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L’analyse de l’AKP sur l’affaiblissement du pouvoir civil par une vision stratégique et diplomatique essentiellement sécuritaire

Hésitations et tentatives de repositionnement dans le monde de l’après-guerre froide (1991-2002)

Chapitre 3. L’expérience d’un premier mandat (2002-2007)

3.2. Rassurer les partenaires étrangers, sortir du prisme sécuritaire : un cercle vertueux

3.2.1. L’analyse de l’AKP sur l’affaiblissement du pouvoir civil par une vision stratégique et diplomatique essentiellement sécuritaire

Les stratèges de l’AKP ont bien conscience de la mentalité en vogue dans les sphères liées à la sécurité. La fin de la guerre froide et les années 1990, avec leurs nouvelles menaces, ont amené la Turquie à se voir en situation de défense. L’idée d’un État encerclé d’adversaires, et potentiellement affaibli par des ennemis internes, conduit à la prévalence du militaire et à la

143 paralysie du pouvoir civil. C’est un cercle vicieux, car en contrepartie, elle enserre le pays dans un corset sécuritaire qui nuit à ses relations avec son environnement régional.

3.2.1.1. La théorie des « deux guerres et demi », où l’appréhension sécuritaire de l’environnement régional

Un retour dans les années 1990 est utile pour rappeler la mentalité stratégique alors en vigueur en Turquie. La fin de la guerre froide a rebattu les cartes et permis l’émergence de nouveaux équilibres dans le Caucase aussi bien que dans les Balkans. Parallèlement, la première intervention américaine en Irak – soutenue par Ankara – et les tensions croissantes avec la Syrie ont aussi détérioré la situation sécuritaire à la frontière sud du pays. En 1996, dans un article qui aura une certaine influence30, Şükrü Elekdağ, un diplomate affilié au CHP, expose sa théorie des « deux guerres et demi ». Il y estime que Chypre pourrait être un poste clé pour une potentielle attaque grecque ; celle-ci pourrait s’accompagner d’une offensive syrienne, Damas étant un allié traditionnel d’Athènes ; surtout, à ces deux guerres viendrait s’ajouter un soulèvement kurde dans le sud-ouest, le PKK étant alors soutenu par Damas. À cela s’ajoute une menace potentielle, quoique plus lointaine, représentée par la Russie, et l’idée que la Turquie ne peut pas compter sur l’OTAN pour sa protection. Certes, il ne faut pas surestimer l’impact de la théorie des « deux guerres et demi ». D’une part, les changements fréquents de gouvernement à l’époque ne favorisent pas l’adoption d’une stratégie de long terme inspirée de cette théorie. D’autre part et surtout, comme l’explique Uğur Kaya, dès 1999, l’arrestation d’Abdullah Öçalan, chef du PKK, la réconciliation avec la Syrie via l’accord d’Adana, et la reconnaissance de la Turquie comme pays-candidat par l’UE atténuent considérablement cette vision conflictualiste31.

Aussi la théorie des « deux guerres et demi » n’est-elle pas tant importante pour illustrer la stratégie des gouvernements turcs précurseurs de l’AKP que pour donner un aperçu de l’atmosphère alors en cours dans les cercles stratégiques turcs. D’une part, l’étranger proche est perçu comme un ennemi. En plus de la Syrie et de la Grèce, l’Arménie est en conflit avec Ankara en raison de son occupation du Haut-Karabagh azerbaïdjanais. Les relations avec l’Iran,

30 ELEKDAĞ Şükrü. « 2 1/2 War Strategy ». Perceptions : Journal of International Affairs, vol. 1, n° 1, mars-mai 1996, p. 1-11.

31 KAYA Uğur. « L’identité stratégique de la Turquie et la transformation des enjeux stratégiques turcs au Moyen-Orient ». In KAYA Uğur. Dynamiques contemporaines en Turquie : Ruptures, continuités ?, p. 29-30.

144 par ailleurs, bien que correctes, restent marquées par une méfiance réciproque32. D’autre part, il y a alors une très forte crainte de voir les pays ennemis de la Turquie soutenir un soulèvement kurde. En cela, la question kurde n’est pas considérée comme une affaire de politique intérieure mais bien comme une question de survie nationale, étroitement liée à la stratégie défensive du pays face aux menaces étrangères. La combinaison de l’ensemble de ces facteurs aboutit à un prisme sécuritaire dominant ; et lorsqu’AKP arrive au pouvoir, l’Armée a encore la mainmise sur les dossiers stratégiques les plus sensibles.

