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Callon nomme le point de départ du processus « primum movens » (1986 : p. 180). Cette notion renvoie au débat en cosmologie autour de l’existence, ou non, d’un élément fondateur, qui n’a pas de cause à lui-même et qui serait à l’origine de la constitution de notre univers.

Le point de départ du projet de domestication de la coquille Saint-Jacques de la Baie de St Brieuc est un colloque tenu à Brest en 1972 où trois éléments de discussions se sont rencontrés : la découverte par trois chercheurs que les japonais cultivent intensivement les coquilles Saint-Jacques à l’aide de collecteurs qui les protègent durant leur croissance ; la méconnaissance des mécanismes de croissance de l’espèce de coquilles présente dans la Baie (Pecten Maximus) ; une activité de pêche intensive liée à une forte demande des consommateurs qui se traduit par une baisse des volumes indiquant un problème de régénération de l’espèce.

La problématisation

Le premier moment de la traduction est la problématisation ou « comment se rendre

indispensable » (Ibidem : p. 180). La problématisation est le moment au cours duquel un

acteur, ou un groupe d’acteur, formule un problème en identifiant et définissant un ensemble d’actants (des acteurs humains ou non humains) qu’il estime pertinents pour sa résolution. Tous ces actants définis par la problématisation ont leurs propres approches, positionnements et appréhensions du problème initial. L’objectif de la problématisation est de faire en sorte que l’identité et les intérêts des actants qu’elle définit, soit cohérents avec la solution qu’elle apporte. Chaque actant doit adhérer à sa définition par la problématisation et reconnaître cette dernière comme la solution indispensable pour répondre à son problème. La problématisation et l’actant, ou le groupe d’actants problématisant doivent représenter un point de passage obligé pour les actants. Dans ce cas, ces derniers considèrent leurs objectifs atteignables que par la participation à cette problématisation.

La problématisation va au-delà du simple fait de poser une question ou de soulever un problème. Elle met en scène différents actants en définissant leurs identités, leurs liens avec le problème soulevé, et leurs objectifs. La problématisation permet de faire le lien entre ces actants. Elle leur montre ainsi que « ce qu’ils visent, ils ne peuvent pas l’atteindre par

eux-mêmes » (Callon, 1986 : p. 184). La problématisation est un « système d’alliances (...) entre entités dont elle définit l’identité ainsi que les problèmes qui s’interposent entre elles et ce qu’elles veulent » (Ibidem : p. 185).

Les trois chercheurs à partir de leurs observations japonaises et du constat quant à la situation des coquilles Saint-Jacques dans la Baie de St Brieuc se posent la question : les coquilles de la Baie se fixent-elles à l’état de larves sur des collecteurs permettant leur domestication ? Cette question est problématique car si la réponse est négative, alors la solution portée par les chercheurs sera inefficace et à terme la coquille de la Baie disparaîtra et les pêcheurs avec.

Le groupe de trois chercheurs identifient trois types d’actants auxquels ils attribuent à chacun un intérêt dans leur projet. Pour atteindre leurs objectifs, ils doivent passer par le projet de recherche porté par les trois chercheurs :

les marins pêcheurs : ils sont conscients que la disparition, à terme, des coquilles

Saint-Jacques aura un impact désastreux sur leur activité. Pourtant ils ne veulent pas réduire leurs rendements et mettent en danger le renouvellement des stocks en adoptant une logique de profit à court terme. Toutefois, ils sont censés être intéressés par le projet de repeuplement ;

la communauté scientifique : elle est soucieuse d’avoir des connaissances sur une

espèce plutôt méconnue. Elle est censée être intéressée par cette recherche et doit accepter le principe d’une étude in situ des coquilles ;

les coquilles Saint-Jacques de la Baie de Saint-Brieuc : personne ne connaît son

comportement avant le stade adulte. Elle est supposée accepter de se fixer aux collecteurs pour effectuer sa croissance à l’abri de la pêche et des prédateurs qui nuisent à son renouvellement.

La question de la fixation des larves est donc le point de passage obligé pour l’ensemble des actants, dont les chercheurs eux-mêmes puisque leur programme de recherche n’aura de sens que si les larves se fixent. La fixation est la solution pour chaque acteur puisqu’elle contribue à satisfaire les besoins et écarter les menaces.

Encadré 5 : La problématisation des coquilles Saint-Jacques de St Brieuc

L’intéressement

Le deuxième moment de la traduction est l’intéressement, ou « comment les alliances sont

scellées » (Ibidem : p. 185). La problématisation revêt un caractère artificiel puisque si les

actants qu’elle définit ne se reconnaissent pas et n’adhèrent pas, alors elle ne se réalisera pas. Le moment de l’intéressement vise à réaliser, à concrétiser le système d’alliances porté par la problématisation en imposant et stabilisant les identités des actants qu’elle définit.

Figure 16 : L'intéressement (Callon, 1986)

Pour intéresser B, A doit couper tous les liens que « la foule invisible » symbolisant les autres entités actives ou passives (C, D, E), tente d’établir avec B. Ces entités, si elles existent et

entrent en contact avec B, lui donnent une définition alternative à celle de A et remettant éventuellement en question l’engagement qu’elle a avec A.

