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L’écriture des femmes en Belgique

2. Le champ littéraire belge de 1940 à 1980

2.3. L’écriture des femmes en Belgique

Compte tenu de l’exiguïté du pays (qui compte, de surcroît, deux territoires linguistiques), le grand nombre de femmes écrivains dans la Belgique d’après-guerre ne peut qu’impressionner. De nombreuses femmes étaient déjà à l’œuvre sur la scène littéraire belge dans l’entre-deux-guerres et pendant les années de l’Occupation. Se sont particulièrement distinguées des auteures comme Madeleine Bourdhouxe, dont le roman

La femme de Gilles publié en 1937 en France est évoqué par Simone de Beauvoir dans Le deuxième sexe ; Madeleine Rey, qui, elle, publie son roman Olivia chez Gallimard et

devient membre de la NRF en 1936, et dont le nom est souvent évoqué dans la presse française, dans les cercles littéraires de l’époque ; et Marie Gevers, une écrivaine « traditionnelle » qui pratique un roman de type campagnard et ne cède pas à la tentation du milieu littéraire parisien.

À partir des années 1950, la présence des femmes dans la littérature belge s’accroît. Comme leurs prédécesseur(e)s, la plupart d’entre elles – surtout les romancières – publient et atteignent la consécration en France. Le nombre de femmes qui réussissent à se faire publier par les grands éditeurs parisiens (Gallimard en tête) étonne toujours. Ainsi, sont bien intégrées dans le milieu parisien Béatrice Beck, qui remporte en 1952 le prix Goncourt pour son roman Léon Morin, prêtre publié chez Gallimard ; Maud Frère, dont pratiquement tout l’œuvre est publié chez Gallimard entre 1956 et 1962 ; et Eugénie de Keyser, dont les romans sont également publiés par Gallimard en 1964 et 1966. D’autres éditeurs prestigieux accueillent favorablement les écrivaines belges : Julliard (qui publie Jacqueline Harpman, Françoise Mallet-Joris et sa mère, Suzanne Lilar),

Grasset, Seuil, Denoël (qui accueille notamment le premier roman de Dominique Rolin,

Les marais), Plon. Mais, si la majorité des auteures belges se font publier à Paris, le

rapport qu’elles entretiennent avec la Belgique dépend de leur lieu de résidence. Des écrivaines comme Dominique Rolin ou Béatrice Beck, qui décident de demeurer en France tout en assumant leur culture « belge », intègrent vite les us et les coutumes qui régissent le milieu littéraire de leur pays d’accueil179. Ainsi, elles osent plus facilement aborder des sujets sinon tabous, du moins considérés comme inopportuns dans la Belgique des années 1950 à 1960, comme la question juive ou la remise en question de la religion (dans Léon Morin, prêtre de Béatrice Beck) ou encore la pratique d’une écriture intimiste remettant en question les lieux communs de la bienséance (ainsi que Dominique Rolin l’a fait dans L’infini chez soi ou Le for intérieur).

Tout autre sera la relation avec la Belgique qu’entretiennent des auteures comme Suzanne Lilar, Louise Haumont ou Eugénie de Keyser, qui publient en France, mais habitent leur pays d’origine. Dans le numéro de la revue Textyles intitulé Romancières180, Ginette Michaux souligne le sort injuste réservé à certaines romancières, comme Louise Haumont ou Eugénie de Keyser, qui, malgré le succès de leurs livres publiés en France, restent peu connues dans leur propre pays. Ce manque de reconnaissance, qui touche également les écrivains hommes, est imputable surtout au grand public belge et aux instances de diffusion littéraire, notamment les éditeurs et les libraires. Cependant, selon Renée Laurentine, l’institution littéraire belge a réservé un accueil très favorable aux

                                                                                                               

179 Ces deux écrivaines exprimeront publiquement leur rejet du milieu littéraire belge à de nombreuses

reprises.

