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La traduction comme une trahison

3.1. L’origine du concept : une analyse nouvelle de l’innovation

Dans une série d’articles publiés en 1988 (a, b), Akrich, Callon et Latour s’intéressent à la notion d’innovation. Ces recherches se positionnent dans une perspective plus large de mise en convergence des approches économiques des changements techniques et de la sociologie des sciences à travers la notion de réseau (Mustar et Callon, 1992). L’innovation est la capacité d’attraction qu’un nouveau produit, qu’une invention a sur les clients consommateurs. Est innovant ce qui est neuf, mais surtout ce qui est adopté. Akrich et al. (1988a) parlent de « sanction positive de l’utilisateur ». Mustar et Callon (1992) distinguent deux types d’approches de l’innovation, l’approche linéaire et l’approche par le réseau

3.1.1. L’approche linéaire de l’innovation

Cette approche est construite sur les travaux de Schumpeter (1934, 1939) et la théorie néo-classique moderne de la croissance économique (Akrich et al. 1988a). Dans ce modèle, l’innovation est le produit du choix réalisé par les entreprises quant à une technologie adaptée à l’état de son marché. L’innovation décrit le processus par lequel les entreprises adoptent et diffusent des technologies qui auront été constituées a priori et à l’extérieur de son système économique. Mustar et Callon soulignent que « le progrès technique est alors considéré

comme exogène au fonctionnement de l’économie, son principal moteur étant la recherche-développement » (1992 : p. 116). Pour Schumpeter, l’innovation est le résultat d’une prise de

décision par un entrepreneur qui fait le lien entre « deux univers aux logiques et aux horizons

approche, marquée par l’analyse néo-classique, a été remise en question sans que soit pour autant abandonnée la perspective linéaire de l’innovation.

Les deux hypothèses du modèle néo-classique (le choix par les entreprises de technologies existantes sur le principe de maximisation du profit) ont été discutées par de nombreux auteurs qui cherchent à inscrire les utilisateurs dans la constitution de la technologie (Rosenberg, 1982 ; Von Hippel, 1988). Ils montrent que les décisions passées des entrepreneurs impliquent une irréversibilité dans les processus de choix des techniques (Nelson et Winter, 1982). La technologie développée est réencastrée dans son système économique. Mustar et Callon (1992 : p. 118) parlent d’un « changement technique

évolutionniste » caractérisé par les liens étroits entre le processus d’innovation et la structure

institutionnelle dans laquelle il a lieu. L’innovation est le résultat d’une mise en relation de ressources internes et externes par de multiples boucles, comme autant d’étapes irréversibles et successives.

Ces deux approches, bien que différentes, sont constitutives de la théorie diffusionniste de l’innovation développée par Rogers (1963). Celle-ci considère qu’un produit est une innovation s’il a la capacité à se diffuser dans la société à partir de ses qualités intrinsèques. Ce sont elles qui permettent d’expliquer la plus ou moins grande vitesse de diffusion de l'innovation qui, comme dans un phénomène épidémiologique, convainc de plus en plus d'utilisateurs potentiels. Ceci explique la schématisation de la diffusion par « ces courbes

logistiques bien connues qui illustrent la propagation des innovations » (Akrich et al., 1988a :

p.18). Ces courbes montrent comment le processus touche différentes catégories de consommateurs, des plus enthousiastes jusqu’aux plus réticents à la technologie. Le produit est initialement approprié par une minorité de consommateurs, les consommateurs innovateurs ou d’adoptants précoces, puis par une part de plus en plus large du marché composée de la majorité précoce et tardive et, pour finir, par les retardataires et les réfractaires (Rogers, 1963). Le processus de diffusion est construit sur l’idée de la séduction des consommateurs par les qualités de l’innovation.

Comme le rapportent Akrich et al. (1988b : p. 19), le processus diffusionniste ne fait que suivre la maxime de l’exposition universelle de Chicago en 1933 : « la science découvre,

l’industrie applique et l’homme suit ». Le produit est optimisé en chambre et est considéré

comme la solution la plus satisfaisante en vertu des principes de construction en boucles et de maximisation rationnelle. Du fait de ses qualités objectivement bonnes, il n’est pas

concevable que le produit soit un échec lors de sa mise sur le marché. S’il y a échec, la défaillance n’est pas de la responsabilité des techniciens ou de la technique, mais uniquement des consommateurs. Cette négation des opinions exprimées par une catégorie d’acteurs est appelée « procès d’accusation » par Akrich et al. (1988a, b). Puisque la technologie proposée ne saurait être remise en cause, c’est aux utilisateurs de s’adapter de gré, de force, ou… de guerre lasse.

