• Aucun résultat trouvé

Ahmet Davutoğlu et l’élaboration d’une théorie stratégique inédite

Hésitations et tentatives de repositionnement dans le monde de l’après-guerre froide (1991-2002)

Chapitre 2. Aux sources de la doctrine

2.3.1. Ahmet Davutoğlu et l’élaboration d’une théorie stratégique inédite

Davantage encore que par ses fonctions exécutives, déjà particulièrement importantes, c’est par sa pensée stratégique qu’Ahmet Davutoğlu s’est fait connaître des milieux politiques et intellectuels turcs. Son intérêt est d’avoir réussi à théoriser, à partir d’éléments divers, une théorie stratégique compatible avec la vision conservatrice du monde de l’AKP, mais qui se veut aussi réaliste, davantage que l’idéalisme d’un Necmettin Erbakan. Toutefois, comme expliqué au précédent chapitre, son travail relève davantage des « strategic studies » que de l’analyse universitaire objective, en cela que le savoir qu’il porte est résolument orienté vers l’action96. Pour cela, Ahmet Davutoğlu s’appuie sur un corpus de références très éclectique ; fortement marqué par la notion de « civilisation », il tire de ses travaux une théorie complète, synthétisée dans son livre Stratejik Derinlik.

2.3.1.1. Une vision marquée par les grands classiques de la géopolitique

Le travail de thèse d’Ahmet Davutoğlu relève davantage de la sociologie politique que des relations internationales à proprement parler. Le livre qui en est issu, Alternative Paradigms97, est une réflexion sur le Weltanschauungs (issue des sciences sociales germaniques, cette notion peut se traduire par « conception du monde ») islamique, comparé à l’occidental. La conclusion qui en est tirée permet toutefois d’éclairer la vision du monde de son auteur : pour Ahmet Davutoğlu, il y a une profonde incompatibilité entre la façon dont les pays occidentaux pensent le monde, et celle dont la civilisation islamique le perçoit. En particulier, il est très critique sur l’introduction du concept d’État-Nation dans le monde musulman : en effet, cette construction politique s’oppose selon lui à la distinction classique entre le Dâr al-Islam (les terres d’islam) et le Dâr al-Harb (les terres infidèles, où la guerre de conquête est possible). Il en conclut que l’adoption de l’État-Nation par les pays musulmans les a profondément déstabilisés, n’étant pas en phase avec leurs racines sociologiques profondes98. On peut facilement percevoir dans cette affirmation une critique nette de l’adoption d’un modèle européen par Mustafa Kemal ; Ahmet Davutoğlu ne cite d’ailleurs jamais ce dernier dans ses ouvrages.

96 GARAPON Béatrice, Le monde théorique d’Ahmet Davutoğlu : Une analyse de « Profondeur stratégique ». Saarbrücken : PAF, 2014, p. 16.

97 DAVUTOĞLU Ahmet. Alternative Paradigms : The Impact of Islamic and Western Weltanschauugs on Political Theory. Lanham : University presse of America, 1994, 261 p.

118 De manière assez intéressante, ce sont avant tout des sources et des penseurs occidentaux qui nourrissent la réflexion géopolitique d’Ahmet Davutoğlu, ce qui contraste assez nettement avec les intellectuels islamistes du XXe siècle. Cela ne signifie pas pour autant qu’il reprenne ces thèses telles quelles. En fait, comme l’explique Béatrice Garapon dans l’ouvrage qu’elle a consacré à Stratejik Derinlik, nous avons ici affaire à ce qu’elle appelle un « bricolage de la pensée99 » : l’intellectuel utilise les outils académiques dont il dispose non dans un essai de savoir académique pur, mais à l’appui de ses propres conceptions. Ainsi, de chaque penseur, Ahmet Davutoğlu reprend-il quelques éléments précis, l’ensemble lui permettant l’élaboration d’une théorie stratégique adaptée à sa vision de la Turquie :

• Cité dès sa thèse de doctorat, l’historien britannique Arnold Joseph Toynbee (1889-1975) est régulièrement mentionné par Ahmet Davutoğlu100. Ce dernier s’appuie essentiellement sur son œuvre magistrale en 12 volumes, A Study of History101, qui se penche en particulier sur le déclin perçu par l’auteur d’un ensemble qu’il présente comme la « civilisation occidentale ». De cet ouvrage, Ahmet Davutoğlu retient essentiellement que les civilisations sont mortelles, et que la civilisation islamique est menacée à long terme102.

