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La stratégie américaine de l’AKP

Hésitations et tentatives de repositionnement dans le monde de l’après-guerre froide (1991-2002)

Chapitre 3. L’expérience d’un premier mandat (2002-2007)

3.3. La mise en œuvre d’une diplomatie active, conciliant alliance américaine et ouverture multidimensionnelle

3.3.1. La stratégie américaine de l’AKP

Le visiteur curieux qui, de passage à Istanbul ou Ankara, se rend dans quelques librairies turques ne peut manquer d’être surpris par le nombre d’ouvrages à succès mentionnant des conspirations américaines – dont la réalité varie grandement selon les cas. Mais plus étonnant encore est la présence de nombreux livres évoquant des liens entre l’AKP et les États-Unis, et développant la thèse que le premier serait une création ou en tout cas l’instrument des seconds. On peut ainsi mentionner l’ouvrage de Bekir Öztürk, assimilant l’AKP à un « projet américain89 », et sorti en 2016. La couverture de l’ouvrage (2ème édition), associant la lampe symbole du parti aux drapeaux américain et israélien, à la CIA et la NSA, à l’étoile juive et à la pyramide maçonnique, renvoie certes à des clichés complotistes peu sérieux. L’auteur, polémiste ayant publié de nombreux ouvrages hostiles à l’AKP, a cependant un réel succès en Turquie. Beaucoup plus sérieux, précis et mieux sourcé, l’ouvrage du journaliste Merdan Yanardağ90, qui reprend la même thèse, a connu un grand succès et plusieurs rééditions. Dans un climat de tensions récurrentes entre Ankara et Washington, le succès de telles publications peut surprendre. Et pourtant, si l’on observe cette période allant de 2002 à 2007, on constate qu’une convergence nette s’observe alors entre les objectifs de l’AKP et les projets américains pour le Moyen-Orient. Dans les dernières années, les crises liées au conflit irakien affaiblissent lentement cette entente, mais Washington reste alors une cible privilégiée de l’activisme diplomatique turc.

88Ibid.

89 ÖZTÜRK Bekir. Küresel Kukla AKP : Bir Amerikan Projesi [La poupée globale AKP : Un projet américain]. Istanbul : Altaylı, 2ème édition, 2017 (1ère édition : 2016).

90 YANARDAĞ Merdan. Bir ABD Projesi Olarak AKP : Operasyon Partisi [L’AKP, un projet des USA : Le parti de l’opération]. Istanbul : Kırmızı Kedi Yayınevi, 7ème édition, 2016 (1ère édition : 2007).

158 3.3.1.1. L’inscription de l’AKP dans le « Projet de Grand Moyen-Orient »

Un préalable indispensable ici est de définir ce que représente le « Projet de Grand Moyen-Orient » [Greater Middle-East Project ou Initiative, PGMO]. Le « Grand Moyen-Orient » désigné dans cette doctrine correspond au Moyen-Orient stricto sensu (de l’Égypte à l’Iran, et de la Turquie à la péninsule Arabique91), auquel sont adjoints les pays arabophones d’Afrique, et l’ensemble dit « AfPak » (Afghanistan et Pakistan). Après les attentats du 11 septembre, l’administration américaine et les équipes du président George W. Bush envisagent une nouvelle approche de cette région, sous l’influence des néo-conservateurs. L’idée est de permettre la démocratisation et le développement économique de ces pays, tout en cherchant à résoudre le conflit israélo-palestinien, ce qui devrait mettre un terme aux mouvements terroristes et aux conflits régionaux92. Ces orientations sont publiquement précisées lors du sommet du G8 à Sea Island, aux États-Unis, qui se tient du 8 au 10 juin 200493.