femmes181 en comparaison avec la France, où l’institution littéraire, bien ancrée dans la tradition, fait encore preuve de nos jours d’un certain dogmatisme182. Laurentine cite en exemple l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique fondée en 1920 et qui compte de nombreuses femmes parmi ses membres : Eugénie de Keyser, Marie Gevers, Claire Lejeune, Suzanne Lilar, Dominique Rolin, Liliane Wouters. L’institution littéraire belge fait indéniablement preuve de plus d’ouverture envers l’écriture des femmes. Pareille ouverture est en partie due à son statut d’institution « faible » en train de se construire et donc plus perméable à des « phénomènes » considérés comme marginaux. Par contre, l’accueil « chaleureux » réservé aux femmes au sein de l’institution n’assure pas leur succès auprès du public belge : si les femmes auteures peuvent désormais accéder plus facilement à la scène littéraire, leurs œuvres sont jugées par les lecteurs d’un œil pour le moins sévère et conservateur jusqu’au début des années 1970 surtout. Ce conservatisme (également perçu sur la scène hexagonale) touche certains sujets, jugés tabous s’ils sont exprimés par des femmes, comme celui de la sexualité. Le scandale provoqué en France par la publication d’Histoire d’O183 (1954) et en Belgique par celle de La confession anonyme (bien que le récit de Suzanne Lilar

                                                                                                               

181 Renée Laurentine, « Les écrivaines francophones de Belgique au XXe siècle. Bibliographie », Women in

French Studies, numéro spécial, 2002. Cet article recense des auteures belges en activité sur la scène

littéraire entre 1830 et 2000.

182 Les aventures d’Amélie Nothomb à ses débuts en 1992 (avec Hygiène de l’assassin). Le premier roman

d’Amélie Nothomb a mystifié les éditeurs français, qui ont douté qu’une si jeune femme (22 ans) puisse produire une œuvre au style si maîtrisé. Philippe Sollers parle d’un « canular », et les premiers lecteurs professionnels du roman croient que celui-ci provient d’un auteur plus âgé avec beaucoup d’expérience dans la pratique de l’écriture. Par contre, en Belgique, l’auteure n’est pas immédiatement dissociée de son père, qui occupe les fonctions d’ambassadeur du Royaume (plusieurs articles de journaux titrent « La fille de l’ambassadeur… »), si bien qu’un soupçon de favoritisme entache ce premier succès.

n’aborde pas directement le sujet tabou de la sexualité) illustre bien le puritanisme affiché à l’égard de la littérature féminine dans les années 1960184.

Le survol rapide de la production littéraire belge par des femmes (qui s’étend sur 170 ans) proposé par Renée Laurentine met également en lumière une autre caractéristique de l’écriture des femmes belges : son caractère « universel ». En effet, aucun des genres pratiqués par les femmes ne se rattachent, selon l’auteure, à un mouvement national. Le point de vue de Renée Laurentine rejoint d’ailleurs celui exprimé par Ginette Michaux dans l’introduction du numéro de Textyles consacré aux romancières belges. L’analyse de l’œuvre et du parcours des romancières visées par l’étude conduit à la même conclusion : le refus des femmes de se rattacher à une école ou à une mouvance nationale, et de traiter les questions liées à l’identité nationale185, ce qui aurait pu nuire, selon l’auteure, à leur visibilité sur la scène littéraire. Un numéro récent de Textyles186 approfondit la réflexion concernant la position des femmes au sein de l’institution littéraire belge, s’interrogeant principalement sur la « place » qu’elles occupent dans l’histoire littéraire. Le dossier affiche trois objectifs : réfléchir sur les enjeux idéologiques qui déterminent l’exclusion des femmes de l’histoire littéraire, éclairer le rôle joué par les femmes dans l’élaboration de l’histoire littéraire et, enfin, « interroger la réalité socio-historique de la catégorie que les femmes forment au sein de                                                                                                                

184 Le scandale semble avoir eu un effet pervers sur la réception de ces œuvres, dont les propos jugés

licencieux assurent leur succès international, mais également leur échec à partir des années 70, quand les mœurs se libèrent.

185 Cependant, un ouvrage récent publié par Susan Bainbrigge tente de démontrer qu’il ne s’agit, en réalité,

que d’un discours de façade. Les questions identitaires traversent également les œuvres des écrivaines belges, mais d’une autre manière : « Although many of the women writers in the study would deny such attention to gendered or cultural/national specificity, they do, nonetheless, share recurring concerns and themes that revolve around relationships of the self to other, and a sensitivity to experiences of otherness within an through the self, and its personal and political contexts » (Susan Bainbrigge, Culture and Identity

in Belgian Francophone Writing, op. cit., p. 26.).

