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L’étude de Balogun (2007) est une bonne illustration de cette application de la SasP et de la notion de bricolage. Elle étudie le changement organisationnel à travers une étude de cas afin de saisir la réalité des activités impliquées et d’illustrer les problèmes qui émergent dans un processus de restructuration. Son étude, contrairement aux théories dominantes, montre que le changement n’est pas le résultat d’une décision rationnelle de la direction. Il est au contraire un processus émergeant complexe, impliquant l’ensemble des acteurs concernés, dont les managers opérationnels (middle managers). Elle souligne que toute volonté de changement structurel se heurte aux représentations cognitives des acteurs concernés, autrement dit aux éléments appris de l’expérience et des événements passés que l’individu garde en mémoire (Dennis et Dubois, 1976). Dans les organisations, les individus ont une représentation partagée qui leur permet d’agir en cohérence. Tout changement structurel va devoir s’accompagner de changements informels pour faire évoluer la structure cognitive de l’organisation et la rendre adaptée aux nouvelles contingences, issues du changement formel. L’étude de Balogun montre que dans une restructuration organisationnelle, les individus doivent s’engager dans un processus de création de sens pour comprendre les implications qu’aura, pour eux et l’organisation. La conséquence directe de cette observation est que l’analyse d’un processus de changement ne peut faire l’économie d’une analyse de la création collective de sens. Selon Balogun, la SasP est particulièrement adaptée à cette exigence puisqu’au-delà de simplement montrer les limites des modèles traditionnels, elle propose une compréhension plus fine des processus en jeu.

Regnér (2008) se place dans une perspective similaire lorsqu’il étudie les capacités dynamiques (Winter, 2003 ; Eisenhardt et Martin, 2000 ; Helfat, 1997 ; Teece, Pisano et Shuen, 1997) par les pratiques. Il souligne que les théories en management stratégique ne s’intéressent pas aux dynamiques de construction, de développement et de changements des compétences de l’organisation qui amènent un avantage concurrentiel. Il propose de dépasser les simples corrélations entre propriétés structurelles et performance, en concentrant l’attention sur les mécanismes impliqués dans la formation des capacités organisationnelles. La SasP permet donc de compléter la perspective dominante qui ne prête attention qu’aux capacités dynamiques, en donnant du sens aux processus et aux hommes qui en sont à l’origine. De plus, la théorie des capacités dynamiques traite la dynamique du contenu stratégique en se désintéressant des détails du processus et des activités que permettent les capacités. Elle se concentre en effet sur leur utilisation et leur exploitation à un niveau organisationnel. Le chercheur soutient alors que la SasP peut servir à analyser les pratiques quotidiennes des individus en étudiant les micro-fondations qui sous-tendent les capacités organisationnelles, afin d’apporter une perspective dynamique de la stratégie globale. Regnér développe plusieurs arguments montrant que l’approche par les pratiques apporte un complément à l’approche par les capacités dynamiques en développant une perspective dynamique de l’émergence des compétences clés de l’organisation. Regnér en particulier et la SasP en général mettent ainsi les théories en action.

La SasP constitue à nos yeux une base théorique pertinente et efficace pour analyser en pratique les prescriptions et processus apportés par les modèles traditionnels en général et le concept d’alignement stratégique en particulier. Cette perspective permet une analyse plus fine car non systématique des phénomènes organisationnels, en insistant sur la multitude d’acteurs au sein des organisations et la nécessité de comprendre comment les choses se font au lieu d’analyser comment les choses sont. Elle favorise de plus l’étude dynamique des phénomènes organisationnels. Les modèles théoriques ne sont pas des fins en soi, mais des grilles de lecture pour les acteurs qui vont se les approprier et les adapter à leurs besoins à travers ce qu’ils font (leurs praxis).

4. Discussion

La stratégie par les pratiques participe à un virage général dans les sciences humaines autour des pratiques. Elle appelle au dépassement des perspectives traditionnelles de la stratégie. Celle-ci est le fruit d’un ensemble de praxis d’acteurs (les praticiens) qui respectent des logiques plus générales (les pratiques). La SasP se propose de reconsidérer les modèles stratégiques traditionnels en les abordant du point de vue des pratiques.

Le modèle d’alignement stratégique peut être assimilé à une pratique organisationnelle. Il s’est imposé tant chez les chercheurs que chez les praticiens et le concept d’alignement, et surtout l’impact positif de l’alignement sur la performance organisationnelle, est devenu au fil du temps un truisme pour ces deux mondes. Les praticiens et les chercheurs raisonnent et structurent leurs actions par rapport à ce prérequis. Cette pratique s’est imposée au sein des organisations du fait de l’influence combinée de deux types d’acteurs qui l’ont développée, légitimée et approfondie : d’un côté, le IBM Consulting Group et les cabinets de conseil spécialisés en SI et, de l’autre, le monde académique.

L’influence du modèle d’alignement stratégique sur les pratiques est indiscutable. Elle trouve sa source dans le caractère normatif du projet recherche visant à établir une norme d’organisation et de gestion des SI aux organisations, l’alignement stratégique. En revanche, si la volonté prescriptive est manifeste, le modèle et ses développements ne donnent pas de méthodes pratiques (au sens de praxis) pour mettre en œuvre l’alignement stratégique. Les managers se trouvent dépourvus face à ce modèle simple de compréhension, mais incertain dans son application.

A partir de ce constat, se développent les critiques, apportées par Avison et al. (2004) ou Ciborra (1997) sur le caractère inappropriable du modèle pour les praticiens. A ce propos, un ex-dirigeant du IBM Consulting Group nous confiait que ce modèle, derrière son apparence extrêmement simple, est en réalité savamment complexe puisque la logique pratique qui le soutient n’est pas présentée. Cette logique, ajoutait-il, est justement le cœur de compétence du cabinet. La recherche n’a pas non plus aidé à la compréhension des pratiques de l’alignement stratégique puisqu’elle s’est quasi exclusivement consacrée à l’étude de l’alignement comme un état.

S’il serait particulièrement intéressant d’étudier la relation de co-construction du champ et du concept entre les consultants et le monde académique, nous nous en tenons ici, en accord avec notre problématique de recherche, à déplacer l’analyse de l’alignement stratégique du point de vue de la pratique au point de vue des praxis. Nous passons d’une analyse de contenu, à une analyse de l’alignement en train de se faire.

La stratégie par les pratiques nous semble adaptée pour répondre à ce projet de recherche. Toutefois, dans la lignée de Johnson et al. (2007), nous ne considérons pas la SasP comme une théorie qui permette de comprendre une situation. Elle n’apporte ni solutions, ni méthodes de gestion. Elle est à nos yeux un ensemble de postulats guidant le chercheur dans l’approche de son sujet d’étude et un cadre méthodologique l’incitant à se concentrer sur les pratiques pour ensuite théoriser. Elle ne permet pas en soi de donner des explications de situations organisationnelles données. Il est nécessaire de mobiliser une théorie de référence compatible avec les postulats de la SasP. A cet égard, Johnson et al. (2007) proposent, sans être exhaustifs, quatre traditions théoriques qui peuvent être directement utilisées pour répondre au projet porté par la SasP : La théorie de l’acteur réseau, la tradition de l’apprentissage situationnel de Lave et Wenger (1991), les théories institutionnalistes et l’école Carnegie dans le sillage de March et Simon (1958).