Or, comme le notent Bayram Sinkaya et Hüseyin Bağcı, un rôle essentiel est prévu pour Ankara dans ce projet :

« La Turquie apparaît comme un associé idéal dans le cadre du PGMO, avec la prise en considération de son identité d’État laïc et démocratique au sein du monde musulman et d’allié des États-Unis depuis de longues années94. »

À cet équilibre s’ajoute le poids militaire, économique, diplomatique et démographique du pays, qui en fait un acteur incontournable dans tout projet global concernant le Grand Moyen-Orient. Le pays apparaît déjà comme « une vitrine, un exemple pour le reste du monde musulman95. » C’est ce qui pousse Ross Wilson, ambassadeur des États-Unis à Ankara, à déclarer que la Turquie, « en montrant comment fonctionner et prospérer […] est le leader des pays de la région96 ». En juillet 2002, Paul Wolfowitz, secrétaire adjoint à la défense de George

91 Le lecteur attentif se rappelle que l’emploi du terme « Moyen-Orient » dans cette thèse renvoie à une acception plus large, incluant aussi le Maghreb, mais qui reste plus restrictive que le « Grand Moyen-Orient » ici évoqué.

92 CAROTHERS Thomas, OTTAWAY Marina. « The Greater Middle East Initiative: Off to a False Start ». Carnegie Endowment for International Peace (en ligne). Document de travail : Policy Brief, 29 mars 2004. Disponible sur : http://carnegieendowment.org/files/Policybrief29.pdf (dernière consultation: 29 décembre 2017).

93 ROUGIER Bernard. « Champ libre Le Grand Moyen-Orient : un moment d’utopie internationale ? » Critique Internationale, n° 26, 2005, p. 79.

94 BAĞCI Hüseyin, SİNKAYA Bayram. « Büyük Ortadoğu Projesi ve Türkiye : AK Parti’nin Perspektifi » [Le projet de Grand Moyen-Orient et la Turquie : la perspective de l’AKP]. Akademik Orta Doğu [Moyen-Orient Académique], vol. 1, n° 1, 2006, p. 23. Traduction de l’auteur.

95 BOZDÉMIR Michel. « La Turquie désorientée, ou l’émergence d’une puissance régionale ? » Maghreb-Machrek, n° 207, printemps 2011, p. 103.

96 Cité dans JOSSERAN Tancrède. La nouvelle puissance turque : L’adieu à Mustapha Kemal. Paris : Ellipses, 2010, p. 38.

159 W. Bush, tient des propos similaires, devant le think tank turc TESEV. Il estime que les valeurs « modernes » et « démocratiques » turques sont nécessaires à la lutte contre le terrorisme, et que le pays peut représenter un « bon exemple97 ». Cependant, il convient d’aller plus loin encore : ce n’est pas seulement la Turquie, comme État musulman mais laïc et allié de l’Occident qui intéresse les stratèges américains. C’est l’AKP lui-même, comme parti capable d’incarner une force politique musulmane mais compatible avec le libre-marché, la démocratie et l’alliance américaine. Meliha Benli Altunışık synthétise très bien le glissement du point de vue américain :

« Au départ, lorsque la Turquie était mise en concurrence avec l’influence iranienne en Asie Centrale et en Azerbaïdjan, ce qui comptait le plus était son caractère laïque et démocratique, qui s’opposait à la théocratie iranienne. En revanche, dans le monde de l’après-11 septembre, c’est l’identité de la Turquie comme État musulman et démocratique qui est mise en avant. Les États-Unis croient fermement que ce n’est pas la laïcité, mais sa qualité d’État musulman démocratique qui a rendu la Turquie plus attrayante pour le monde islamique98. »

Dans la logique américaine, l’évolution de l’AKP peut en faire un modèle, dans le cadre d’un projet qui, en conséquence de la démocratisation annoncée de la région, doit anticiper la victoire électorale de forces issues de l’islam politique99. Or, il se trouve que cette analyse rencontre une réception favorable au sein des cercles dirigeants de l’AKP.