• L’amiral britannique Alfred Mahan (1840-1914) est, avec Halford Mackinder et Nicolas Spykman, l’une des grandes références géopolitiques d’Ahmet Davutoğlu. Il estime que son œuvre103, qui insiste sur l’intérêt stratégique mais aussi économique des mers et océans, sert de base essentielle à la géopolitique américaine du XXe siècle104. En ce sens, Alfred Mahan n’est pas tant pour lui une source d’inspiration qu’une clé indispensable à la compréhension des stratégies suivies par les États-Unis.

• Amiral et britannique lui aussi, Harfold Mackinder (1861-1947) est célèbre pour sa part pour un article105 dans lequel il théorise le concept de « Heartland » : il s’agirait d’une

99 GARAPON Béatrice. Op. cit., p. 14-16.

100 En plus d’Alternative Paradigms, son ouvrage Küresel Bunalım (2002) convoque ainsi à plusieurs reprises l’historien britannique, notamment aux pages 31 et 32.

101 TOYNBEE Arnold Joseph. A Study of History. New-York : New-York University Press, 1939, 12 vol.

102 DAVUTOĞLU Ahmet.

- Alternative Paradigms : The Impact of Islamic and Western Weltanschauugs on Political Theory, p. 195.

- Teoriden Pratiğe : Türk Dış Politikası Üzerine Konuşmalar [De la théorie à la pratique : entretiens au sujet de la politique extérieure turque]. Istanbul : Küre Yayınları, 2013, p. 263-264.

103 En particulier son ouvrage majeur, The Influence of Sea Power upon History, 1660–1783, publié en 1890.

104 DAVUTOĞLU Ahmet.

- « The clash of interests: An explanation of the world (dis)order ». Journal of International Affairs, vol. 2, n° 4, décembre 1997-février 1998.

- Teoriden Pratiğe : Türk Dış Politikası Üzerine Konuşmalar, p. 77-78.

105 MACKINDER Halford John. « The Geographical Pivot of History ». The Geographical Journal, vol. 23, n° 4, avril 1904, p. 421-437.

119 alliance entre l’Allemagne et la Russie, qui permettrait l’émergence d’un bloc eurasiatique devenant alors le « pivot du monde ». Ahmet Davutoğlu s’intéresse surtout à l’inclusion de l’Anatolie dans ce Heartland106. Mais comme le note Béatrice Garapon, il ne prend pas en compte le fait que la théorie d’Harfold Mackinder était davantage une mise en garde adressée aux puissances maritimes qu’une description figée du monde107.

• Nicolas Spykman (1893-1943), stratège hollandais devenu enseignant à l’université de Yale dans l’entre-deux guerres, et souvent considéré comme l’inspirateur principal de la géopolitique américaine108, a repris et prolongé les idées d’Harfold Mackinder. Entre le Heartland eurasiatique contre lequel ce dernier mettait en garde, et les puissances maritimes, il théorise l’existence d’une ceinture littorale, le « Rimland ». Ces États à la limite de l’Eurasie sont une zone stratégique majeure, car leur contrôle permet de contenir la puissance eurasiatique. Or, la Turquie est un des principaux États de ce

Rimland. Ahmet Davutoğlu reprend à son compte cette théorie, et estime que la fin de la guerre froide a amené les puissances occidentales à délaisser ce Rimland, y favorisant l’apparition de troubles109.

• Enfin, Ahmet Davutoğlu cite également le géopoliticien Karl Haushofer (1869-1946), dont il retient l’importance qu’il donne à la géopolitique pour conduire la politique étrangère d’une nation110. Il est donc davantage inspiré par sa méthode que par sa pensée, ce qui paraît logique étant donné que celle-ci était élaborée à destination spécifique d’une stratégie allemande.

En plus de ces penseurs qui sont régulièrement convoqués dans les ouvrages d’Ahmet Davutoğlu (à l’exception de Karl Haushofer, dont la pensée n’est évoquée que dans Stratejik Derinlik), de nombreux auteurs issus des civilisations grecque et romaine, de la Chine antique, ou de l’Europe médiévale et de la Renaissance sont à l’occasion cités comme références. Ainsi par exemple d’Aristote111, de Socrate112, de Confucius113 ou de Machiavel114.

106 DAVUTOĞLU Ahmet. Stratejik Derinlik, p. 104-105.

107 GARAPON Béatrice. Op. cit., p. 45.

108 Voir par exemple ZAJEC Olivier. Nicholas John Spykman : L'invention de la géopolitique américaine. Paris : Presse Académique de l’Université Paris-Sorbonne, 2016.

