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Des outils intellectuels éclectiques pour perfectionner la doctrine

Hésitations et tentatives de repositionnement dans le monde de l’après-guerre froide (1991-2002)

Chapitre 2. Aux sources de la doctrine

2.3.2. Des outils intellectuels éclectiques pour perfectionner la doctrine

Le premier mandat de l’AKP est l’occasion pour le parti de structurer les influences intellectuelles auxquelles il est sensible. En 2002, malgré le grand succès de Stretejik Derinlik, Ahmet Davutoğlu n’a pas encore au sein du mouvement la notoriété qu’il acquerra au cours des années suivantes. D’autres figures importantes, ministres, députés ou conseillers, vont peser sur les débats intellectuels des premières années. Ils orientent en particulier l’AKP vers des choix stratégiques somme toute compatibles avec les orientations diplomatiques traditionnelles de la Turquie – processus d’intégration européenne, alliance américaine –, mais présentés sous un jour nouveau. Parallèlement, les influences intellectuelles étrangères pénètrent les élites turques. Il est intéressant, à ce titre, de se pencher sur l’exemple du soft power, concept que l’AKP ne va pas hésiter à récupérer et chercher à mettre en application dans sa pratique de la politique étrangère.

2.3.2.1. Le poids des intellectuels pro-européens et pro-américains

Yaşar Yakış, premier ministre des Affaires étrangères de l’AKP (2002-2003) ayant rédigé, pratiquement seul, son premier programme de politique étrangère, a joué un rôle essentiel dans l’adoption du projet européen. Parmi les nombreux arguments qu’il donne en faveur de ce projet, on note la possibilité de résolution du problème de Chypre-Nord, alors très présent, et

126 Expression utilisée par opposition au soft power, un concept qui sera explicité plus avant dans ce chapitre. Elle fait référence à l’utilisation des outils classiques d’une puissance étatique, à savoir la force militaire, la capacité de négociation diplomatique, la stratégie, l’information et les atouts géographiques, commerciaux et économiques.

127 les avantages de la coopération technique127. D’après lui, deux éléments ont déterminé le choix des dirigeants de l’AKP de sa rallier à la diplomatie pro-européenne qu’il défendait128. D’une part le sentiment, au vu des sondages d’opinion, que cette option était consensuelle au sein de la population. D’autre part, l’espérance que les institutions européennes pourraient servir d’alternative face aux refus de la Cour Constitutionnelle turque de faire évoluer le carcan législatif en vigueur, par exemple sur le port du voile à l’école. Cette dernière idée se retrouve dans un article publié fin 2000 par Bülent Arınç dans Yeni Türkiye, un bimensuel volumineux donnant la parole à diverses figures essentiellement conservatrices. Il y estime que les changements constitutionnels que souhaitent les militants du RP (l’AKP n’a pas encore été fondé) sont non seulement compatibles avec les réformes exigées par l’UE, mais même que celle-ci est en réalité le seul instrument possible pour arriver à un État de droit en Turquie129. Beril Dedeoğlu, professeur de relations internationales à l’université de Galatasaray et qui a été brièvement, en 2015, ministre des Affaires européennes, estime que deux personnalités, au sein de l’AKP, ont particulièrement contribué à orienter le mouvement en faveur de l’UE : en plus de Yaşar Yakış, elle cite Ali Babacan, qui sera nommé ministre de l’Économie en 2003 et négociateur en chef avec l’UE en 2005130.

Pour comprendre la rapidité du ralliement de la mouvance issue du RP à l’UE, il faut bien avoir en tête un point essentiel : les intellectuels qui inspirent cette mouvance estiment que l’idée d’État-Nation est anachronique. De manière très intéressante, ils ne le justifient pas par une traditionnelle hostilité religieuse au nationalisme, qui fragmenterait la Oumma, mais par une analyse moderne du monde, qui met en valeur la constitution tout à la fois de grands ensembles supranationaux et de pouvoirs infra ou intraétatiques. En fait, c’est une critique qui se veut contemporaine d’un modèle décrit comme vieillissant et hérité de l’Europe du XIXe siècle131. Dans le développement de cette idée, un journaliste influent doit être cité : Cengiz Çandar. Personnalité atypique, anciennement proche de Turgut Özal, il se définit volontiers comme un ottomaniste, voyant la période ottomane comme source d’inspiration132. Ses écrits révèlent une

127 DAĞÇI SAKARYA Zerrin, EHRAN Çağrı, GENÇ Özlem (dir). Siyasi partilerin Avrupa Birliği’ne bakışı [La vision des partis politiques sur l’Union Européenne]. Ankara : Ankara Üniversitesi, 2011, p. 7-17.