Sous l’impulsion de Cüneyd Zapsu, Egemen Bağış et Yalçın Akdoğan100, on peut considérer que l’AKP vit un véritable « moment américain » de 2001 jusqu’à 2003 – et même au-delà, malgré l’émergence des premières crises liées à la guerre en Irak. Encore faut-il préciser que le parti n’est pas unanime sur la question. Ainsi Ahmet Davutoğlu parait-il très peu impliqué dans le PGMO ; et lorsqu’il le citera ultérieurement, c’est avec un regard très critique101. Bülent

97 Cité dans BAĞCI Hüseyin, SİNKAYA Bayram. Op. cit., p. 23-24.

98 BENLI ALTUNIŞIK Meliha. « La question du ‘modèle turc’ ou le soft power de la Turquie au Moyen-Orient ». In SCHMID Dorothée (dir.). La Turquie au Moyen-Orient : Le retour d’une puissance régionale ? Paris : CNRS, 2011, p. 130.

99 UZGEL İlhan. « ABD ve NATO’yla ilişkiler » [Les relations avec les États-Unis et l’OTAN]. In DAYIOĞLU Ali, ORAN Baskın, ATAT Funda Keskin et.al. Türk Dış Politikası : Kurtuluş Savaşından Bugüne Olgular, Belgeler, Yorumlar [La politique étrangère turque : Phénomènes, documents et commentaires de la guerre d’indépendance à nos jours]. Istanbul : Iletişim Yayınları, 2013, vol. 3, p. 267-269.

100 Pour rappel, leur rôle dans l’orientation pro-américaine de la politique étrangère de l’AKP a été précisé dans la dernière section du deuxième chapitre de cette thèse. Par ailleurs, leur rôle d’intermédiaire avec les responsables américains est évoqué dans la section 1 du premier chapitre.

101 DAVUTOĞLU Ahmet. Teoriden Pratiğe : Türk Dış Politikası Üzerine Konuşmalar [De la théorie à la pratique : Entretiens au sujet de la politique extérieure turque]. Istanbul : Küre Yayınları, 2013, p. 112-113.

160 Arınç, pour sa part, président de l’Assemblée Nationale (2002-2007), s’oppose clairement aux conceptions américaines, et mènera notamment la fronde parlementaire contre l’accord turco-américain relatif à la guerre en Irak et rejeté le 1er mars 2003102. Le ministre des Affaires étrangères Yaşar Yakış, pour sa part, se montre loyal envers son gouvernement à l’époque, mais explique avoir toujours été sceptique envers les projets américains pour le Moyen-Orient103. En revanche, on retrouve dans le discours de Recep Tayyip Erdoğan et Abdullah Gül de nombreuses références au PGMO. Le premier déclare ainsi que les objectifs turcs sont « compatibles » avec ce projet, puisque le pays souhaite aussi « voir un Moyen-Orient plus démocratique, plus libre, plus pacifique104 » ; lors du Congrès de l’AKP en mars 2006, il renchérit : « Nous sommes les meneurs du projet de Grand Moyen Orient. C’est notre devoir!105 ». Abdullah Gül semble aller dans le même sens lors du sommet de l’OCI à Téhéran, en mai 2003 : son discours y insiste très nettement sur l’importance pour la région de prendre une nouvelle orientation, qui passe notamment par une démocratisation approfondie106. Comment expliquer cette adhésion de l’AKP au PGMO ? Il apparaît en réalité que celle-ci relève avant tout d’une convergence conjoncturelle d’intérêts. D’une part, elle permet au parti de s’inscrire dans les valeurs démocratiques et libérales traditionnellement associées à l’Occident, en montrant que ces dernières sont compatibles avec l’islam politique107 ; d’autre part, elle favorise le discours de l’AKP favorable à des réformes politiques dans le monde musulman108 ; elle s’inscrit également dans une volonté de rapprochement entre l’Occident et l’Islam, perçue comme nécessaire à la stabilisation de l’environnement régional turc109 ; enfin, elle doit permettre de faciliter l’accès de la Turquie à l’UE110. Il faut cependant noter que les

102 STEIN Aaron. Turkey’s new foreign policy : Davutoglu, the AKP and the Pursuit of Regional Order. Londres : RUSI, 2014, p. 22.

