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La traduction comme une trahison

3.3. Comprendre la constitution et l’évolution d’un RTE

La configuration des réseaux est très variable. Elle dépend de trois dimensions (Callon, 1992), la convergence, l’irréversibilité et la longueur.

La longueur

Elle dépend du nombre d’actants participant au réseau.

L’irréversibilité :

Le degré d’irréversibilité d’une transaction dépend de l’impossibilité de retour à une situation dans laquelle la traduction n’était qu’une option parmi d’autres, et de sa capacité à prédéterminer les traductions futures. L’irréversibilité se matérialise par l’attachement des acteurs membres du réseau entre eux. Ainsi, « plus les interrelations sont multiples et

croisées, plus les éléments associés sont nombreux et hétérogènes (humains, non humains, conventions…), plus la coordination est forte et plus la probabilité de résistance de la traduction est élevée » (Callon, 1991 : p. 219).

La convergence

Pour que l’innovation soit stabilisée, il faut que les différentes ressources ou intermédiaires circulant dans le RTE soient d’accord entre eux (/convergents). La convergence se définit par la combinaison de deux dimensions, l’alignement et la coordination :

l’alignement : le degré d’alignement résulte des opérations de traduction opérées par un

acteur ou une organisation. Lorsqu’une traduction est réussie, les acteurs sont alignés et leurs intérêts convergents, et vice versa ;

la coordination : il existe différentes formes de coordinations possibles comme les

transactions marchandes, la hiérarchie, le partage de connaissance. Plus le degré de coordination est fort plus l’univers des traductions (la possibilité d’existence de traductions concurrentes) est raréfié et la prévisibilité du réseau importante (Callon, 1991 : p. 216).

Le degré de convergence du réseau est un « indice synthétique qui résulte des degrés

plus un réseau est aligné et coordonné, plus les acteurs qui le composent sont tournés vers un même objectif sans « être à tout moment contestés en tant qu’acteurs ayant une identité

propre » (Ibidem : p. 216). L’hétérogénéité des acteurs représentée par les trois pôles

génériques est dépassée et chacun dans sa spécificité apporte une pierre à l’édifice collectif. La dimension de convergence du réseau est une condition prédominante pour la réussite du projet d’innovation.

Pour conclure, nous pouvons dire qu’un processus d’innovation s’analyse selon plusieurs principes. Toute innovation est le résultat de la confrontation d’un ensemble d’acteurs hétérogènes au sein d’un réseau. L’étude du projet doit respecter ce caractère et inclure les différents acteurs, intermédiaires et relations existantes entre eux. Pour cela, il convient d’adopter une perspective agnostique sur le processus de construction du réseau afin de restituer la constitution dynamique quotidienne en considérant toutes les controverses sans pour autant porter de jugement sur celles-ci. Le degré de réussite du projet s’évalue au final par le degré de convergence et d’irréversibilité du réseau ainsi constitué.

4. Discussion

La théorie de la traduction s’inscrit dans une démarche entamée il y a bientôt quarante ans par plusieurs chercheurs en sciences sociales qui souhaitaient dépasser les conceptions traditionnelles autour de la science et des innovations alors en vigueur. La sociologie des sciences abordait le fait scientifique uniquement par le prisme des hommes qui le font, en considérant que faits scientifiques et faits sociaux sont dissociables et dissociés l’un de l’autre. Les sociologues des sciences ne prennent en compte que la dimension technique du discours des scientifiques, la dimension sociale étant ignorée puisque seuls les sociologues sont supposés capables d’appréhender l’environnement social dans lequel la science se fait. Notre critique de la littérature sur l’alignement stratégique, et plus précisément du SAM, nous semble relativement proche de la critique apportée par Callon et ses collègues à la sociologie traditionnelle. Callon conteste la position dominante du sociologue sur la dimension sociale de son sujet d’étude. Le défaut des sociologues traditionnels est de considérer qu’ils sont les seuls capables de comprendre l’aspect social d’une controverse scientifique du fait de leurs savoirs techniques sociologiques. Dans notre approche critique de l’alignement stratégique, nous développons une critique similaire aux développements théoriques traditionnels. A partir de leurs postulats, ces développements supposent que les managers sont capables de mettre un terme à toute controverse organisationnelle en proposant des solutions adaptées à l’ensemble des dimensions organisationnelles. Le manager omnipotent, spécialiste et rationnel s’appuie sur son savoir, ses compétences et les outils à sa disposition (par exemple les modèles scientifiques comme le SAM) pour traiter toutes les questions liées au management des différentes dimensions organisationnelles (ici des dimensions du SAM). Comme le sociologue des sciences, le manager est le seul acteur impliqué dans la résolution des controverses managériales du fait de son expertise technique (en termes de management) et de sa rationalité. Ainsi, toutes les parties prenantes à une controverse organisationnelle ne peuvent s’exprimer sur cette controverse, au même titre qu’une partie du discours social est ignorée dans la sociologie des sciences. On retrouve ici la perspective technique et managériale des développements autour de l’alignement stratégique marquée par l’hypothèse de passivité des utilisateurs.