3.2.1.2. La primauté du militaire sur les affaires jugées sensibles (Chypre, question kurde) En 2002, l’environnement sécuritaire de la Turquie apparaît moins menaçant qu’au cours des années 1990. Les relations avec la Syrie, l’Irak et la Grèce ont connu une relative amélioration33. Deux sujets, en revanche, continuent de présenter une menace potentielle pour la sécurité turque : la question chypriote et la question kurde.

Sans faire le détail de la problématique chypriote depuis ses origines, il est néanmoins important, en préalable, de rappeler l’importance stratégique que représente l’île de Chypre pour la Turquie34. Lorsque le pays obtient son indépendance, en 1960, il s’appuie sur un fragile équilibre de type fédéral entre les communautés hellénophone et turcophone. Après de premières tensions en 1964, qui voient la Turquie chercher à intervenir avant d’être sèchement mise en garde par Lyndon Johnson, c’est en 1974 qu’éclate la crise. En réaction au coup d’État suscité par le régime militaire grec à Chypre, régime qui envisage son annexion, la Turquie, en tant que puissance garante du statut chypriote, y envoie des troupes, officiellement chargées de protéger la minorité turcophone. Depuis, l’île est séparée en deux parties ; la partie turcophone a revendiqué son indépendance, sous le nom de République turque de Chypre du Nord en 1983 ; seule la Turquie la reconnaît comme un État souverain. Depuis son intervention, et plus encore le coup d’État de 1980, l’Armée turque a la main haute sur le dossier chypriote ; à travers

32Ibid., p. 28-29.

33 Pour les détails de cette politique de règlement des conflits avec les voisins, particulièrement active sous Bülent Ecevit et Ismail Cem, voir le chapitre 2, 2ème sous-partie, 3ème section, de la présente thèse.

34 Pour une approche complète de la question chypriote et des problématiques qui y sont rattachés, on recommandera, au sein de la riche littérature scientifique :

- BOZDÉMIR Michel. « Chypre, entre panhellénisme et panturquisme ». Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, n° 48-49, 1988, p. 238-249.

- Idem. « Chypre, nœud gordien de la Méditerranée orientale ». Défense Nationale, n° 462, février 1986, p. 106-114.

- MICHAEL Michàlis, VURAL Yücel (dir.). Cyprus and the Roadmap for Peace: A Critical Interrogation of the Conflict. Cheltenham : Edward Elgar, 2018.

145 notamment le Conseil de Sécurité Nationale, l’institution militaire a imposé aux dirigeants civils de se rallier à une vision conservatrice, consistant à considérer l’indépendance du nord de Chypre comme irréversible et à refuser toute concession sur sa présence militaire dans l’île35. Davantage encore que par la protection des minorités turcophones, le maintien de ce statu quo

se justifie aux yeux de l’Armée par la haute valeur stratégique accordée à Chypre. L’île présente en effet des avantages géopolitiques considérés comme majeurs36 :

• Elle permet de contrôler les voies maritimes d’évacuation du pétrole moyen-oriental. Elle peut du reste, en cas de crise, permettre de stocker ce pétrole.

• Elle permet de la même manière un contrôle sur l’ensemble de la zone maritime reliant l’Anatolie à l’Afrique, au canal de Suez et au Moyen-Orient.

• Elle est une plate-forme importante pour des forces aériennes.

• Son contrôle garantit au pays qui l’assure un prestige international renforcé, notamment au Moyen-Orient.

À cela s’ajoute la crainte, tout aussi essentielle, d’un encerclement de la Turquie par l’espace maritime grec si Athènes venait à annexer Chypre37. Un autre paramètre doit être pris en compte : l’influence sur l’opinion publique turque et les forces militaires des dirigeants nord-chypriotes, et notamment du président Rauf Denktaş (1967-2005 ; décédé en 2012). Ce dernier s’est en effet régulièrement opposé à des solutions négociées dont il estimait qu’elles avantageaient bien davantage la partie hellénophone que turcophone38. Cette position est partagée, même s’il se veut plus pragmatique, par son fils Serdar Denktaş, ministre des Affaires étrangères nord-chypriote (2003-2006) et surtout leader du Parti Démocrate – Forces Nationales [Demokrat Parti - Ulusal Güçler, DPUG], le principal parti conservateur de Chypre du Nord39. Le pouvoir civil a en conséquence peu de prise sur la question chypriote. Ainsi par exemple, durant le mandat de Bülent Ecevit (1999-2002), ce n’est pas le ministère des Affaires étrangères, dirigé par İsmail Cem, qui a la mainmise sur ce dossier, mais bien le ministre d’État

35 BILLION Didier. La politique extérieure de la Turquie : Une longue quête d’identité. Paris : L’Harmattan, 1997, p. 397-400.