L’innovation est clairement séparée de son environnement qui n’a pas de prise sur elle, si ce n’est par sa capacité à accepter ou refuser son adoption. Boullier souligne dans cette perspective que c’est « le milieu d'accueil qui va se transformer (…) les études de diffusion

ont principalement servi au marketing de produits qu'il fallait diffuser à tout prix en faisant jouer les acteurs les plus favorables à l'innovation, les leaders d'opinion etc… » (1989 : p.

32).

Callon et Latour (1985) soulignent que l’utilisation du terme diffusion suppose que l’étude de l’innovation se fait après coup, et qu’elle se focalise sur les trajectoires d’échecs et de réussites à défaut de le faire sur le processus d’innovation en tant que tel. Ces récits rationnalisent a posteriori la trajectoire de l’innovation. Akrich et al. (1988a) notent qu’il faut se « méfier comme de la peste des récits édifiants qui invoquent après coup l’absence de

marché, les difficultés techniques ou les coûts rédhibitoires [alors qu’à] chaud toutes ces questions sont controversées » (p. 4). En effet, les discours tendent à couper l’accès au travail

de construction de l’innovation, aux orientations prises à chaque fois qu’il a fallu réaliser un choix technique.

L’exemple du véhicule électrique ou VEL (Callon, 1979) est édifiant. Il montre qu’il est aisé après coup d’affirmer l’inexistence d’un marché pour ce type de véhicules, l’irréalisme des techniques envisagées ou encore que les progrès des moteurs thermiques les rendraient beaucoup plus compétitif en termes environnementaux. Or, une analyse à chaud montre que les réponses à ces questions n’étaient pas aussi tranchées lorsque le projet de VEL était envisageable par la majorité. Elle met en évidence que la situation de Renault était plus menacée que celle qu’on lui attribue a posteriori, du fait de la remise en cause du paradigme du moteur thermique, de l’impact du choc pétrolier sur les prix du brut et des perspectives offertes par le VEL.

La conception diffusionniste tend à restituer le processus en faisant intervenir dans l’explication des éléments connus uniquement en fin de parcours qui conduisent à censurer, réévaluer ou disqualifier des positions, des arguments adoptés à un moment particulier (Akrich et al., 1988a). Ce caractère rétrospectif incite l’analyste à prendre parti a posteriori pour une solution plutôt qu’une autre, puisqu’il a en main l’ensemble des éléments. Pour revenir sur le moteur électrique, il est évident aujourd’hui, avec notre recul de trente ans sur l’étude menée par Callon, d’affirmer que les solutions proposées par les défenseurs de la solution électrique étaient séduisantes mais irréalistes. Pourtant, lorsque celles-ci ont été proposées, il était tout aussi rationnel de penser que le VEL présentait une solution d’avenir ayant vocation à concurrencer durablement, voire définitivement, l’industrie automobile traditionnelle.

Dans une approche diffusionniste, le sociologue ne s’intéresse pas à l’aspect technique de l’objet étudié. Cette dimension est du ressort des ingénieurs et des techniciens. Par essence l’innovation est bonne et la société se doit de l’accepter car elle a été déterminée rationnellement à partir de besoins supposés des utilisateurs. Le sociologue doit, en revanche, porter son attention sur les questions relatives à l’acceptation ou aux résistances des populations qui freinent le processus de diffusion (Boullier, 1989). Des critères culturels, sociaux ou des prédispositions à l’acceptation des innovations sont mis en avant pour expliquer ces différents rythmes.

On retrouve ici la séparation entre les mondes sociaux et techniques, base de la critique de la sociologie traditionnelle par la sociologie de la traduction. Akrich et al. (1988a, b) proposent ainsi une approche alternative qui considère que l’innovation est le fruit de mouvements erratiques impliquant une multitude d’acteurs hétérogènes.

3.1.2. L’approche de l’innovation par le réseau

Mustar et Callon (1992) opposent au modèle linéaire une approche par les réseaux construite sur des études empiriques « à chaud » (Akrich et al., 1988a) et portée par des sociologues des sciences, des historiens des techniques et des économistes de l’innovation.

