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Hésitations et tentatives de repositionnement dans le monde de l’après-guerre froide (1991-2002)

Chapitre 1. Les acteurs de la politique étrangère (2002-2017)

1.2. Le rôle des services de sécurité

1.2.2. Les services secrets

L’Organisation Nationale de Renseignement [Millî İstihbarat Teşkilatı, MIT] a été fondée en 1965, peu après le premier coup d’État de l’histoire de la République turque, et remplaçait alors le Service National de Renseignement [Milli İstihbarat Hizmeti, MIH], fondé en 1926. Le MIT est le principal organe des services secrets turcs. Officiellement, son rôle consiste uniquement à recueillir tout renseignement intéressant la sécurité de la Turquie ou de ses alliés et à le transmettre aux autorités politiques. Comme tous les services secrets du monde, ceux de Turquie ont en réalité été impliqués dans de nombreuses autres tâches, que leur statut officieux rend toutefois difficile à comptabiliser de manière exhaustive et analyser. Il semble en tout cas certain que sous l’AKP et depuis les années 2000, le MIT ait joué un rôle croissant dans la mise en application de la politique étrangère, en s’impliquant dans des dossiers particulièrement sensibles. De fait, il est devenu un acteur méconnu, relativement discret, mais bien actif, des politiques stratégiques et diplomatiques de la Turquie.

1.2.2.1. Une institution professionnelle et réputée efficace

Les effectifs du MIT sont composés de près de 5000 fonctionnaires ; les militaires semblent y être minoritaires, et avoir vu leur part baisser, de 35% du personnel dans les années 1990 à 4,5% en 201491. Jusqu’en 2016, l’institution était divisée en quatre départements (renseignements sécuritaires ; intelligence stratégique ; intelligence technique ; services administratifs internes) ; deux nouveaux s’y sont ajoutés en novembre de cette année, l’un consacré à la coordination avec les institutions étatiques, l’autre aux opérations spéciales92. Coopérant avec plusieurs autres services de renseignement à l’étranger, en particulier les services de renseignement américain, le MIT jouit auprès d’eux d’une bonne réputation. Les services secrets turcs sont considérés comme sérieux, professionnels, et ont longtemps été vus comme très proches des milieux républicains laïcs, même si leur infiltration supposée par la confrérie de Fethullah

91 RODIER Alain. « Turquie : Les services secrets dans la tourmente ? » CF2R (en ligne). Note d’actualité n° 341. 13 janvier 2014. Disponible sur : http://www.cf2r.org/fr/notes-actualite/turquie-les-services-secrets-dans-la-tourmente.php (dernière consultation : 1er janvier 2019).

92 TREMBLAY Pinar. « Post-coup shake-up at Turkey's intelligence agency ». Al-Monitor (en ligne), 6 novembre 2016. Disponible sur : https://www.al-monitor.com/pulse/originals/2016/11/turkey-post-botched-coup-shake-up-at-turkish-intelligence.html (dernière consultation : 10 janvier 2018).

70 Gülen et leurs relations variables avec l’AKP ont altéré cette image dans les années 200093. Le MIT est particulièrement en pointe dans le secteur de la cyberdéfense, un domaine dans lequel la Turquie est perçue comme vulnérable, et dans lequel il tâche d’améliorer sa capacité à se protéger et à riposter.

Le chef du MIT a le rang de sous-secrétaire d’État. Il est également responsable de Centre Indivisible de Coordination du Renseignement [Müşterek Istihbarat Koordinasyon Merkezi, MIKM], créé en 2013 et centralisant les activités du MIT, de la police, de la gendarmerie et de l’armée94. Lorsque l’AKP arrive au pouvoir, c’est Şenkal Atasagun (1998-2005) qui dirige le service. Il est ensuite remplacé par Emre Taner (2005-2010), qui commence à réformer l’institution en profondeur ; en lui donnant plus de souplesse, il lui permet de multiplier les opérations secrètes, notamment les premiers pourparlers de paix, tout à fait officieux, avec le PKK95. Mais c’est son successeur, Hakan Fidan (en poste depuis 2010, avec une très courte interruption en 2015), qui va véritablement faire du MIT un acteur actif de la politique étrangère turque. Diplômé en sciences politiques, c’est un fidèle de Recep Tayyip Erdoğan, dont il partage les conceptions et dont il a été un ancien conseiller96. Hakan Fidan est inspiré par l’école eurasiste, dans son acception occidentaliste ; l’Europe occidentale est à ses yeux incluse dans un vaste ensemble géopolitique, l’Eurasie, vers lequel la Turquie doit se tourner97. Il aurait notamment inspiré la politique iranienne de la Turquie, en conséquence de quoi son arrivée à la tête des services secrets aurait inquiété Israël98. Inquiétude justifiée ? Le MIT a été accusé, peu après sa prise de fonction, d’avoir dénoncé aux services secrets iraniens plusieurs agents doubles travaillant pour le Mossad99. En plus de la question iranienne, le MIT, sous sa direction, va s’impliquer plus spécifiquement dans deux autres dossiers épineux, à la limite entre politique étrangère et politique intérieure : la guerre civile syrienne et la question du PKK.