109 DAVUTOĞLU Ahmet.

- « The clash of interests: An explanation of the world (dis)order ».

- Stratejik Derinlik, p. 105-109.

110Idem. Stratejik Derinlik, p. 104-105.

111 Dans AlternativeParadigms en particulier, ainsi que KüreselBunalım et TeoridenPratiğe.

112AlternativeParadigms, StratejikDerinlik, TeoridenPratiğe.

113 Les « valeurs confucéennes » sont évoquées notamment dans Stratejik Derinlik, à la page 494.

114 Qui se voit consacrer de longs développements dans Alternative Paradigms (p. 166-178), et également mentionné dans KüreselBunalım, par exemple.

120 Les références islamiques d’Ahmet Davutoğlu sont, par contraste, assez faibles. Il est vrai qu’Alternative Paradigms utilise largement des sources classiques de l’islamisme sunnite, notamment Ibn Taymiyya (1263 – 1328) et Seyyid Qutb (1906 – 1966). Mais ses travaux ultérieurs ne contiennent plus ces références ; de même, Necmettin Erbakan n’est que rarement cité par Ahmet Davutoğlu. Ce dernier convoque donc, à l’appui d’une pensée conservatrice islamique, des penseurs essentiellement européens. Il peut parfois le faire, du reste, pour les réfuter : l’universitaire va ainsi se lancer dans un premier débat militant au cours des années 1990, attaquant les théories des néo-conservateurs américains sur le choc des civilisations.

2.3.1.2. Un rapport ambigu à la notion de « civilisation »

Parmi les contributions intellectuelles qui ont assis la réputation d’Ahmet Davutoğlu, son article publié en 1997 dans le Journal of Foreign Affairs est particulièrement intéressant. D’une part, se voulant une réponse directe aux théories géopolitiques alors formulées par les néo-conservateurs américains, comme Francis Fukuyama ou Samuel Huntington, il permet à son auteur de s’affirmer dans le champ des idées intellectuelles et de proposer une vision alternative. D’autre part, il révèle une certaine vision du monde d’Ahmet Davutoğlu, vision qui, paradoxalement, présente des traits communs avec celle des auteurs qu’il dénonce.

Ce long article se veut une réponse aux postulats formulés par deux auteurs américains proches du courant de pensée néo-conservateur115: Francis Fukuyama et Samuel Huntington. Le premier, dans un ouvrage de 1992116, avait décrit, suite à l’effondrement du bloc communiste, un monde où les valeurs libérales et démocratiques portées par l’Occident étaient déterminées à s’étendre sur tout le globe, n’étant plus concurrencées par un modèle alternatif – ce qui lui apparaissait comme une forme de « fin de l’histoire ». Le second avait publié un an plus tard, en 1993, un article à la tonalité plus pessimiste, « Le choc des civilisations »117, base d’un

115 Le néo-conservatisme est un courant de pensée qui s’est développé aux États-Unis, où il a été très influent des années 1980 aux années 2000. Irving Kristol, l’un de ses précurseurs, l’a défini comme un attachement aux valeurs libérales et démocratiques américaines et la conviction que celles-ci doivent être défendues par une politique étrangère intraitable et offensive, face à l’Union Soviétique tout d’abord, puis aux États et acteurs internationaux considérés comme hostiles à ces valeurs (KRISTOL Irving. Neoconservatism: the autobiography of an idea. New York : Free Press, 1995). Ce courant intellectuel était particulièrement actif auprès du président George W. Bush (2001-2009).

116 FUKUYAMA Francis. The End of History and the Last Man. New-York : The Free Press, 1992. En 2002, Ahmet Davutoğlu reviendra sur cette théorie, qu’il compare au messianisme des évangélistes ; à ses yeux, l’auteur serait ainsi influencé par son propre milieu culturo-religieux : DAVUTOĞLU Ahmet. Küresel Bunalım : 11 Eylül Konuşmaları. Istanbul : Küre Yayınları, 2002, p. 35-37.