36 ERCAN Murat. « Türk Dış Politikasında Kıbrıs » [Chypre dans la politique étrangère turque]. In BAL Idris, BOZKURT Giray Saynur, ÇELIK Çiğdem et al. Değişen Dünyada Türk Dış Politikası [La politique étrangère turque dans un monde qui change]. Ankara : Nobel Yayın Dağıtım, 2011, p. 355-356.

37 Türker Ertürk, entretien avec l’auteur, 1er octobre 2018.

38 NUTALL Chris, SMITH Helena. « Rauf Denktash obituary ». The Guardian, 15 janvier 2012.

39 Voir par exemple sa très sévère appréciation des tentatives de négociations entamées dans les années 2000 : DENKTAŞ Serdar. « EU and Turkey versus the Turkish Republic of Northern Cyprus ». ». Turkish Policy Quartely, vol. 10, n° 1, printemps 2011, p. 55-61.

146 Şükrü Sina Gürel, proche de la ligne dure des militaires40. İsmail Cem rapporte que Bülent Ecevit lui-même, quoiqu’ouvert à des négociations, exigeait en préalable de connaître l’avis de Rauf Denktaş41. Aussi la situation en 2002 semble-t-elle bloquée : d’une part, c’est une vision très sécuritaire, peu ouverte aux négociations, qui prévaut sur Chypre ; et d’autre part, les militaires ont jusqu’alors toujours réussi à imposer cette vision aux dirigeants civils.

Le deuxième dossier appréhendé sous un angle sécuritaire est la question kurde. Il convient ici de faire un rapide retour historique pour comprendre l’importance que le facteur kurde a pu prendre dans la vision diplomatique et stratégique de Turquie. Les Kurdes parlent une langue cousine du persan, et représentent, selon les estimations, entre 15 et 20% de la population turque (en l’absence de recensement officiel, on doit se fier aux estimations qui tournent habituellement autour de 15 millions42). Minorité transnationale, les Kurdes sont également présents à l’ouest de l’Iran (7 à 9 millions43), au nord-ouest de l’Irak (autour de 7 millions44) et au nord de la Syrie (un peu moins de 3 millions45). Dès les premières années de la République, des soulèvements se sont produits au sein des populations kurdes de Turquie, à forte coloration identitaire46. Mais la fondation du Parti des Travailleurs du Kurdistan [Partiya Karkerên Kurdistan en kurde, PKK] en 1984 par Abdullah Öcalan ravive ces tensions. Réclamant l’indépendance (puis l’autonomie) des régions kurdes de Turquie, le PKK choisit de se lancer dans la lutte armée. L’organisation est considérée comme terroriste par Ankara, mais également

40 BERTRAND Gilles. « Chypre : Vers la réintégration ou la partition définitive ? Le plan Annan, l’adhésion à l’Union européenne et le futur des relations helléno-turques ». Cahiers Balkaniques (en ligne), n° 33/2004, disponible sur : http://journals.openedition.org/ceb/4571#ftn16 (dernière consultation : 23 janvier 2018).

41 CEM Ismail. Türkiye, Avrypa, Avrasya [La Turquie, l’Europe, l’Eurasie]. Istanbul : Bilgi Üniversite Yayınları, 2004, vol. 1, p. 233.

42 La difficulté d’évaluer la proportion précise de Kurdes tient à ce que les recensements ethniques ont cessé en Turquie après 1965. De plus, l’exode rural de nombreux Kurdes ayant rejoint les grandes métropoles, notamment Istanbul, limite les évaluations démographiques qui ne prendraient en compte que la population de la région culturelle que l’on qualifie de kurde. En 2016, le CIA World Factbook donnait un pourcentage de 19% de Kurdes en Turquie (correspondant à peu près à 15,5 millions sur une population 81,26 millions). Ces chiffres sont consultables sur le site officiel, accessible par le lien suivant : https://www.cia.gov/library/publications/the-world-factbook/geos/tu.html (dernière consultation : 15 janvier 2019).

43 En 2010, le géopolitologue Bernard Hourcade, spécialiste de l’Iran, donne le chiffre de 7,1 millions dans son ouvrage Géopolitique de l’Iran (Paris : Armand Colin, 2010, p. 26). En 2018, Clément Therme, autre connaisseur de ce pays, évoque pour sa part 10% d’une population de 81,16 millions d’habitants (soit 8,1 millions de Kurdes) : THERME Clément. « Iran ». Moyen-Orient, n° 39, juillet-septembre 2018, p. 38.