103 Entretien avec l’auteur, 28 mars 2018.

104 ERDOĞAN Recep Tayyip. « A Broad View of the ‘Broader Middle East’ ». Russia in Global Affairs, vol. 2, n° 3, juillet-septembre 2004, p. 129.

105 Cité – tel quel – dans JOSSERAN Tancrède. Op. cit., p. 36. Il est difficile de retrouver le texte complet de l’intervention. Ce passage apparaît néanmoins dans une vidéo partagée sur Facebook, et disponible via le lien suivant : https://www.facebook.com/HalklarUyaniyor/videos/1768339390093197/ (dernière consultation : 30 janvier 2018). Celle-ci compile les extraits d’entretiens ou de discours au cours desquels Recep Tayyip Erdoğan apporte son soutien au PGMO. Étant donné la nature politique de la page partageant la vidéo, et le caractère incomplet des extraits, présentés sans élément de contexte, il convient bien sûr de les regarder avec une grande prudence. Ils permettent à tout le moins de constater que le PGMO est régulièrement évoqué par Recep Tayyip Erdoğan et que ce dernier considère que la Turquie est impliquée dans ce processus et peut même se l’approprier en partie.

106 UZGEL İlhan. Op. cit., p. 266.

107 BAĞCI Hüseyin, SİNKAYA Bayram. Op. cit., p. 28.

108Ibid., p. 29.

109 BAĞCI Hüseyin. « The Greater Middle East Project and Turkey’s Attitude towards It ». In MARCHETTI Andreas (dir.). The CSCE as a Model to Transform Western Relations with the Greater Middle East. Bonn : Zentrum für Europäische Integrationsforschung, 2004, p. 92.

161 responsables politiques de l’AKP ont leur propre conception du PGMO. En particulier, Recep Tayyip Erdoğan précise, peu après le sommet du G8 à Sea Island, que sa réussite ne peut être envisagée sans une résolution équitable du conflit israélo-palestinien111.

Concrètement, la Turquie participe dans les premières années à la stratégie du PGMO de deux manières : une concertation régulière avec les acteurs de ce projet, en particulier les Américains ; et la mise en avant de son modèle politique comme exemple pour la région. Son engagement est particulièrement marqué lors de la réunion de Sea Island, qui réunit les acteurs régionaux en marge du G8, du 8 au 10 juin 2004. Il est remarquable que la Turquie soit l’un des rares pays musulmans à accepter l’invitation de George W. Bush. Sollicitées, en effet, la Tunisie, l’Égypte et la Jordanie refusent de participer aux discussions, en raison notamment de la publication dans le quotidien londonien Al-Hayat du document de travail destiné aux diplomates – une fuite perçue comme une tentative de passer au-dessus des gouvernements112. À cette occasion, la Turquie assure, aux côtés du Yémen et de l’Italie, la coprésidence du « Dialogue pour l’Assistance Démocratique », un mécanisme pensé pour assurer la démocratisation d’un Moyen-Orient que la guerre toute récente en Irak a profondément déstabilisé113. C’est à la même époque qu’émerge dans le discours public turc l’idée de représenter un modèle potentiel pour la région. Ainsi Recep Tayyip Erdoğan déclare-t-il le 27 mai, quelques jours avant le sommet du G8 : « La Turquie sera un pays exemplaire. N’ayez aucun doute là-dessus. Être un pays modèle ne nous amoindrira pas, au contraire cela nous grandira114. » Le soutien turc au PGMO ne suffit cependant pas à solidifier le partenariat avec les États-Unis, et ce dernier va être fragilisé par plusieurs crises après l’invasion de l’Irak.