121 ouvrage publié en 1996118, qui mettait en garde contre un potentiel affrontement entre un bloc culturel et politique occidental que d’autres ensembles civilisationnels menaceraient. Aux yeux d’Ahmet Davutoğlu, ces deux théories ne sont pas seulement erronées, mais dissimulent aussi un objectif politique : tout en se présentant comme contradictoires, elles visent en réalité à absoudre le monde occidental de sa responsabilité dans un certain nombre de conflits, spécialement au sein ou aux frontières des pays musulmans. Ces derniers se trouvent en effet dans la zone très stratégique du Rimland, chère à Nicholas Spykman, convoqué pour l’occasion aux côtés des autres penseurs géopolitique qu’Ahmet Davutoğlu aime à citer. À ses yeux, la fin de la guerre froide a laissé ouverte la compétition entre les grandes puissances pour le contrôle d’espaces stratégiques comme le Caucase et les Balkans. En cela, la théorie de Samuel Huntington présentant la civilisation islamique comme une menace est fallacieuse, car les pays musulmans sont trop faibles pour se lancer dans des opérations de conquête ; leur malheure est au contraire d’être situés dans une zone stratégique et de disposer de pétrole, et d’avoir été avantagés par la fin de la guerre froide, qui a débouché sur l’indépendance de nouveaux pays musulmans. Ils sont devenus de fait l’enjeu d’une compétition entre les grandes puissances, et c’est bien cette compétition qui est à l’origine des guerres qu’on y observe, et non un choc civilisationnel comme l’avance Samuel Huntington. Ahmet Davutoğlu en conclut que la représentation du monde islamique par ce dernier contribue à un phénomène de diabolisation de l’Islam, qui se traduit par le refus de la démocratie dans les pays musulmans, la tolérance envers les pays opprimant leurs minorités musulmanes, et la mise en place d’alliances stratégiques visant à contenir cette menace fantasmée.

Or, s’il s’agit ici d’une réfutation assez claire, en apparence, des thèses néo-conservatrices, il est intéressant de constater que jamais l’article ne remet en cause la notion de « civilisation » telle que définie par Samuel Huntington, sur des bases largement religieuses. Alors que d’autres auteurs ont dénoncé une approche culturaliste qui ignore la pluralité des États et cultures, Ahmet Davutoğlu ne se place pas sur ce terrain. Au contraire, lui-même valide la division du monde en civilisations telle que l’opère l’ouvrage auquel il répond : ainsi considère-t-il les États musulmans du Caucase, parmi lesquels il cite l’Iran, la Turquie, l’Irak, l’Azerbaïdjan et le Koweït, comme faisant partie d’une civilisation commune, malgré leurs différences de langues, coutumes, histoires, traditions et régimes. Sa thèse de doctorat opposait d’ailleurs clairement la civilisation occidentale à la civilisation islamique : il citait alors Arnold Townbee, selon qui neuf civilisations (islamique, chrétienne est-européenne, chrétienne russe, chinoise, hindoue,

122 japonaise, polynésienne, esquimaude et nomade) étaient menacée par la dixième, l’occidentale ; il ajoutait que la vision du monde (« Weltanschauungs ») islamique, « plutôt que complémentaire », était « résolument alternative » à la vision occidentale119. Ahmet Davutoğlu ne réfute donc pas l’idée d’un monde séparé en civilisations basées essentiellement sur un fond culturo-religieux, mais dénonce la « mauvaise utilisation [misuse] des différences civilisationnelles120 ». C’est d’ailleurs au nom de ces différences qu’il s’oppose, dans son ouvrage Stratejik Derinlik, à l’intégration turque à l’Union Européenne121.

Cet article montre ainsi la profonde croyance d’Ahmet Davutoğlu dans un système civilisationnel basé sur un fond culturo-religieux. Sa différence avec les auteurs néo-conservateurs est l’introduction d’un concept qui marquera fortement la doctrine de l’AKP : l’idée de « dialogue des civilisations ». Pour conjurer les visées néo-conservatrices, il estime vital une coopération entre ces blocs civilisationnels qu’il distingue clairement. Encore sa vision n’est-elle pas exempte d’ambigüité : ainsi, sa conclusion envisage bien une coopération entre les États-Unis et les civilisations du Rimland (civilisations islamique et sino-confucéenne) … mais pour contrer les visées, supposées hostiles, de l’Europe et de la Russie. C’est là un élément essentiel de la pensée d’Ahmet Davutoğlu : il partage avec les néo-conservateurs américains le postulat de l’existence de civilisations culturo-religieuses potentiellement rivales ; mais contrairement, à eux, il estime que ce n’est pas leur affrontement qui explique les guerres subies par le monde islamique, et que c’est un dialogue civilisationnel qui peut permet de résoudre ce problème. Cette thématique se retrouve d’ailleurs, de manière plus diffuse, dans l’ouvrage qui, en 2001, va lui assurer une renommée internationale.