186 Laurence Brogniez et Vanessa Gemis (dir.), Écrivain(e)s (Textyles, n° 42), Bruxelles, Éditions Le Cri,

l’histoire littéraire187 ». Sans parvenir à épuiser les nombreuses questions que ces sujets soulèvent, ce numéro apporte des précisions importantes concernant non seulement la position des femmes au sein de l’institution belge, mais aussi les stratégies d’intégration et de reconnaissance mises en place par les auteures. L’analyse des œuvres et des parcours littéraires des femmes écrivains présentées dans ce numéro permet de dégager certaines tendances générales, dont l’hésitation permanente entre l’insertion collective et l’affirmation individuelle, et le non-alignement des femmes sur une tradition littéraire. Enfin, selon les responsables de l’introduction du dossier, le « brouillage générique » – permettant aux femmes de « se reconstruire une identité, sur le plan littéraire, qui transcende la différence sexuelle188 » – leur aurait permis de se tailler plus facilement une place au sein de l’institution.

De cette brève présentation du champ littéraire belge entre les années 1940-1980 on peut retenir quelques tendances générales dont l’œuvre de Lilar garde indéniablement les traces. Parmi celles-ci, notons en premier la hantise de la question identitaire ainsi que le rapport problématique à l’Histoire et au politique. Sur le plan esthétique cela se concrétise, comme nous avons pu le constater, par une tendance manifeste chez les écrivains belges à chercher refuge dans la langue et dans le fantastique ou encore, avec l’avènement de la modernité littéraire, par la pratique d’une écriture qui cultive l’humour et la dérision.

Mais, malgré ces quelques points de rencontre avec les tendances générales du champ littéraire belge mis en évidence ci-dessus, Suzanne Lilar reste, selon nous, une                                                                                                                

187 Ibid., p. 11.

auteure difficile à classer. Par ailleurs, cette difficulté à être véritablement classée, tout comme un certain anachronisme esthétique189 de son œuvre (elle pratique une écriture qui se revendique du classicisme à l’époque du Nouveau Roman), pourrait expliquer, en partie, le silence relatif dont la postérité critique couvre son œuvre. L’hybridité des genres littéraires qu’elle pratique (journal poétique, théâtre essayistique), empreints, pour la plupart, de cette veine réflexive qui marque son écriture, aurait pu également contribuer à un certain malaise ressenti à la réception de ses œuvres par ses contemporains. Quant aux sujets qui préoccupent son écriture (la double identité sexuelle et culturelle, le sacré, le rapport entre illusion et vérité), bien qu’ils s’alignent sur les questionnements de l’époque et, en partie, sur les tendances du champ littéraire belge, ils dépassent en même temps les limites de ce contexte par l’approche que l’auteure en propose et par la vision qui les sous-tend. Comme Suzanne Lilar elle-même le souligne dans une entrevue qui sera analysée dans le dernier chapitre de cette thèse, sa longévité littéraire et surtout le fait qu’elle traverse plusieurs moments différents de l’histoire littéraire et sociale font en sorte que ses prises de position soient parfois perçues à tour de rôle comme rétrogrades, dans l’air du temps ou bien comme novatrices (nous pensons particulièrement à sa position vis-à-vis de la question de l’identité féminine).

Enfin, un autre élément qui fait la marque de l’écriture de Lilar, tout en l’inscrivant dans un contexte littéraire dans lequel le double est un symbole identitaire définitoire, est le culte que l’écrivaine voue aux figures de l’ambiguïté et de l’entre-deux, qui deviennent, grâce au trompe-l’œil dont elle fait l’apologie dans son Journal de

l’analogiste, les figures maîtresses de sa poétique.

                                                                                                               

189 Voir Carmen Cristea et Andrea Oberhuber, « Stratégies d’écriture et de positionnement dans le champ

littéraire belge : le cas Lilar », Textyles, n° 42 (Écrivain(e)s), 2012.