93 RODIER Alain. Op. cit.

94Ibid.

95 YETKİN Murat. « Transformation of Turkish intelligence service ». Hürriyet DailyNews (en ligne), 5 janvier 2012. Disponible sur : http://www.hurriyetdailynews.com/opinion/murat-yetkin/transformation-of-turkish-intelligence-service--10779 (dernière consultation : 5 juin 2017).

96Ibid.

97 TÜFEKÇİ Özgür. The foreign policy of modern Turkey : Power and the Ideology of Eurasianism. Londres: I.B.Tauris, 2017, p. 121.

98 GANEM Elise. « La détérioration du partenariat israélo-turc ». In NAHAVANDI Firouzeh (dir.). Turquie : Le déploiement stratégique. Bruxelles : Bruylant, 2012, p. 108.

71 1.2.2.2. Un rôle accru dans la politique étrangère turque depuis la fin des années 2000

Le statut très large de la mission confiée au MIT, l’opacité sur la nature de ses opérations réelles et le caractère multiforme de ce que la Turquie considère comme des menaces facilitent son intervention dans des domaines très divers. Au niveau de la politique stratégique et diplomatique, les services secrets ont joué un rôle actif, notamment après l’arrivée à leur tête de Hakan Fidan. Ils se sont concentrés sur des dossiers sensibles, où l’action publique turque était limitée à la fois par ses engagements internationaux et par les pressions de l’opinion publique et des institutions. Leur action a été discrète, dans un premier temps, perceptible à travers les premiers contacts avec le PKK et un rapprochement avec l’Iran ; dans un second temps, elle est devenue beaucoup plus importante, tant dans les négociations avec le PKK, que dans le soutien au mouvement rebelle syrien.

La politique de rapprochement avec l’Iran se place entre 2009 et 2010. À cette époque, Mahmoud Ahmadinejad dirige encore le pays, récemment secoué par la contestation d’une partie de sa jeunesse (la « révolution verte »), et les inquiétudes des pays occidentaux quant à son programme nucléaire sont très vives. Aussi les services secrets sont-ils pour la Turquie un moyen efficace de resserrer ses liens avec Téhéran, un partenaire économique important, sans compromettre sa diplomatie publique. Le MIT est notamment soupçonné par Washington d’avoir livré à l’Iran des informations reçues des services secrets israéliens et américains100. Cette coopération turco-iranienne semble s’être intensifiée après l’affaire du Mavi Marmara. Toutefois, dès 2011, la naissance de contentieux géopolitiques nouveaux entre les deux pays (approche différente de la crise syrienne, accueil sur le sol turc de missiles faisant partie du dispositif américain de défense antimissile…) laisse à penser que le MIT n’a pas poursuivi cette coopération de manière aussi poussée.

L’action des services secrets turcs a été plus directe dans un dossier qui se trouve à mi-chemin de la politique intérieure et de la politique étrangère : la question kurde, et plus spécifiquement la tentative de négociation avec le PKK. En 2012, Hakan Fidan s’est vu inquiéter par la justice pour avoir engagé des discussions avec ce mouvement armé et avec son chef Abdullah Öcalan, détenu sur l’île d’İmralı, et l’AKP a dû faire voter une loi le protégeant des poursuites judiciaires101. Ces tractations ont abouti au processus de paix entamé en 2013. La même année,

100Ibid.

