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La traduction comme une trahison

3.2. Analyser un Réseau Technico-Economique (RTE)

L’approche tourbillonnaire de l’innovation engage le chercheur dans l’analyse de l’assemblage d’un ensemble d’éléments hétérogènes articulés au sein d’un réseau. La mise en œuvre des projets d’innovation passe par un rassemblement de membres et d’entités hétérogènes (Callon, 1992). Il nomme ce rassemblement « réseau technico-économique » (Callon, 1991) et le définit comme « un ensemble coordonné d’acteurs hétérogènes (…) qui

participent collectivement à l’élaboration et à la diffusion des innovations, et qui à travers de nombreuses interactions, organisent les rapports entre recherche scientifico-technique et marché » (Callon et Bell, 1994 : p. 17). L’innovation est donc le résultat d’un ensemble

d’interactions et d’allers et retours entre différents acteurs hétérogènes (Mustar et Callon, 1992). Pour étudier les mécanismes par lesquelles ces points de vue hétérogènes sont coordonnés, Callon (1991) introduit la notion de pôles et d’intermédiaires.

Tableau 21 : Comparaison des approches linéaires ou par le réseau de l'innovation

Approche linéaire ou modèle diffusionniste

Approche par le réseau ou modèle tourbillonnaire

Nature de l’innovation

Univoque : elle est décidée a

priori et réalisée à la fin du

processus.

Elle est incertaine car elle dépend de l’interaction des acteurs du réseau.

Processus

d’innovation Processus linéaire et séquentiel. Processus tourbillonnaire et récursif. Acteurs du

processus

Les techniciens (développeurs, ingénieurs, etc.).

L’ensemble des actants concernés de près ou de loin par le projet.

Statut des

utilisateurs Passifs : ils subissent l’innovation. Actifs, ils co-construisent l’innovation. Adoption de

l’innovation Doivent l’adopter (rationalité).

L’adoption entraîne l’adaptation de l’innovation.

Succès de l’innovation

dépend

De ses caractéristiques (techniques, esthétiques, etc.)

intrinsèques.

De l’art d’intéresser le plus grand nombre d’alliés.

Diffusion de

l’innovation Par contagion.

Par l’adoption/adaptation suite aux interactions des actants dans des

controverses.

3.2.1. Le concept de pôle

Callon (1991), reconnaissant la complexité du monde, propose une heuristique qui considère que les réseaux technico-économiques, établissant un pont entre le monde des technosciences et celui du marché (Mustar et Callon, 1992), sont organisés autour de trois pôles principaux (le pôle scientifique ; le pôle technique ; et le pôle économique), et deux pôles intermédiaires (le pôle transfert et le pôle distribution).

Le pôle scientifique : il se caractérise par « la production de connaissances certifiées »

(Callon, Larédo et Mustar, 1995 : p. 417). Il crée des connaissances à travers la publication de documents et assure la formation des personnels (Mustar et Callon, 1992). Il est donc constitué de centres de recherche publics ou privés.

Le pôle technique : il élabore, développe et transforme des dispositifs matériels (artefacts)

dotés d’une cohérence propre et capables de rendre différents services comme des prototypes, des modèles de simulation, des normes et des brevets (Callon et al., 1995). Il est constitué de bureaux d’étude et de développement, de centres techniques, etc.

Le pôle marché : il organise l’expression des demandes de biens ou de services. C’est

donc « l’univers des utilisateurs » (Callon et al., 1995 : p. 418) composé de l’ensemble des réseaux de distribution, de commercialisation, des utilisateurs et usagers qui contribuent de manière plus ou moins organisée à constituer la demande.

Ces trois pôles font partie d’un même monde. Ils sont les éléments qui relient des acteurs aussi différents que « le chercheur qui travaille sur la structure fine des céramiques et un

usager qui souhaite une voiture confortable, consommant peu d’énergie, aux reprises brillantes et… fiables ! » (Callon, 1991 : p. 197). Ils sont accompagnés de deux autres pôles

dits intermédiaires.