128 Entretien avec l’auteur, 28 mars 2018.

129 ARINÇ Bülent. « AB Kriterleri ve VIII. Beş Yıllık Plan » [Les critères de l’UE et le 8ème plan quinquennal]. Yeni Türkiye [Nouvelle Turquie], n° 36, novembre-décembre 2000, p. 1186-1192.

130 Entretien avec l’auteur, 18 décembre 2017.

131 DAVUTOĞLU Ahmet. « Uluslararası İlişkilerdeki Gerilim Alanları ve 21. Yüzyıl ile İlgili Projeksiyonlar » [Les domaines à tension dans les relations internationales et les projections au sujet du XXIe siècle]. Yeni Türkiye

[Nouvelle Turquie], n° 19, janvier-février 1998, p. 308-309.

132 YAVUZ Hakan. « Değişen Türk Kimliği ve Dış Politika: Neo-Osmanlıcılığın Yükselişi » [L’identité turque transformée et la politique étrangère : La montée du néo-ottomanisme]. İPÇİOĞLU Mehmet. Osmanlı

128 personnalité hostile au nationalisme, favorable à des droits élargis pour les Kurdes, par exemple, ou même ouvert à la discussion sur la reconnaissance d’un génocide arménien133. Il n’hésitera pas, ainsi, à décrire Abdullah Öcalan, le chef emprisonné du PKK, comme un acteur « Türkiyeli134 » – un terme qui renvoie à l’appartenance à la communauté nationale turque, sans avoir la connotation ethnico-culturelle parfois associée à « Türk ». Le cœur de sa pensée politique consiste à remettre en cause l’État-Nation telle qu’il a été pensé au XXe siècle en Turquie, en dénonçant une vision européenne dépassée, qui constitue notamment un carcan pour les minorités, et voué à disparaître135. C’est donc au nom des droits de l’homme et de la modernité qu’est remis en cause le modèle de l’État-Nation kémaliste laïc. Şükrü Sina Gürel, professeur de relations internationales et ancien ministre des Affaires étrangères, estime ainsi (en le déplorant) que l’hostilité au principe d’État-Nation explique le tournant européïste, mais également atlantiste, pris par les cadres du RP lors de la fondation de l’AKP136. Son admiration pour l’Empire Ottoman conduit Cengiz Çandar à soutenir une politique étrangère tournée vers cet ancien espace, bien davantage que vers les pays turcophones : « nous sommes turcs, c’est vrai, mais nous sommes des Turcs ottomans. D’après moi Turc ottoman, ça veut dire […] Bosniaque, Tcherkesse, Albanais, éventuellement musulman ottoman137. »

Parmi les intellectuels qui favorisent l’adoption d’une approche pro-américaine, on doit impérativement citer Yalçın Akdoğan, conseiller de Recep Tayyip Erdoğan dès les premiers mois d’existence de l’AKP. On lui donne notamment la popularisation du terme « démocrate-musulman », qui renvoie à la démocratie-chrétienne européenne, pour désigner la mouvance idéologique du parti138. En 2004, il publie en particulier un livre consacré à ce qu’il appelle la

Araştırmaları [Recherches Ottomanes] (en ligne). Disponible sur : http://www.os-ar.com/modules.php?name=Encyclopedia&op=content&tid=501472 (dernière consultation : 1er avril 2018).

133 ÇANDAR Cengiz.

- « 'Soykırım' mıydı? » [Était-ce un ‘génocide’ ?] Radikal, 24 avril 2014.