Une problématisation n’est pas unique. Elle peut être contestée par d’autres problématisations. L’intéressement consiste à isoler les actants identifiés des autres problématisations par n’importe quels moyens. Si l’intéressement fonctionne et que les actants adhèrent à leur définition et se reconnaissent dans la problématisation, la problématisation est validée. Au contraire, si l’intéressement échoue et que les actants se détournent de la problématisation au profit d’autres alternatives, elle est réfutée. Callon ne donne pas de méthode d’intéressement et au contraire il notifie, en citant Feyerabend, que « tout est bon », la force, la séduction, la rhétorique, etc.

Dans le cadre des pêcheurs, si une autre équipe de chercheurs les définis différemment en leur donnant un autre point de passage obligé, alors ceux-ci peuvent ne plus se reconnaître dans la problématisation qu’ont fait d’eux les trois premiers chercheurs. Le projet dans son ensemble n’aboutira pas. Il convient de les convaincre par la séduction en les conviant à des conférences, en leur exposant la situation au Japon, en ciblant les organisations professionnelles, etc.

Les collecteurs représentent en revanche le mécanisme d’intéressement pour les coquilles car ils sont censés mettre physiquement leurs larves en sécurité contre les courants, les prédateurs, les marins pêcheurs, etc. Si cet intéressement est réussi, donc que les larves adhèrent aux principes des collecteurs, alors une partie de la problématisation sera validée.

Encadré 6 : L'intéressement

L’enrôlement

Le troisième moment de la traduction est l’enrôlement ou « comment définir et coordonner les

rôles » (Callon, 1986 : p. 189). L’enrôlement « désigne le mécanisme par lequel un rôle est défini et attribué à un acteur qui l’accepte » (Ibidem : p.189). Il est constitué par l’ensemble

des négociations multilatérales, des ruses ou des coups de force qui permettent à l’intéressement d’aboutir. Le dispositif d’intéressement ne se concrétise pas forcément dans la constitution d’un réseau d’alliances. L’actant, ou le groupe d’actants problématisant, doit agir activement pour intéresser ces actants. La phase d’enrôlement permet de définir et de distribuer les rôles. Cette phase est cruciale car si le rôle est refusé par un actant, cela fragilise le réseau, ce refus pouvant en entraîner d’autres en cascade.

Intéresser les coquilles revient à fixer les larves sur le collecteur. Toutefois, cette fixation n’est pas automatique. Il faut négocier avec les larves pour que celles-ci acceptent le mécanisme d’intéressement, et soient finalement enrôlées dans le projet. Par exemple les larves se fixent mieux à partir de cinq mètres de profondeur. Mais cette fixation est-elle due à un comportement normal de fixation lorsque la larve rencontre un obstacle dans sa chute, ou à l’inverse au fait que les larves évoluent à cette profondeur ? Ainsi, le mécanisme d’intéressement devra être ajusté pour intéresser au mieux les larves et les enrôler. De la même manière quels sont les matériaux les mieux adaptés pour que les larves se fixent aux collecteurs ?

Cet exemple montre que même si les larves ne sont pas des acteurs humains, il faut négocier avec elles, traduire leur volonté afin qu’elles acceptent le projet que les chercheurs ont pour elles et qui est défini et opérationnalisé lors de la problématisation et de l’intéressement.

Encadré 7 : l'enrôlement

La mobilisation

Le quatrième et dernier moment est la mobilisation des alliés ou la représentativité des porte-paroles. L’objectif de la traduction est de fédérer un ensemble d’actants autour d’une problématisation, autrement dit d’inscrire le plus grand nombre d’alliés au sein d’un réseau. Cependant, il n’est pas possible de rallier tous les actants individuellement comme il n’est pas possible de tous les impliquer dans les différentes étapes de la traduction. Il convient pour chaque actant de constituer « une chaîne d’intermédiaires qui aboutisse à un seul et ultime

porte-parole » (Callon 1986 : p. 197). Ces intermédiaires émergent à différents niveaux selon

un processus en cascade. A la fin de ce processus, un porte-parole est désigné, élu ou imposé. Il a la responsabilité de parler au nom du groupe avec les autres actants. Comme le souligne Callon dans son exemple, « une poignée de chercheurs discutent dans une salle close

quelques tableaux de chiffre et quelques diagrammes. Mais ces discussions engagent des populations indénombrables d’acteurs silencieux, coquilles, marins-pêcheurs, spécialistes, qui sont représentés à Brest par quelques porte-paroles » (Ibidem : p. 198). Si la

représentativité des porte-paroles est garantie par consensus, la problématisation et son caractère hypothétique laisse place à la constitution d’un réseau d’actants contraignant (l’acteur-réseau). Celui-ci demeure fragile car contestable à tout moment si « la traduction

impliquant toujours plus les acteurs clés afin de le rendre irréversible donc difficilement contestable

Les chercheurs sont confrontés à trois types d’acteurs dispersés : on dénombre des milliers de coquilles et des centaines de marins pêcheurs dans toute la Baie, ainsi que de nombreux spécialistes des coquilles Saint-Jacques à travers le monde. Suite à des sélections successives, des porte-paroles pour chacun des acteurs ont été désignés : échantillon pour les coquilles ; délégués professionnels pour les pêcheurs ; et collègues assistant aux colloques ou séminaires pour la communauté scientifique.

Les trois chercheurs parlent au nom de chacun de ces actants auprès des différents porte-paroles. Par exemple, ils parlent au nom de la communauté scientifique et des larves auprès des délégués professionnels des marins pêcheurs qui restituent ensuite le discours à la masse des marins-pêcheurs, etc.

Encadré 8 : La mobilisation des alliés