Le deuxième volet de la critique proposée par la théorie de la traduction, et plus généralement la théorie de l’acteur-réseau, porte sur la notion de diffusionniste de l’innovation. L’innovation est censée être le fruit d’un processus rationnel et linéaire qui débute dans le laboratoire et qui s’achève par l’acte final du consommateur qui adopte le produit. Cette logique développée par Rogers (1963) considère que toute innovation issue de ce processus est nécessairement bonne et l’échec de sa diffusion est lié au manque de clairvoyance des consommateurs finaux. La logique diffusionniste suppose une dichotomie entre monde social et monde technique : la technique produit, le monde social se l’approprie, et ce dernier n’a pas de prise sur le premier. Par essence, l’innovation est bonne et la société se doit de l’accepter car elle a été définie et développée à partir des besoins des utilisateurs rationnellement définis

a priori par le monde technique. Le sociologue, dans l’étude des innovations, doit se

concentrer sur les questions relatives à l’acceptation ou aux résistances facilitant ou freinant le processus de diffusion. Cette critique de l’approche diffusionniste de l’innovation recoupe la critique que nous apportons à la perspective normative et prescriptive du concept d’alignement stratégique. La solution managériale appliquée dans une organisation et issue des prescriptions rationnelles du modèle ne peut être contestée par les parties prenantes concernées. En effet, cette solution rationnelle, et nécessairement optimale, s’impose à l’ensemble des dimensions de l’organisation, dont les utilisateurs. L’hypothèse de neutralité de ces derniers prend tout son sens puisque face à la rationalité du choix, ils ne peuvent faire autrement que d’accepter son application et sa diffusion. Dans la même logique que la théorie diffusionniste de l’innovation dans laquelle la société n’a pas de prise sur le monde technique, les dimensions des organisations, et particulièrement les utilisateurs, n’ont pas de pouvoir d’influence sur les solutions techniques (ici l’alignement stratégique) et se contentent de suivre les prescriptions du modèle portées par les managers.

La théorie de la traduction offre un ensemble d’outils et de concepts qui permettent de dépasser ses critiques aux approches traditionnelles de la science. Elle propose une analyse socialement compréhensive de la « science en train de se faire » (Latour, 1987). La science (et l’innovation scientifique) sont des phénomènes techniques et sociaux. Ils proposent un ensemble de concepts constitués autour des trois principes de méthode, du modèle de traduction et du réseau technico-économique. Ces trois éléments centraux de la théorie, apportent une lecture complexe des phénomènes en train de se faire qui nécessite de s’extraire des dualités technique/société, humains/non-humains. Ils plaident pour une approche considérant l’ensemble des actants participant collectivement à l’élaboration et à l’émergence

(ou non) d’innovations ou de faits scientifiques. Ceux-ci sont alors le résultat de jeux d’actants dans la constitution de réseaux dont la capacité de concrétisation, donc de succès, se mesure par leur capacité à aligner les intérêts des actants autour d’une problématisation et à rendre leur implication autour de cette dernière irréversible. Le fait scientifique et l’innovation ne sont plus considérés comme le résultat d’un processus linéaire et rationnel mais comme le résultat d’interactions multiples entre actants issues de leurs stratégies délibérées (ou non) et constitutives d’une vision tourbillonnaire ou chaotique marquée de multiples essais et d’erreurs, confrontations, négociations et compromis.

Tant au niveau des critiques que des outils proposés, la théorie de la traduction nous semble être pertinente quant à notre problématique de recherche et aux questions qui lui sont relatives. Elle répond aux deux critères de base dans le choix de notre cadre théorique de référence. De plus, la théorie de la traduction est cohérente avec la SasP (Johnson et al., 2007 ; Dennis et al., 2007) et a régulièrement été mobilisée dans la recherche en SI, et en management en général89. Nous adoptons le positionnement et les concepts issus de la théorie de la traduction pour nous aider dans l’interprétation de nos données empiriques.

89

Objectifs de la Section 2.