3.3.1.2. Un succès mitigé de coopération en Irak

La guerre d’Irak est un intéressant terrain pour observer comment l’AKP tente de traduire par les actes le nouvel activisme diplomatique qu’il revendique, dans le cadre parallèle d’une entente plus rapprochée avec les États-Unis. Elle révèle une Turquie plus dynamique, qui tâche d’imposer son propre agenda à son partenaire américain… mais montre aussi les limites de cette

111 ÇONGAR Yasemin. « Bu ortaklığı küçümsemeyin » [Ne minimisez pas ce partenariat]. Milliyet, 14 juin 2004.

112 YANARDAĞ Merdan. Op. cit., p. 111-112.

113 BAĞCI Hüseyin, SİNKAYA Bayram. Op. cit., p.24.

162 politique, les crises qui en résultent finissant par fragiliser le partenariat entre Ankara et Washington.

Pourtant, à partir du voyage à Washington de Recep Tayyip Erdoğan (dont le parti n’était pas encore au pouvoir) en janvier 2002, la forte convergence entre l’administration de George W. Bush et les élites de l’AKP avait permis une coopération harmonieuse, notamment après l’arrivée au pouvoir de ce dernier, en novembre. Aussi, lorsque l’éventualité d’une intervention américaine en Irak semble se préciser, début 2003, la Turquie apparaît naturellement comme un partenaire fiable pour Washington. Encore faut-il nuancer, comme souvent en matière diplomatique, cette bonne entente affichée : comme le rappelle Charles Sitzenstuhl dans l’ouvrage tiré de son mémoire, le gouvernement turc doit composer avec une opinion publique majoritairement hostile aux visées américaines115. Il n’en reste pas moins que, devant le caractère inéluctable de l’intervention voulue par George W. Bush et les néo-conservateurs, le gouvernement de l’AKP cherche un terrain d’entente avec Washington. Il semble que ce dernier ait été voulu par Abdullah Gül et Recep Tayyip Erdoğan, qui font la même analyse que les cadres militaires turcs : malgré leur crainte d’une partition de l’Irak qui pourrait favoriser l’apparition d’un Kurdistan indépendant et des conséquences économiques d’une guerre, ils font le constat que l’administration américaine est décidée à attaquer le régime de Saddam Husseïn. Il apparaît en conséquence plus pragmatique de passer un accord avec Washington pour garantir les intérêts turcs116. Yaşar Yakış résume ainsi la position du gouvernement turc sur le moment : « nous étions hostiles à une intervention en Irak ; toutefois, lorsqu’il est apparu que celle-ci serait inévitable, nous avons souhaité qu’au moins, elle se fasse sans mettre en danger les intérêts de notre pays117. » Le 27 février 2003, il est décidé que la Turquie autorisera le positionnement de 40 000 hommes et 9000 véhicules américains sur son sol, en vue de l’invasion de l’Irak ; en retour, elle recevra 30 milliards de dollars (dont 6 milliards de dons) des États-Unis118.

C’est alors qu’éclate une crise inattendue qui révèle combien le partenariat entre l’AKP et l’administration américaine demeure fragile. Le 1er mars 2003, en effet, l’Assemblée Nationale refuse d’entériner l’accord négocié par le gouvernement. Ce refus permet de mettre en lumière l’hostilité d’une partie de l’AKP à la politique américaine. Bülent Arınç, président de

115 SITZENSTUHL Charles. La diplomatie turque au Moyen-Orient : Héritages et ambitions du gouvernement de l’AKP 2002-2010. Paris : L’Harmattan, 2011, p. 151 et 154. Voir aussi BALCI Ali. Op. cit., p. 294.

