belge francophone n’hésite pas à se présenter en France avec son « passeport belge » et à arborer sa culture flamande, tandis qu’en Belgique il revendique l’héritage culturel français. L’écrivain francophone de Belgique, outre cette attitude contradictoire, se retrouve surtout dans un rapport malaisé avec la langue française. Comme Marc Quaghebeur l’a fait remarquer dans La Belgique malgré tout128, le belge francophone, intimidé et complexé par les normes rigides de l’usage du français établies par l’Académie française, tombe parfois dans le piège de l’hyper-correction129. Le Belge se réfugie désormais dans la langue, cette langue qui le met en difficulté et qu’il voudrait se réapproprier. Une littérature que Marc Quaghebeur qualifie de « néoclassique » prend                                                                                                                

126 Jacques De Decker, « 1945-1970 : les exils et le Royaume », dans Raymond Trousson et al., 1920–

1995 : un espace-temps littéraire. 75 ans de littérature française en Belgique, Bruxelles, Académie royale

de langue et de littérature françaises de Belgique, 1995.

127 René Andrianne, Écrire en Belgique. Essai sur les conditions d’écriture en Belgique francophone, Paris,

Éditions Nathan / Bruxelles, Éditions Labor, 1983.

128 Jacques Sojcher (dir.), La Belgique malgré tout, Revue de l’ULB, numéro spécial, 1980.

129 Marc Quaghebeur fait aussi remarquer qu’un certain nombre de grands grammairiens du français sont

d’origine belge (voir Marc Quaghebeur, Balises pour l’histoire des lettres belges de langue française, Bruxelles, Labor, 1998).

ainsi son envol à cette époque et connaît son apogée dans les années 1950. Cette littérature, qui fait fi des réalités socio-historiques et cherche le pendant d’une histoire indicible dans l’évasion vers l’ailleurs, se caractérise par le culte de la langue et du style classique, un style dont la beauté et la clarté ont atteint leur perfection sous la plume d’écrivains comme Suzanne Lilar, Charles Bertin ou Francis Walder.

Le retranchement des écrivains dans la langue et le style, que les critiques interprètent souvent comme une forme de désengagement et d’abandon de l’Histoire130, témoigne aussi d’un besoin de positionnement identitaire et institutionnel, la langue étant, comme chacun sait, un important vecteur identitaire. Ce rapport difficile à la langue française, que l’écrivain doit se réapproprier afin de pouvoir prendre position et acquérir une légitimité sur la scène littéraire, semble également hanter Suzanne Lilar. Dans l’extrait suivant du Journal de l’analogiste, publié en 1956, peu avant les grands débats linguistiques, l’écrivaine aborde directement cette question :

J’observais que pas plus que la musique ou la peinture, la poésie verbale ne démarrait arbitrairement, mais toujours attentive à recueillir, parmi les propositions souvent informes ou saugrenues de la pensée, la seule qui luisait de l’inimitable éclat de l’authenticité, elle attendait que de nouveaux lambeaux de poésie vinssent se prendre à l’amorce du précédent. D’où la portée de cette première trouvaille, d’où l’acharnement du poète à la saisir, à lui dresser des pièges et, si elle tardait, ces provocations, ces opérations de magie sympathique comme la récitation accentuée d’un vers tiré de Rimbaud ou de Racine […]. Mais depuis longtemps j’avais renoncé à m’ensorceler d’un vers ou d’une cadence musicale. Ma nouvelle recette consistait à prendre l’élan sur la configuration rocheuse de la syntaxe, à me précipiter d’une principale courte, haut dressée à l’extrême pointe de la phrase, vers la chaîne à peine émergée de ses incidentes […]. Ou encore, je me prévalais du déboîtement du discours indirect, à moins que, m’adossant aux locutions […] je ne fisse en sorte de m’engager dans des constructions antithétiques répondant moins aux besoins du raisonnement qu’à celui d’équilibrer plastiquement les propositions […]131.

Ces lignes de Lilar expriment très bien le besoin, commun à bon nombre de ses pairs à l’époque, de trouver sa « voie » et sa « différence » par rapport aux jalons de                                                                                                                

130 Voir Marc Quaghebeur, Balises pour l’histoire des lettres belges de langue française, op. cit.

131 Suzanne Lilar, Journal de l’analogiste, préface de Julien Gracq, introduction de Jean Tordeur, Paris,

maîtrise de la langue littéraire imposés par le Centre, à savoir Paris. Lilar, en évoquant Racine et Rimbaud, rappelle en même temps deux moments significatifs de l’évolution de la langue littéraire du Centre (l’instance suprême de légitimation) : le classicisme (caractérisé par le souci de clarté de pureté de la forme) et le symbolisme rimbaldien en tant que moment de rupture et de changement radical de la langue poétique. Entre ces deux repères, Lilar essaie de se tailler une niche dans une langue qui cultive la beauté formelle (incarnée par le culte des symétries et du rythme), mais qui aspire à y « faire rentrer l’intelligible132 » en transgressant les diktats de la logique et de la raison. Pareille « recette » d’écriture décrite par l’auteure sur un ton ludique et ironique révèle, selon nous, la position adoptée par Lilar dans un contexte marqué par la fièvre des débats linguistiques et par le besoin de repositionnement identitaire et institutionnel de l’écrivain.