44 Le CIA World Factbook de 2018 estime la population kurde d’Irak de 15 à 20% pour 40,2 millions d’habitants, c’est-à-dire entre 6 et 8 millions. Disponible sur : https://www.cia.gov/library/publications/the-world-factbook/geos/iz.html (dernière consultation : 14 janvier 2019). La population du Kurdistan irakien est officiellement de 5,7 millions en 2017, un chiffre probablement en évolution rapide au vu des troubles que la région autonome a connu à ses frontières à partir de 2014.

45 - BOZBUĞA Rasim. « Kurdish population in Syria ». Sahipkıran (en ligne). 5 août 2014. Disponible sur : http://sahipkiran.org/2014/08/05/kurdish-population-in-syria/ (dernière consultation : 14 janvier 2019).

- TRESCA Malo. « Quel avenir pour les Kurdes de Syrie ? » La Croix, 26 décembre 2018.

46 BOZARSLAN Hamit. « Les révoltes kurdes en Turquie kémaliste ». Guerres mondiales et conflits contemporains, n° 151, juillet 1988, p. 121-136.

147 par l’UE, les États-Unis, le Canada, le Royaume-Uni ou bien encore l’Australie47. Ses actions et la réponse militaire, parfois très violente, de la Turquie, ont attisé un conflit qui aurait fait 30 000 à 50 000 morts48. Dans ce contexte, plusieurs éléments ont incité l’Armée turque à considérer la question kurde comme une affaire de sécurité nationale à traiter comme une menace stratégique et diplomatique à part entière :

• La région autonome kurde prévue dans le traité de Sèvres, et régulièrement revendiquée par les militants séparatistes et/ou autonomistes, a favorisé l’établissement d’un lien, dans la pensée stratégique turque, entre autonomisme kurde et velléités étrangères de démembrement de la Turquie.

• Le soutien apporté au PKK par des États étrangers, en particulier l’URSS dans les années 198049, puis la Syrie baasiste dans les années 199050, a renforcé cette vision faisant du séparatisme kurde un instrument des ennemis extérieurs de la Turquie.

• La création par le PKK de mouvements affiliés à l’étranger (PYD syrien, PJAK iranien) donne une dimension internationale au problème ; dans les années 1990, de nombreuses tensions voient le jour entre Ankara et ses voisins syrien et iranien, soupçonnés de servir de base arrière aux miliciens kurdes.

L’AKP arrive cependant au pouvoir dans un contexte où la question kurde connaît une certaine accalmie. Celle-ci est essentiellement due à la capture, en 1999, d’Abdullah Öcalan, le chef du PKK. Condamné à mort, ce dernier voit sa peine commuée en détention à perpétuité lorsque la Turquie abolit la peine capitale, en août 2002 – soit quelques mois avant la victoire de l’AKP ;

47 LUTAUD Bénedicte. « Le PKK, c'est quoi ? » La Dépêche, 10 janvier 2013.

48 Le chiffre de 40 000 morts est celui que les Turcs, lors des conversations relatives au sujet, évoquent le plus souvent. Il est largement repris par les médias français, comme Le Monde (« Le PKK revendique une attaque très meurtrière pour l’armée turque », 6 septembre 2015) ou Le Figaro (« Raid du PKK contre une base militaire turque, 5 morts », 30 mars 2018). Toutefois, le sociologue Noah Arjomand remet en cause ce bilan dans un billet publié sur internet, estimant qu’il relève d’une manipulation des chiffres, bien plus compliqués à analyser (ARJOMAND Noah. « Nobody Knows How Many Have Died in the Turkey-PKK Conflict ». Bullshit.ist (en ligne). 15 septembre 2016. Disponible sur : https://bullshit.ist/nobody-knows-how-many-have-died-in-the-turkey-pkk-conflict-c09c49b131ee (dernière consultation : 13 janvier 2018)). Analyste pour l’International Crisis Group, Berkay Mandıracı donne pour sa part une fourchette allant de 30 000 à 40 000 morts (MANDIRACI Berkay. « Turkey’s PKK Conflict: The Death Toll ». International Crisis Group (en ligne). 20 juillet 2016. Disponible sur : https://www.crisisgroup.org/europe-central-asia/western-europemediterranean/turkey/turkey-s-pkk-conflict-death-toll (dernière consultation : 13 janvier 2018)). Quant à Robert Olson, professeur d’histoire spécialisé sur le Moyen-Orient, il estime que le nombre de victimes peut être supérieur à 53 000 (OLSON Robert.