Ce modèle alternatif analyse l’innovation technique comme le résultat d’un processus faisant intervenir un ensemble d’acteurs hétérogènes. Cette approche de l’innovation, défendue par Akrich et al. (1988a, b), vise à restituer l’innovation telle qu’elle se fait. Ils préconisent une

approche neutre des controverses qui apparaissent et se résolvent au cours du processus. On reconnait ici l’attitude agnostique prônée par Callon (1986). Cette exigence méthodologique de l’approche par les réseaux, ouvre la voie à un positionnement au plus près des acteurs et de leurs expériences avec la volonté de ne pas tomber dans l’écueil d’une explication rétrospective linéaire. « Analysée à chaud, l’innovation laisse apparaître une multiplicité de

décisions hétérogènes, souvent confuses, dont on ne peut a priori décider si elles seront cruciales ou non, et qui sont prises par un grand nombre de groupes différents et souvent antagonistes » (Akrich et al., 1988a : p. 6).

Cette complexité des processus d’innovation est parfaitement retranscrite par l’ensemble des illustrations proposées par Akrich et al. (1988a, b) ou Latour (1987). Ces exemples montrent combien les processus d’innovation sont incertains et nécessitent des décisions importantes pourtant rarement prises sur la foi de procédures indiscutables. Toutefois, elles ne sont pas non plus le fruit de l’aléa ou de l’arbitraire. Akrich, Callon et Latour définissent ainsi l’approche tourbillonnaire de l’innovation construite sur l’art de l’intéressement (1988a) et l’art de trouver les bons porte-paroles (1988b). Comme nous l’avons abordée, l’histoire des innovations dépasse la simple propagation d’un produit selon un principe de tâche d’huile. Elle suit un processus chaotique, tourbillonnaire, marqué d’essais et d’erreurs, de confrontations, de négociations et de compromis (Missonier, 2008). Les résultats de ce processus sont imprévisibles et nécessitent d’être représentés sous forme de boucles itératives dans lesquelles « l’innovation se transforme redéfinissant ses propriétés et son public » (Akrich et al., 1988b : p. 21).

Cette approche analyse le succès d’une innovation par sa capacité à intéresser des acteurs de plus en plus nombreux. Elle rejette l’idée que le contexte socio-économique soit connu une bonne fois pour toute lorsque le produit est défini hors de toute interaction avec lui. Elle l’encastre au contraire dans un réseau d’acteurs hétérogènes qui vont le reprendre, l’amender, le redéfinir et le déplacer. L’innovation s’appréhende d’un point de vue sociotechnique. Les exemples développés par Akrich (1985) autour de la diffusion d’une technologie d’éclairage photovoltaïque en Afrique, ou par Callon au travers de l’étude de la trajectoire du projet VEL, illustrent parfaitement l’art de l’intéressement. Ces échecs montrent l’importance des liens qui existent et unissent les objets techniques à l’ensemble des acteurs qui les manipulent (Akrich et al. 1988b). Par conséquent, « le modèle de l’intéressement met en scène tous les acteurs qui

et les intérêts plus ou moins organisés qu’il suscite » (Akrich et al., 1988a : p. 22). L’analyse

de l’innovation montre que celle-ci est le fruit de l’agrégation d’intérêts hétérogènes, l’intéressement, afin qu’un nombre croissant d’alliés consolident la solution construite. Cette analyse sociotechnique contextualise l’innovation et la place au centre d’une multitude de groupes sociaux, certains alliés, d’autres adversaires ou simples sceptiques, qui défendent chacun leurs propres objectifs.

L’objet technique final est un compromis satisfaisant entre les caractéristiques techniques et les revendications des usagers. L’innovation réussie est « celle qui stabilise un arrangement

acceptable à la fois par les acteurs humains (utilisateurs, négociants, réparateurs…) et par les entités non humaines (électrons, tubes, batteries…) » (Akrich et al., 1988b : p. 4). Ces

négociations constitutives du processus tourbillonnaire sont menées par les porte-paroles, les représentants. Ils vont interagir et négocier pour mettre en forme et finaliser le projet à travers la confrontation de l’ensemble des discours. Les échecs d’innovation ne sont généralement pas la conséquence d’une incompétence ou d’une inadaptation, mais plutôt d’un manque de ressources ou de volonté d’engagement dans « cette inlassable activité de compromission au

nom d’une conception hautement idéalisée de la virtuosité technologique » portée par le

modèle de la diffusion(Akrich et al., 1988b : p. 6). Le modèle de la traduction développé par Callon (1986) est une méthode de description de ce processus tourbillonnaire.