- « 'Kürdistan': Nereden nereye… » [‘Kurdistan’ : d’où à où…] Hürriyet, 20 novembre 2013.

- « Türkiye’nin Kürt Sorunu » [Le problème kurde de la Turquie]. In ÇAKIR Ruşen. Rusen Cakir (en ligne). 2 janvier 2004. Disponible sur : http://www.rusencakir.com/Turkiyenin-Kurt-Sorunu-11/14 (dernière consultation : 1er avril 2018).

134 YÜCEL Müslüm. Abdullah Öcalan : Amara’dan İmralı’ya [Abdullah Öcalan : d’Amara à İmralı]. Istanbul : Alfa, 2014, p. 547.

135 ÇANDAR Cengiz. « Yirmibirinci Yüzyıl’a Bir Bakış » [Un regard sur le vingt-et-unième siècle]. Yeni Türkiye

[Nouvelle Turquie], n° 19, janvier-février 1998, p. 333-334.

136 Entretien avec l’auteur, 29 mars 2018.

137 ÇANDAR Cengiz. « Türk dış politikasının değişmeyecek hiç bir hükmü olamaz » [Il ne peut y avoir aucune assertion que la politique étrangère turque ne changera pas]. In DİNÇER Osman Bahadır, ÖZDAL Habibe, YEGİN Mehmet (dir.). Mülakatlarla Türk Dış Politikası [La politique étrangère turque par les entretiens]. Ankara : USAK, 2010, vol. 2, p. 111.

129 « démocratie conservatrice139 ». Dans cet ouvrage relativement bref, il mentionne à plusieurs reprises la compatibilité idéologique entre les conservateurs américains et les conservateurs turcs. Deux conseillers de Recep Tayyip Erdoğan, pour leur part, vont jouer un rôle essentiel dans la mise en contact des cadres de l’AKP et des néo-conservateurs américains : Cüneyd Zapsu et Egemen Bağış. Ils vont orienter, avant même sa victoire électorale, le parti vers une approche diplomatique favorable à la coopération avec Washington140 – avant que la question de l’Irak, en 2003, n’affaiblisse cette tendance.

2.3.2.2. Le concept de soft power et son intégration à la doctrine de l’AKP

C’est au professeur de relations internationales Joseph Samuel Nye, théoricien de l’institutionnalisme néo-libéral (une approche de la politique étrangère accordant une importance spécifique aux acteurs non-étatiques) que l’on doit la popularisation du concept de

soft power. En 1992, dans un ouvrage consacré à la politique étrangère américaine, il définit ainsi cette expression comme la capacité d’un État à « dresser l’ordre du jour politique d’une manière qui modèlera les préférences exprimées par les autres, [en s’appuyant sur] des ressources intangibles telles que la culture, l’idéologie, les institutions141 ». Cette capacité, particulièrement par les États-Unis, découle de « l’attrait culturel et idéologique, ou encore les règlements et institutions des divers régimes internationaux142 ». Si cette notion va rapidement être popularisée dans les études de relations internationales, elle n’est pas évoquée par Ahmet Davutoğlu ou les autres penseurs de l’AKP jusqu’au début des années 2000. Il est toutefois possible d’en retrouver les prémisses dans certaines de leurs interventions : par exemple, Abdullah Gül, dans un article de 1998, réagit au développement d’internet. Il y voit l’ouverture d’une nouvelle sphère défiant l’État « jacobin et démocratique143 ». On retrouve là une idée

139 AKDOĞAN Yalçın. AK Parti ve Muhafazakâr Demokrasi [L’AKP et la démocratie conservatrice]. Istanbul : Alfa, 2004.

140 UZGEL İlhan. « ABD ve NATO’yla ilişkiler » [Les relations avec les USA et l’OTAN]. In ORAN Baskın (dir.). Türk Dış Politikası : Kurtuluş Savaşından Bugüne Olgular, Belgeler, Yorumlar [La politique étrangère turque : Phénomènes, documents et commentaires de la guerre d’indépendance à nos jours]. Istanbul : Iletişim Yayınları, 2013, vol. 3, p. 259.