The Kurdish Nationalist Movements in Turkey. Costa Mesa : Mazda, 2011, p. 3).

49 BİLGİN Fevzi, SARIHAN Ali. Understanding Turkey's Kurdish Question. Washington : Lexington Books, 2013, p. 96.

50 KAVAL Allan. « Historique des relations entre la Turquie et la Syrie depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale : Une histoire accidentée ». Les clés du Moyen-Orient (en ligne). 6 octobre 2011. Disponible sur : https://www.lesclesdumoyenorient.com/Historique-des-relations-entre-la-Turquie-et-la-Syrie-depuis-la-fin-de-la.html (dernière consultation : 13 janvier 2018).

148 cette dernière mesure a d’ailleurs été prise dans le cadre du processus d’adhésion à l’UE51. Toutefois, cette accalmie n’est que relative : si le PKK a subi un rude coup avec la capture de son chef, et si l’accord d’Adana (1999) l’a coupé de sa base arrière syrienne, l’intervention américaine qui se profile en Irak inquiète considérablement l’institution militaire. Celle-ci craint en effet l’instauration dans le nord du pays d’une zone autonome kurde, que le PKK pourrait utiliser comme base arrière ; c’est d’ailleurs l’une des principales raisons de l’opposition turque à la guerre en Irak52. Les tribunaux de sûreté de l’État, au nom de la lutte contre le terrorisme, permettent à l’Armée d’établir ses propres jugements. La question kurde est perçue comme une question sécuritaire prioritaire, qui doit être traitée par l’institution militaire et non par les pouvoirs civils.

C’est bien la persistance de cette vision très défensive qui, aux yeux de l’AKP, explique alors la toute-puissance de l’Armée et sa capacité à faire pression sur le pouvoir civil. Inspirés par des penseurs comme Ahmet Davutoğlu, les dirigeants du parti vont faire de la sortie de ce cadre sécuritaire une priorité, y voyant le préalable indispensable à l’affaiblissement du pouvoir militaire.

3.2.1.3. La vision de l’AKP : un corset ne pouvant être desserré que par l’abandon du prisme sécuritaire

L’analyse développée par les cadres de l’AKP part d’une double constatation : d’une part, la vision sécuritaire de son environnement régional entrave l’action diplomatique de la Turquie ; d’autre part, elle favorise le contrôle du pouvoir militaire sur l’action stratégique et diplomatique des gouvernements civils. L’objectif va donc être de renverser cette tendance. L’idée est d’arriver à un cercle vertueux : en cessant de voir son environnement régional sous un prisme sécuritaire, la Turquie assistera à une perte d’influence des militaires sur la conduite de la politique étrangère ; et cette perte d’influence, en retour, facilitera encore les tentatives de résolution des conflits internes et régionaux.

La stratégie adoptée va donc être celle de la négociation, ou plus précisément de la relance de négociations qui, bien souvent, préexistaient à la volonté de résolution, mais n’aboutissaient à

51 AMAR Laurent. Op. cit., p. 26.

52 ALTÜRK Ramazan. Kürt jeopolitiğinin Türk dış politikasına etkileri [Les effets de la géopolitique kurde sur la politique étrangère turque]. Istanbul : Belge yayınları, 2014, p. 276.

149 rien de sérieux53. Dans les premières années de son mandat, l’UE va être pour l’AKP à la fois une opportunité et un soutien : opportunité, car c’est au nom du nécessaire processus d’adhésion que les relations avec Chypre ou, dans une moindre mesure, avec la Grèce, devront connaître une amélioration ; soutien, car Bruxelles va appuyer et encourager les efforts d’Ankara de résolution des conflits bilatéraux. Ces premières négociations vont progresser parallèlement à la réduction du rôle de l’Armée dans la politique étrangère. On peut considérer, ainsi, que le premier mandat de l’AKP, s’il n’est pas marqué par la politique multidirectionnelle et par la coopération régionale qui deviendront ensuite des éléments de la doctrine du parti, amène les conditions nécessaires à leur mise en place. En sortant du prisme sécuritaire, l’AKP va considérablement élargir sa marge de manœuvre interne, tout en permettant, d’autre part, l’approfondissement des relations bilatérales avec un certain nombre de partenaires.

Pour sortir du prisme sécuritaire, le choix qui va être fait sera celui de donner la priorité à la résolution des conflits avec les pays voisins. Parmi eux, Chypre aura pour l’AKP valeur de test.