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Métamorphose et « désappropriation »

3. Poétique du trompe-l’œil : scénographies légitimantes

3.1. Le Journal de l’analogiste : une poétique d’auteur ?

3.1.3. Métamorphose et « désappropriation »

Le maître-mot de la genèse de la poésie demeure cependant la métamorphose. Conversion de la matière en « signe » (en italique dans le texte), la poésie de la métamorphose se dévoile dans le « passage » (également en italique dans le texte).                                                                                                                

202 Ibid., p. 52.

203 Ibid., p. 70.

L’émotion et le ravissement dans lesquels le sujet est plongé ne proviennent pas du résultat final, du produit en soi de la métamorphose, mais de la transition à peine devinée d’un état à l’autre :

Je saisissais les raisons de mon ravissement devant ces statues, taillées directement dans le roc et qui n’en ont pas été détachées ou mieux encore devant cette Vierge mi-sculptée que j’avais vue à Salamanque […] : ce qui m’émouvait, c’était de saisir le passage de la matière au signe, c’est-à-dire la métamorphose205.

La « transfiguration verbale », quant à elle, suit les mêmes règles que celles régissant la création des œuvres picturales dans lesquelles Suzanne Lilar, en bonne Flamande, puise ses exemples à de nombreuses reprises. Qu’il soit verbal ou visuel, le processus de transfiguration n’intéresse toutefois l’analogiste que dans la mesure où il révèle simultanément la matière et la forme, la substance et sa figuration, l’unité et l’ensemble.

« La poésie verbale » prend racine dans chaque mot qui, circonscrit dans un système de résonances et de renvois, renouvelle sa valeur et enrichit sa polysémie à chaque actualisation. La poésie est nécessairement un réseau, un système de liens qui se créent en suivant des « règles », des « contre-règles » ou des procédés variés, qui regroupent les unités dans un système renvoyant une image à la fois partielle et totalisante :

[…] le poète jouant des mots comme d’instruments, en tirait des sons différents et, par exemple, du mot vent soutenu par les mots voisins, faisait sortir, suivant qu’il appuyait sur la pédale consonne ou la pédale voyelle, tantôt le souffle glacé et tranchant de la bise […], tantôt le vacarme et le battement des objets que le vent agite206.

On retrouve dans cet exemple, en germe, l’essence de l’entreprise littéraire de Lilar. En effet, l’écrivaine n’arrête pas de tisser des liens entre ses œuvres, de réactualiser

                                                                                                               

205 Ibid., p. 61. 206 Ibid., p. 90.

les thèmes qui traversent l’univers de sa création et de les investir de nouvelles significations brodées autour de leur premières manifestions.

La poésie s’empare du sujet-spectateur au moment où celui-ci prend conscience de la transformation qu’elle opère et saisit, au-delà de la forme « convenable », l’unité primordiale, l’essentiel, l’unique et l’impérissable. D’ailleurs, pour désigner ce miracle de la poésie naissante, l’analogiste a souvent recours à des vocables renvoyant au registre ésotérique et mystique, comme « alchimie verbale », « transfiguration », « tentation de l’absolu », « sur-naturel207 » ou « transsubstantiation ».

La métamorphose perçue en tant que processus et non comme résultat ajoute à la poésie une autre dimension, celle de la mouvance perpétuelle qui engendre sa polysémie. La forme « intelligible » d’un poème ne représente alors qu’une « apparence » parmi tant d’autres. Pour que l’effet poétique se concrétise, il faut que cette forme soit toujours « secondée » par la présence d’un autre poème, « tout entier suggéré, sorte d’aérienne demeure dressée par lui dans le vide, nichoir toujours ouvert en attente des venues et qui, faute d’être visité par les songes des hommes, restait muet comme l’arbre déserté par les oiseaux208 ». Si l’acte poétique s’avère un processus continuel de métamorphose par lequel la forme concrète, celle qui est figée sur le papier, est supplantée par des formes immatérielles et potentielles, c’est surtout parce que l’acte poétique, dans la vision de Lilar, est avant tout une forme de « désappropriation 209 ». Lilar entend par « désappropriation » ce travail d’effacement de tout ce qui est « propre » au sujet, qui relève de l’ordre personnel et individuel, et vise quelque chose qui « prolonge » et                                                                                                                

207 Sur-naturel et double sens se recoupent chez Lilar. Le surnaturel se définit donc comme un phénomène

artificiel, non naturel, mais aussi comme un phénomène qui outrepasse le naturel, la normalité.

208 Suzanne Lilar, Journal de l’analogiste, op. cit., p. 92. 209 Ibid., p. 189.

« dépasse » l’individu, qui est commun à tous les éléments mais demeure non identifiable210.

À la fin de son périple, la réflexion autour de la poésie de la métamorphose conduit l’analogiste à se pencher sur la question de la métamorphose de soi qui est considérée comme une manière d’affranchir les limites de son existence. La métamorphose de soi, réalisée le plus souvent par le dédoublement de soi, permet, selon Lilar, de combler l’insuffisance de sa vie en l’investissant d’une multitude de possibilités qui la rendent « illimitée211 ». Mais le jeu continuel d’« affabulation » de soi décrit par la diariste dans les dernières pages de son journal n’est pas seulement une forme d’illusion ou un voile masquant le vide d’une existence ordinaire. Toujours lucide, le sujet se prête au jeu de la mise en scène de soi sans jamais tomber dans le piège de la perte d’identité ou de la confusion avec cet Autre imaginaire qu’il n’arrête pas de traquer. La prise de conscience qui seconde l’autofictionnalisation permet d’enrichir l’existence tout en lui épargnant le piège de l’illusion. Cette démarche, qui est calquée sur le trompe-l’œil, conduit également à une prise de distance par rapport à sa propre vie et permet de la rattacher à des valeurs universelles plus durables et moins soumises à la loi implacable de la périssabilité. La métamorphose de soi, dans la mesure où elle révèle simultanément le réel et les possibilités infinies de manifestation du réel, le sujet et ses incarnations virtuelles dans le monde, appartient au domaine de l’art. Jugés d’un point de vue poétique, les comportements qualifiés d’« immoraux » ne peuvent pas être considérés comme l’expression d’une inclination naturelle obscure ou impropre à la nature humaine. Ces comportements, à l’instar d’autres formes de métamorphose de soi, relèvent au                                                                                                                

210 Ibid., p. 188. 211 Ibid., p. 204.

départ d’un désir d’explorer la « distance », les possibles. Les actes immoraux qui marquent un « écart » par rapport à la norme auraient été commis, selon l’analogiste, « pour leur étrange poésie et leur vertu d’éloignement212 ».

Les deux formes de manifestation du poétique évoquées ci-dessus se distinguent par quelques caractéristiques communes : l’oscillation entre le « pareil » et le « dissemblable », l’« écart » par rapport à la norme et la remise en question d’une forme de connaissance du monde fondée sur la raison et l’expérience sensible. La métamorphose ainsi que l’expérience du dépassement des limites du soi par la « désappropriation » s’élèvent au rang de manifestations poétiques parce qu’elles donnent au sujet un avant-goût de l’absolu inatteignable dont il éprouve la nostalgie.