2.3.1.3. Stratejik Derinlik : une synthèse et une théorie à succès

Les références géopolitiques d’Ahmet Davutoğlu et sa conception originale du concept de civilisation servent de base au livre qui va le faire connaître auprès du grand public. Contrairement à une idée reçue, Stratejik Derinlik ne va influencer que partiellement la doctrine de l’AKP, en particulier celle des premières années. Du reste, la doctrine formulée ultérieurement par Ahmet Davutoğlu lui-même ne reprendra que partiellement les idées

119 DAVUTOĞLU Ahmet. Alternative Paradigms: The Impact of Islamic and Western Weltanschauugs on Political Theory, p. 195.

120Idem. « The clash of interests: An explanation of the world (dis)order ».

123 exprimées dans l’ouvrage. Mais ce dernier reste indispensable pour comprendre la réflexion de cet intellectuel influent.

Fort de plus de 550 pages, ce travail se veut une réflexion sur la position de la Turquie dans le monde au tournant du siècle. Sur la forme, il se présente comme un ouvrage universitaire classique, suivant un plan très détaillé. Sur le fond, toutefois, il relève davantage de l’essai ; avec peu de notes de bas de pages et pas de bibliographie, il ne cherche pas tant à dresser un panorama de la position turque dans les relations internationales, qu’à expliquer la faiblesse supposée de cette position et les moyens par lesquelles le pays pourrait y remédier. Il se divise en trois grandes parties :

• La première partie présente les facteurs de puissance d’un pays : selon Ahmet Davutoğlu, il s’agit à la fois d’éléments fixes (la géographie, l’histoire, la population, la culture) et d’éléments variables (l’économie, la technologie, les capacités militaires). Ceux-ci doivent être mis en valeur par une « mentalité stratégique » et une « identité culturelle », et s’accompagner d’une « planification stratégique » et d’une « volonté politique ». En d’autres termes, c’est en croyant dans la culture et la capacité stratégique de leur pays que des dirigeants peuvent développer une politique volontaire et planifiée, en vue de faire fructifier les facteurs de puissance. Ahmet Davutoğlu insiste tout particulièrement sur l’héritage historique de la Turquie, dans lequel il voit un atout potentiel, mais que le pays n’a pas su assumer.

• La deuxième partie du livre expose les grandes théories géopolitiques précédemment évoquées (notamment celle relative au Rimland) et cherche à analyser l’environnement de la Turquie. Ahmet Davutoğlu place le pays au cœur de trois cercles concentriques : le plus proche, qui comprend les Balkans, le Moyen-Orient et le Caucase, est celui où elle peut exercer l’influence la plus directe. Le deuxième s’articule autour des grands bassins maritimes qui entourent le pays (mer Noire, Méditerranée orientale, golfe Persique, mer Caspienne) et qui lui offrent une ouverture sur trois continents. C’est d’ailleurs là que s’étend le troisième cercle, composé de l’Europe, de l’Afrique du Nord, et de l’Asie. On remarque que cette classification laisse à l’écart les États-Unis et l’OTAN, ainsi d’ailleurs que l’Afrique subsaharienne et l’Amérique Latine, où l’AKP tâchera par la suite de gagner en influence.

• La troisième partie de l’ouvrage, de loin la plus longue, essaie de proposer un ensemble de solutions cohérentes pour permettre à la Turquie de profiter de son potentiel de puissance au sein de cet espace géopolitique. Ahmet Davutoğlu plaide pour une

124 ouverture de la politique étrangère, trop corsetée par l’OTAN et les alliances antérieures. Il insiste en particulier sur le Moyen-Orient, où il estime que la Turquie peut former un « triangle stratégique » avec l’Égypte et l’Iran, les trois États ayant un passé ancré dans l’histoire, à la différence des États arabes qu’ils entourent, de création récente et artificielle122. S’il prône également un activisme renforcé dans les Balkans et en Asie Centrale, il se montre beaucoup plus sceptique sur la réussite du processus d’intégration à l’UE.

Plusieurs éléments sont à retenir de cette réflexion, en cela qu’ils se retrouveront dans les différents aspects de la doctrine élaborée par l’AKP.

En premier lieu, l’importance qu’Ahmet Davutoğlu accorde au passé ottoman est essentielle. Qu’est-ce donc, en effet, que la « profondeur stratégique » qui donne son titre à l’ouvrage ? Il s’agit de l’espace d’influence que la Turquie peut créer à sa périphérie, suivant le principe des cercles concentriques. Or, la pensée d’Ahmet Davutoğlu fait du passé ottoman la clé pour reconquérir cet espace d’influence. Cet héritage offre en effet à la Turquie à la fois une force