 Mobiliser un cadre théorique cohérent avec la SasP et les exigences soulevées dans le Chapitre 1

Résultats de la Section 2.

La théorie de la traduction fait partie intégrante de la practice theory. Elle cherche à dépasser l’approche traditionnelle de la sociologie des sciences qui distinguent nature et société afin de proposer une lecture sociale et technique de la science en train de se

faire. Elle est donc compatible avec la SasP.

 Les critiques apportée à la sociologie traditionnelle sont proches des critiques que nous avons faite à la conception managériale de l’alignement stratégique. Les réponses apportées avec les principes de méthodes semblent compatibles avec la volonté d’ouvrir le modèle aux voix silencieuses des organisations soulevée dans le Chapitre 1.

 La critique de l’approche diffusionniste de l’alignement est similaire à la critique de l’approche normative et prescriptive de l’alignement stratégique. L’approche tourbillonnaire construite sur le modèle de traduction répond aux besoins d’étudier les dynamiques sociales et techniques à l’origine de l’émergence de situation d’alignement dans le cadre de reconfigurations SI.

 La théorie de la traduction offre un ensemble d’outils et de concepts qui répondent aux critiques formulées afin d’analyser les pratiques à l’origine des phénomènes sociotechniques en train de se faire. Ils permettent le dépassement du cadre statique de l’alignement comme un contenu et propose de comprendre les faits sociotechniques comme le résultat jamais figé de la constitution d’un réseau d’actants.

Conclusion

Ce deuxième chapitre apporte une réponse théorique au diagnostic théorique développé dans le chapitre 1. Nous trouvons dans l’approche de la stratégie par les pratiques et de la sociologie de la traduction les interrogations soulevées dans la littérature sur l’alignement stratégique. Notre premier chapitre montre que le concept d’alignement stratégique se caractérise par son statisme et son déterminisme causaliste, par son caractère managérial et technique, ce qui se traduit par la non prise en compte des utilisateurs, et la difficulté des managers à se l’approprier. La SasP développe une critique semblable de la discipline du management stratégique dans son ensemble. Elle conceptualise un cadre théorique qui permet de dépasser le déterminisme des théories classiques de la stratégie en plaidant pour la remise des pratiques au cœur de la réflexion et de l’analyse. Elle offre une perspective plus fine car non systématique des phénomènes organisationnels. Elle insiste pour cela sur la multitude d’acteurs au sein des organisations et la nécessité de comprendre comment les choses se font plutôt que de mesurer comment elles sont. Les modèles théoriques ne sont pas des fins en soi, mais des grilles de lecture (/des pratiques) pour les acteurs qui vont se les approprier et les adapter à leurs besoins (/les praxis). Elle suppose, par le concept de dissociation, que l’application des modèles par le terrain est différente de leurs préconisations. Il convient de s’intéresser à cette dissociation par la confrontation de la théorie aux pratiques dans la perspective d’améliorer, par l’analyse des feedbacks de terrain, les constructions théoriques et d’affiner les modèles préexistants. Notre approche critique de l’alignement stratégique, bien qu’elle ne revête pas exactement cette dimension d’amélioration des modèles, nous semble particulièrement en phase avec l’approche critique du management stratégique et le projet de recherche défendu par la SasP.

Nous considérons la SasP comme un programme de recherche. Elle est à nos yeux un ensemble de postulats et de positions qui guident le chercheur dans l’approche de son sujet d’étude. C’est un cadre théorique qui incite le chercheur à se concentrer sur les pratiques pour ensuite théoriser. En revanche, elle n’est pas une grille de lecture théorique permettant de théoriser, de donner des explications ou du sens à des situations organisationnelles observées. La théorie de la traduction et les développements présentés dans la section 2 sont mobilisés à ce dessein dans notre travail. La compatibilité de l’approche par la SasP et celle de la théorie

de la traduction est naturelle puisqu’elles sont toutes deux issues du practices turn et construites sur le même diagnostique critique de leur champ d’origine, la sociologie des sciences et le management stratégique. De même, les réponses apportées à ces limites sont cohérentes car elles analysent « comment les choses se font » (la science dans un cas, la stratégie dans l’autre). Toutefois, contrairement à la SasP, la théorie de la traduction opérationnalise ses préconisations en développant des modèles théoriques construits sur un ensemble de concepts et de principes de base. Malgré que ces outils aient été développés dans un projet de connaissance spécifique, la sociologie des sciences et de l’innovation, ils respectent les postulats proposés par la SasP. Nous les utilisons comme une source d’inspiration pour analyser les données issues de notre terrain dans le cadre de notre projet de recherche.