116 STEIN Aaron. Op. cit., p. 22.

117 Entretien avec l’auteur, 28 mars 2018.

163 l’Assemblée Nationale, joue un rôle crucial dans cette crise ; issu de l’aile conservatrice du parti et ayant la réputation d’être en rivalité avec Recep Tayyip Erdoğan119, il convainc certains députés de l’AKP de voter contre l’accord. Ceux-ci acceptent d’autant plus volontiers qu’ils sont sensibles à la très forte hostilité de leurs électeurs aux projets américains120. De plus, au sein même des conseillers du gouvernement, l’accord négocié par celui-ci ne fait pas l’unanimité ; Ahmet Davutoğlu lui-même s’y montre hostile121. Il en résulte que 97 députés de l’AKP rejoignent ceux de l’opposition pour voter contre le texte ; ce dernier n’obtient que 264 votes en sa faveur, face à 250 votes contre et 19 abstentions122. En vertu de l’article 96 de la Constitution turque, la majorité qualifiée nécessaire à la ratification de l’accord n’est donc pas obtenue.

Le vote du 1er mars 2003 marque un tournant dans la politique de l’AKP vis-à-vis des États-Unis. Premièrement, il rappelle que ses dirigeants ne peuvent s’affranchir totalement de leur majorité parlementaire, et que celle-ci ne partage pas nécessairement toutes leurs options. Il est vrai que Recep Tayyip Erdoğan n’est alors pas encore Premier ministre (il le devient deux semaines plus tard, le 14 mars), ce qui réduit son autorité sur le parti. Surtout, ce vote montre que l’entente entre l’AKP et les néo-conservateurs américains repose sur une base plus fragile que prévue. Certes, peu après son arrivée à la tête du gouvernement, Recep Tayyip Erdoğan fait voter un nouvel accord qui autorise les États-Unis à utiliser les bases aériennes et le territoire national turcs pour se ravitailler123. Mais les dirigeants américains réagissent mal au vote du 1er mars, qui les a surpris. Paul Wolfowitz, l’un des principaux idéologues de George W. Bush en politique étrangère, contacte deux journalistes proches de l’AKP et réputés pro-américains, Mehmet Ali Birand et Cengiz Çandar, pour qu’ils enregistrent une déclaration de presse particulièrement critique ; il dénonce le vote du 1er mars comme trahissant la vieille alliance turco-américaine et ayant gâché une potentielle fructueuse coopération régionale124.

Les réactions américaines apparaissent après coup très exagérées. Comme vu précédemment, le vote du 1er mars n’empêche en rien la Turquie de travailler avec son partenaire américain par la suite, notamment dans le cadre du PGMO. Cependant, elle introduit un élément de méfiance réciproque, et l’occupation de l’Irak par les troupes américaines va être à l’origine de plusieurs

119 CHEVIRON Nicolas, PÉROUSE Jean-François. Op. cit., p. 222.

120 BALCI Ali. Op. cit., p. 294-295.

121 JOSSERAN Tancrède. Op. cit., p. 42.

122 AYATA Alli. « Türkiye-ABD İlişkileri » [Les relations Turquie-États-Unis]. In BAL Idris, BOZKURT Giray Saynur, ÇELIK Çiğdem et al. Op. cit., p. 100-101.

123 STEIN Aaron. Op. cit., p. 22.

164 crises récurrentes. Il n’est pas utile de toutes les mentionner dans la présente étude. Un seul exemple peut être donné : le 4 juillet 2003, 11 militaires turcs, accusés d’activités illicites aux côtés des Turkmènes d’Irak, sont capturés par l’armée américaine dans la ville de Süleymaniye, au Kurdistan irakien. Ils sont emmenés à Bagdad, la tête recouverte d’un sac en toile, exposés à la population, et finalement libérés. L’incident choque terriblement l’opinion publique turque, pour plusieurs raisons125 : il marque symboliquement un certain affaiblissement de l’Armée ; il montre la coopération entre les forces américaines et les Peshmergas kurdes, et leur indifférence à l’égard des Turkmènes ; enfin, il révèle la faible marge de manœuvre du gouvernement, qui