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La stratégie par les pratiques et la théorie de la traduction : dépasser l’alignement stratégique

Section 1. La stratégie par les pratiques

1. Dépasser les approches traditionnels du management

stratégique

Le modèle SAM est influencé par trois des dix écoles présentées par Mintzberg, Ahlstrand et Lampel (1999) : l’école de la conception (design school) ; l’école de la planification ; et l’école du positionnement. Sans développer extensivement ces trois écoles, nous pouvons les caractériser par leur approche rationnelle de la décision. Le manager stratège évalue la situation interne et la situation externe de son entreprise, formule des propositions stratégiques qui sont choisies selon leur pertinence et les fait mettre en œuvre par les équipes concernées.

Cette perspective considère le choix de la stratégie comme une décision prise a priori par les dirigeants stratèges selon une procédure rationnelle qui s’impose à l’organisation. La décision est choisie, planifiée et décidée en amont de sa mise en œuvre. Hendry (2000)66 caractérise

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ces approches de « perspective traditionnelle ». Plus généralement, il étudie trois grandes approches de la prise de décision stratégique et montre leurs limites et leurs incohérences mutuelles afin de justifier l’utilisation de la théorie par les pratiques (Nous retrouvons ce procédé chez Whittington, 2006). Nous présentons ci-dessous les trois approches traditionnelles développées par Hendry (Tableau 17) à partir desquelles nous développons les grands principes de la stratégie par les pratiques et justifions son utilisation dans le cadre de notre étude67.

1.1. L’approche traditionnelle

L’approche traditionnelle reflète le point de vue des managers praticiens. Elle représente la prise de décision de façon « ontologiquement linéaire » (Hendry, 2000 : p. 957). La stratégie est la conséquence d’une analyse, d’un choix intentionnel et d’une mise en œuvre. Une fois prise, la décision stratégique est incontestable car rationnelle. L’enjeu pour la recherche et l’enseignement est de fournir des outils valides qui aident les managers stratèges dans leurs prises de décision. La réalité est réputée objective, il revient au manager-stratège de la décoder pour prendre la décision adéquate. La cohérence de cette posture avec les besoins des managers constitue un avantage dans sa diffusion, puisqu’elle parle à leur imaginaire, à leur représentation idéale du manager, comme un individu omnipotent contrôlant tout. C’est d’ailleurs, selon Hendry, la logique de l’enseignement par les études de cas que l’on retrouve dans les formations de MBA ou d’EMBA dans lesquelles les étudiants cherchent à « aiguiser

leurs compétences analytiques et à ressembler aux héros managériaux qui racontent “comment ils l’ont fait“, récits qui structurent la vision de la vie de top-managers de ces apprentis»68 (2000 : p. 959).

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Nous faisons le choix de positionner l’alignement stratégique à partir de la typologie de Hendry plutôt que celle de Mintzberg car la première considère la stratégie comme une prise de décision. Or, le modèle d’alignement stratégique et le processus d’alignement stratégique permettent justement aux managers de prendre une décision rationnelle.

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« Strategic decisions provide the unquestioned focus and rationale for the case study through which countless

MBA students and executive course participants hone their analytical skills and for the “How I did it” accounts of corporate heroes from which aspiring managers gain their image of life at the top » (Hendry, 2000: p. 959)

1.2. L’approche par l’action

La principale critique de l’approche traditionnelle est l’approche par l’action. Cette perspective remet en cause l’idée de linéarité rationnelle d’une prise de décision qui entraine l’action. Pour elle, c’est l’inverse qui se passe. Les organisations génèrent d’elles-mêmes des actions qui précèdent les décisions, qui sont prises uniquement pour justifier les actions (Mintzberg et Waters, 1985 ; 1990). Cette approche défend la primauté de l’action sur la décision, celle-ci n’étant qu’un processus de rationalisation a posteriori. Pour Mintzberg et Waters (1990), le concept de décision est une distraction qui oriente la recherche sur les processus stratégiques en détournant l’attention des actions empiriques. En conséquence, si les décisions stratégiques ne sont pas inutiles dans les organisations, elles ont beaucoup moins d’impact que ce qu’affirme la perspective traditionnelle.

Le concept de décision est clair dans un contexte légal. Il l’est beaucoup moins dans un contexte humain/individuel et organisationnel. En tant qu’individus nous pensons et prenons en permanence des décisions, mais très peu dépassent le stade de l’intention. Elles ne se matérialisent pas et se heurtent à des limites de motivation, de faisabilité ou sont tout simplement mauvaises et reconsidérées par les individus. Le principe est similaire pour les organisations. Si elles prennent en permanence des décisions, celles-ci sont dans le même temps amendées, annulées, etc. Il n’est pas évident que toute décision précède un engagement de ressources. Certaines peuvent justement émerger des ressources antérieurement engagées. Il existe en définitive une coexistence entre des décisions mentales et d’autres effectives. La perspective traditionnelle répond à cette confusion en considérant par hypothèse que les deux types de décisions sont corrélés et causalement liés. Cette hypothèse est renforcée par l’analyse a posteriori des décisions: les prises de décisions sont reconstruites rétrospectivement et analytiquement par les chercheurs et les managers qu’ils interrogent. Le chercheur n’étudie pas l’ensemble du processus tel qu’il se fait, mais adopte un préjugé sur ce processus. Il reconstruit la rationalité de la prise de décision en fonction du prisme théorique qu’il adopte. Il est alors inconcevable qu’il trouve autre chose que le processus classique.