141 NYE Joseph Samuel. Le leadership américain : Quand les règles du jeu changent. Nancy : Presses universitaires de Nancy, 1992, p. 29.

142Ibid., p. 173.

143 GÜL Abdullah. « Bilgi Toplumu ve Türkiye ya da Jakobenizmin Önlenemez Yıkılışı »[La société de l’information et la Turquie ou l’inévitable désintégration du jacobinisme]. Yeni Türkiye [Nouvelle Turquie], n° 19, janvier-février 1998, p 174-175.

130 développée par Joseph Nye dans son œuvre, à savoir le rôle croissant d’acteurs non-étatiques, qui participent activement au soft power d’un pays.

Il faut attendre 2008, toutefois, pour que le soft power se voit intégré au discours officiel turc, via un article fameux d’Ahmet Davutoğlu144 qui pose les bases de la doctrine qui va être adoptée dans les années suivantes. En décembre 2009, c’est Cengiz Çandar qui développe, pour le centre de recherche pro-gouvernemental SETA, une analyse relative au « soft power turc », présenté comme une clé de la réussite du pays dans un environnement multipolaire145. Puis, en 2011, İbrahim Kalın, conseiller du Premier ministre, lui consacre à son tour un article146. Pour décrire ce concept tel qu’il va être mis en application par la Turquie, Gérard Groc évoque « la capacité d’un pays à influer pacifiquement sur des voisins, sur un espace de proximité, fort du potentiel dont il témoigne, des implications de ses bonnes décisions, de la dynamisation qu’il incarne et de la confiance qu’il sait inspirer147 ». Dans la pratique, néanmoins, il est intéressant de noter que la politique économique, que Joseph Nye intègre dans le hard power, à savoir les instruments de puissance traditionnels d’un État, va parfois se voir associé au soft power turc ; Beril Dedeoğlu, professeur de relations internationales, l’explique par une interprétation extensive du terme, qui englobe l’ensemble des éléments de puissance ne relevant pas de la coercition directe148.

* * *

Lorsque l’AKP arrive au pouvoir en 2002, les influences auxquelles sa politique étrangère se voit soumise sont donc très diversifiées. L’héritage du nationalisme turc est toujours présent ; les visions islamiste et eurasiste, si elles ont pu influencer des membres du parti, ne se retrouvent guère dans la vision stratégique et diplomatique qu’il développe au cours de son premier

144 DAVUTOĞLU Ahmet. « Turkey’s Foreign Policy Vision : An Assessment of 2007 ». Insight Turkey, vol. 10, n° 1, 2008, p. 86-88.

145 ÇANDAR Cengiz. « Turkey’s “Soft Power” Strategy: A New Vision for a Multi-Polar World ». In SETA (en ligne). Document de travail : Policy Brief n° 38. Décembre 2009. Disponible sur : http://setadc.org/wp-content/uploads/2015/05/SETA_Policy_Brief_No_38_Turkeys_Soft_Power_Strategy_Candar.pdf (dernière consultation : 3 janvier 2018).

146 KALIN İbrahim. « Soft Power and Public Diplomacy in Turkey ». Perceptions, vol. 16, n° 3, automne 2011, p. 5-23.

147 GROC Gérard. « La doctrine Davutoglu : une projection diplomatique de la Turquie sur son environnement ».

Confluences Méditerranée, n° 83, 4/2012, p. 79.

131 mandat. En revanche, on perçoit bien davantage l’héritage des gouvernements précédents, en particulier ceux de Turgut Özal, ainsi que d’İsmail Cem. Tout en devant composer avec ces éléments le parti s’appuie sur un certain nombre d’intellectuels qui orientent son premier mandat. L’influence d’Ahmet Davutoğlu est déjà tout à fait significative ; elle est toutefois contrebalancée par celle d’autres intellectuels, davantage favorables que lui à l’alliance américaine et à l’intégration européenne. Elle sera par ailleurs enrichie, dans les années 2000, par l’adoption du concept de soft power qui jouera un rôle important dans la doctrine.