101Ibid. Le rôle joué par la confrérie de Fethullah Gülen dans ces poursuites est évoqué au chapitre 8 de la présente thèse.

72 le MIT semble avoir pris des contacts avec le Parti de l’Union Démocratique [Partiya Yetikiya Demokrat, PYD] syrien, allié du PKK ; les services ont ainsi supervisé la rencontre entre Saleh Müslüm, chef du PYD, et des représentants du ministère des Affaires étrangères102. Toujours en 2013, le MIT a été accusé d’avoir été derrière l’assassinat à Paris de trois militantes du PKK – une accusation toutefois rejetée par Ankara103. Cet activisme nouveau des services secrets turcs a contribué à les mettre en lumière, les exposant parfois aux critiques, par exemple au sujet de leur action dans la crise syrienne.

Le MIT semble en effet avoir été le principal acteur de la politique de soutien aux rebelles syriens voulue par Recep Tayyip Erdoğan et Ahmet Davutoğlu. S’il est très difficile d’évaluer l’ampleur des flux d’armement livrés en Syrie par Ankara et le niveau d’implication du MIT, une affaire datant de janvier 2014 et remise en lumière en 2015 par le quotidien Cumhuriyet, en a donné une idée : la gendarmerie turque a arrêté au Hatay un camion humanitaire en route pour la Syrie, en réalité chargé d’armes. Sur ordre du gouverneur de la province, les trois occupants du véhicules, membres du MIT, ont été relâchés104. Depuis la révélation de cette affaire, le gouvernement turc affirme qu’il s’agissait d’armes destinées aux milices turkmènes. S’il est difficile de tirer des conclusions générales de l’affaire, on peut émettre deux suppositions :

• Premièrement, l’intervention du gouverneur laisse à penser que cette livraison d’armes était connue et qu’elle n’était pas isolée ; il est très envisageable que plusieurs autres convois similaires aient passé la frontière turco-syrienne, au moins avant la révélation de l’affaire.

• Deuxièmement, si la livraison d’armes aux groupes turkmènes était avérée et justifiée par la proximité entre Ankara et ces mouvements, cela tendrait à indiquer que les groupes rebelles que la Turquie a activement soutenus ont profité de la même aide. Après la révélation de cette affaire, l’AKP a fait adopter une loi élargissant les compétences des services secrets turcs, en autorisant l’écoute des lignes téléphoniques, accordant l’immunité judicaire à ses membres et punissant de jusqu’à 10 ans d’emprisonnement toute enquête ou publication relative à leurs activités105. Tout en limitant la possibilité de connaître le rôle exact

102 STEIN Aaron. Op. cit., p. 75.

103 « Mort de l’assassin présumé de trois militantes kurdes à Paris en 2013 ». Le Monde, 17 décembre 2016.

104 « MİT TIR'larında taşınan silahların görüntüsü yayınlandı » [Un visuel des armes transportées dans les camions du MIT a été publié]. Evrensel, 29 mai 2015.

105 « Turquie : entrée en vigueur de la loi donnant des droits élargis aux services secrets ». Le Monde, 26 avril 2014.

73 du MIT, ces derniers développements témoignent donc de son importance croissante dans la mise en œuvre de la politique étrangère turque.

* * *

Les services de sécurité turcs ont donc joué un rôle non négligeable dans la mise en œuvre de la politique étrangère. Mais on constate sous l’AKP un mouvement d’affaiblissement de l’institution militaire dans ce rôle, concomitant d’une importance croissante des services secrets. Tout se passe comme si le pouvoir politique avait attendu d’avoir suffisamment affaibli l’armée, et notamment son principal organe d’influence, le Conseil de Sécurité Nationale, pour s’appuyer ensuite sur une institution considérée comme plus fiable. D’ailleurs, si l’action de l’armée en politique étrangère a souvent paru contrecarrer ou ralentir la politique mise en place par l’AKP – sur des dossiers comme Chypre, l’OTAN ou la question kurde –, le MIT a au contraire été un atout pour le parti au pouvoir, lui permettant d’agir officieusement dans des domaines jugés sensibles – les relations avec l’Iran, les négociations avec le PKK ou le soutien aux rebelles syriens. En cela, son rôle se complète avec celui d’acteurs privés qui, par leur action, ont contribué à la mise en place de la politique étrangère voulue par l’AKP sans impliquer directement le parti.