Les pôles intermédiaires : le pôle de transfert, situé entre les pôles scientifique et

technique ; et le pôle développement, situé entre les pôles technique et marché et qui comprend essentiellement les entreprises.

Entre ces différents pôles, il n’existe aucune adéquation a priori. Ce sont les interactions, les essais et erreurs qui permettent la constitution du réseau pas à pas. C’est d’ailleurs le rôle des deux derniers pôles de réaliser l’intermédiation entre l’ensemble de ces éléments. L’entreprise doit être envisagée comme un large réseau dans lesquelles activités et fonctions interagissent en permanence et sans ordre préétabli. Toutefois « un réseau ne se limite pas aux seuls

acteurs qui le constituent. Entre ceux-ci circule tout un ensemble d’intermédiaires qui donnent un contenu matériel aux liens qui les unissent » (Callon et al., 1995 : p. 416).

3.2.2. Le concept d’intermédiaire

La notion d’intermédiaire est issue de la confrontation entre économie et sociologie. L’économie a une image stylisée de l’acteur, mais reconnaît toutefois l’existence d’interactions qui impliquent des intermédiaires. La sociologie nous enseigne que les acteurs doivent être définis en fonction de ces interactions. En conséquence, « les acteurs se

saisissent dans l’interaction, dans l’entre-définition et celle-ci se matérialise dans les intermédiaires qu’ils mettent en circulation » (Callon, 1991 : p.199).

Les intermédiaires représentent « tout ce qui circule entre les acteurs et qui constitue la forme

et la matière des relations qui s’instaurent entre eux » (Callon, 1992 : p. 58). Ils permettent

aux acteurs d’exprimer la définition qu’ils se font des autres et qu’ils se font d’eux-mêmes vis-à-vis des autres. Callon utilise et adapte la célèbre formule : « dites-moi quels

intermédiaires sont mis en circulation par un acteur donné, dites-moi qui ils atteignent et comment ils définissent ceux qu’ils atteignent et je vous dirai ce que fait un acteur » (Callon,

1992 : p. 60). Les intermédiaires sont les garants de l’identité des acteurs. Ils donnent un contenu matériel aux liens qui les unissent (Missonier, 2008). Leur présence et leur circulation dans un réseau est le témoin de la nature des interactions entre les acteurs au sein des différents pôles. Callon (1991) définit quatre grands types d’intermédiaires : les textes ou plus généralement les « inscriptions littéraires » (p. 135) ; les artefacts techniques ; et les Humains à travers leurs compétences et leurs savoirs. Les intermédiaires sont donc matériels et immatériels.

La différence entre la notion d’acteur88

et d’intermédiaire est ténue. Un acteur est « toute

entité (…) qui définit et construit (…) un monde peuplé d’autres entités, les dote d’une histoire, d’une identité et qualifie les relations qui les unissent » (Callon, 1991 : p. 206). Il est

un intermédiaire auquel la mise en circulation d’autres intermédiaires est imputée. Ce n’est pas l’essence, la forme d’un acteur qui le distingue d’un intermédiaire. Cette distinction ne peut se faire qu’à partir de l’observation. Callon donne l’exemple d’une centrale nucléaire qui est, selon la place attribuée dans l’étude, soit un intermédiaire soit un acteur. Callon souligne alors cet « infime déplacement qui fait passer un groupement [la centrale nucléaire est un groupement d’humains et de non-humains] de l’état d’acteur à celui d’intermédiaire. C’est

une question de point d’arrêt. Ou bien on se fixe sur le groupement sans aller au-delà et on obtient l’acteur. Ou bien on passe à travers lui pour remonter le réseau et on obtient l’intermédiaire. » (p. 208). Notons que l’acteur peut être hybride combinant différents

éléments. Il peut en outre être individuel ou collectif. Callon parle de « variabilité de

l’acteur » (p. 208).

Callon et al. (1995 : p. 419) proposent une représentation graphique ou morphologique (Missonier, 2008) d’un RTE (Figure 16).

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