C’est donc le processus même de recherche qui « réifie la décision et introduit un biais en

faveur de ce processus rationnel »69 (Hendry, 2000 : p.961).

1.3. L’approche interprétativiste

La deuxième approche critique de la perspective traditionnelle est développée par Laroche (1995) et appréhende les décisions comme des représentations sociales. Celles-ci sont issues de productions et de reproductions de structures cognitives à travers lesquelles les acteurs structurent l’image qu’ils se font de la réalité et qui leur permet d’évoluer dans leur environnement social. Hendry invoque Weick (1995) et Garfinkel (1967) pour souligner que la prise de décision est une création de sens rétrospectif à l’action qui consiste à analyser un choix passé et à le rationaliser en tant que choix présent. La différence avec l’approche précédente se manifeste sur le fait que la prise de décision n’est pas simplement une manière de donner du sens à une action émergente. Elle permet de créer du sens alors même que rien n’a émergé afin de répondre aux angoisses et aux incertitudes des managers.

Cette perspective ne reporte pas toute son attention sur l’analyse de l’action, mais elle relativise le rôle de l’intention rationnelle en lui donnant une fonction de structuration de l’organisation autour d’idées communes. On retrouve ici la contribution des grandes approches de la stratégie, la stratégie délibérée et la stratégie émergente (Mintzberg et Waters, 1985 ; Mintzberg, 1990).

1.4. L’approche par les pratiques

Whittington (1996), plaide pour une nouvelle perspective axée sur les pratiques et insistant sur le rôle et les interactions des divers acteurs définissant la stratégie. Cette nouvelle conceptualisation de la stratégie doit pouvoir étudier la prise de décision intentionnelle des individus en l’intégrant dans l’analyse de l’action et du sens proposée par les courants interprétativiste et de l’action (Hendry, 2000).

La stratégie est le fruit de l’inspiration managériale combinée aux pratiques quotidiennes ancrées dans les organisations. Il convient de privilégier les études de cas au détriment des

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« The research approach itself both reifies the 'decision' and introduces a bias in favour of those processes

(amongst the many going on in the research site organizations) that are best captured by the traditional perspective » (Hendry, 2000: p. 961)

études généralisatrices car chaque situation est différente des autres (Whittington, 1996). Le sujet de recherche est l’activité de développement stratégique70, ce que font les praticiens. La stratégie est alors définie comme quelque chose que les acteurs font. Elle n’est pas simplement un contenu, un plan d’action, issu d’une décision (Hambrick, 2004 ; Jarzabkowski, 2004). Elle est une activité située et socialement construite (Jarzabkowski et Paul Spee, 2009). Cette perspective se pose donc en rupture de la littérature conventionnelle en stratégie qui prend en compte« uniquement les top-managers, comme si un petit groupe

d’élite pouvait agir stratégiquement »71

(Jarzabkowski et Paul Spee, 2009 : p. 69).

On retrouve cette critique dans l’article de Balogun (2007) qui étudie les restructurations organisationnelles. Traditionnellement, les restructurations organisationnelles sont abordées comme étant de simples réorganisations des organigrammes définis par le top-management en fonction de modèles. Pour Balogun, une restructuration implique des changements plus profonds. Les études qui se focalisent sur les top-managers sous-évaluent le rôle des cadres moyens dans la mise en application de ces recommandations. Ces cadres, qui n’ont pas de prises sur la décision, doivent gérer un ensemble d’éléments non planifiés par la direction et négocier les détails du plan avec les autres acteurs qui ne sont pas non plus impliqués dans la décision. La stratégie initiale est mise en pratique par ses acteurs, soit les cadres moyens et les personnes concernés par le changement. Il est souhaitable de sortir d’une vision purement managériale et mécaniste de la décision stratégique et de lui privilégier une perspective valorisant les pratiques de terrain.

70

« Strategizing »

71

« Those studies that do incorporate individuals focus primarily on top managers, as if only one elite group

Tableau 17 : Les quatre approches de la stratégie (d’après Hendry, 2000)

Type d’approche Principes Statut de la stratégie

Approche traditionnelle

Les managers définissent la stratégie comme le résultat d’un choix

intentionnel et rationnel.

Elle est rationnelle et précède l’action.

Approche par l’action

Les organisations génèrent des actions qui précèdent les décisions prises pour

justifier ces actions.

Elle est une conséquence des actions.

Approche interprétativiste

La stratégie est une création de sens rétrospectif à l’action qui consiste à

analyser un choix passé et à le rationaliser comme un choix présent.

Elle est une représentation sociale.

Approche par les pratiques

S’intéresse à ce que les gens font en lien avec la stratégie et comment ils influencent et sont influencés par leur

organisation et leur contexte institutionnel.

Elle émerge des pratiques des acteurs.