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Les acteurs de la politique étrangère à partir de 2002

Hésitations et tentatives de repositionnement dans le monde de l’après-guerre froide (1991-2002)

Chapitre 1. Les acteurs de la politique étrangère (2002-2017)

1.1. Les institutions politiques

1.1.2. Les acteurs de la politique étrangère à partir de 2002

Au-delà du rôle formel donné à chacun par les institutions officielles, la pratique de la politique étrangère a été grandement influencée par la personnalité de ceux qui ont exercé ces charges. On peut segmenter ces acteurs politiques en trois groupes, d’importance décroissante. Viennent tout d’abord Recep Tayyip Erdoğan et Ahmet Davutoğlu, qui ont joué un rôle primordial et sans équivalent dans la conduite de la politique extérieure depuis 2002. Le premier l’a fait en tant que chef effectif de l’exécutif dès 2003, d’abord à la tête du gouvernement puis à la présidence de la République. Le second a, pour sa part, été le principal inspirateur de la doctrine stratégique et diplomatique de l’AKP15, un conseiller proche de Recep Tayyip Erdoğan, puis son ministre des Affaires étrangères, enfin son Premier ministre. Ils ont été les deux principaux acteurs de la politique étrangère turque. Viennent ensuite plusieurs figures politiques qui, par

13 - SCHMID Dorothée. La Turquie en 100 questions. Paris : Tallandier, 2017, p. 200. - Özdem Sanberk, entretien avec l’auteur (18 février 2019).

- Mehmet Nuri Yıldırım, entretien avec l’auteur (29 septembre 2018).

14 GÜLSEVEN Enver. « Turkey-EU Relations ». In IŞIKSAL Hüseyin, ÖRMECI Ozan (dir.). Turkish Foreign Policy in the New Millenium. Francfort: Peter Lang, 2015, 248-249.

46 leur niveau de responsabilité ou leur capacité d’influence, ont été des acteurs secondaires mais importants dans ce domaine. Il s’agit des deux présidents de la République qui ont précédé Recep Tayyip Erdoğan (Ahmet Necdet Sezer et Abdullah Gül, ce dernier ayant également été ministre des Affaires étrangères) ; des négociateurs en chef pour l’adhésion à l’Union Européenne, dont deux ont également été ministre des Affaires étrangères (Ali Babacan et Mevlüt Çavuşoğlu), tandis qu’un autre jouait un rôle de conseiller actif (Egemen Bağış) ; et des ministres de la Défense, notamment Vecdi Gönül qui est resté en place de 2002 à 2011. Viennent enfin des personnalités n’ayant pas participé directement aux gouvernements, et aux marges de manœuvre souvent réduites, mais qui ont pu contribuer à la pratique de la politique étrangère turque depuis 2002. Ce sont essentiellement des conseillers et des ambassadeurs qui ont pu, par leur action, peser sur les décisions effectuées au niveau gouvernemental ou favoriser leur application.

1.1.2.1. Recep Tayyip Erdoğan, le maître d’œuvre

Le premier artisan de la politique étrangère de la Turquie est incontestablement, au moins depuis 2003, son Premier ministre (2003-2014) puis président de la République (depuis 2014), Recep Tayyip Erdoğan. En plus de ces deux postes de décision fondamentaux, sa qualité de membre fondateur de l’AKP, au pouvoir depuis 2002, et l’autorité morale qu’il exerce de fait sur la majorité de ses membres, en font le principal décideur des grandes orientations stratégiques et diplomatiques turques. S’il n’a pas la même importance qu’Ahmet Davutoğlu dans l’élaboration de la doctrine, il a pleinement adopté celle-ci et lui a apporté, par son action concrète vis-à-vis de l’extérieur, une contribution qui ne doit pas être négligée. En d’autres termes, Recep Tayyip Erdoğan est davantage un artisan qu’un théoricien, mais sa pratique concrète des relations internationales a influencé l’élaboration de la doctrine tirée des théories d’Ahmet Davutoğlu.

Recep Tayyip Erdoğan est né le 26 février 1954 à Istanbul, dans le quartier populaire de Kasımpaşa, qui jouxte au nord la Corne d’Or, au cœur de la partie européenne de la ville. D’après son propre témoignage, il doit son second prénom, « Tayyip », le plus couramment employé dans sa jeunesse, à son grand-père, qui le portait également ; son premier prénom,

47 « Recep », fait référence au mois du calendrier musulman l’ayant vu naître16. C’est cependant à Rize, ville située aux abords de la mer Noire, et traditionnellement conservatrice17, qu’il passe sa petite enfance. À 13 ans, il revient à Istanbul.

Toute la jeunesse de Tayyip Erdoğan est marquée par une forte influence religieuse, qui se traduira en militantisme actif relativement tôt. Il effectue ses études secondaires dans l’école Imam Hatip d’Istanbul, spécifiquement consacrée à la formation des imams, mais qui a les faveurs des familles les plus conservatrices en raison de l’enseignement religieux qu’elle dispense18. En 1973, il intègre la faculté de sciences économiques et administratives de l’université de Marmara, à Istanbul19 et rejoint la section locale de l’Union Nationale des Étudiants Turcs [Millî Türk Talebe Birliği, MTTB], organisation proche du mouvement de Necmettin Erbakan. C’est là que se forge l’ébauche d’une vision politique, y compris en matière de politique extérieure ; la MTTB est fortement influencée par les écrits de Necip Fazıl Kısakürek et de Nurettin Topçu20. Il semble qu’à cette époque, le jeune Erdoğan soit encore largement influencé par la vision politique traditionnelle de l’islamisme turc. En témoigne cette pièce de théâtre qu’il écrit en 1975 et dont il interprète le rôle principal, intitulée Mas Kom Yah, soit les diminutifs de mason (franc-maçon), komünist (communiste) et yahudi (juif), et dénonçant ces trois groupes comme un danger pour l’islam et la Turquie21. En 1976, il prend la tête de la branche locale de la jeunesse du MSP.

Le coup d’État de 1980 aboutit à la dissolution du parti d’Erbakan, comme d’ailleurs des autres partis alors présents dans le champ politique turc. Dès 1983, toutefois, ce dernier fonde avec Ali Türkmen et Ahmet Tekdal un nouveau parti, le Parti du Salut [Refah Partisi, RP] ; en 1984,

16 « Erdoğan: Babam çok otoriter bir babaydı; yanlış yaptığımızda hesaplaşırdı » [Erdoğan : Mon père était un père très autoritaire ; il nous le faisait payer lorsque nous faisions une erreur]. T24 (en ligne), 13 septembre 2013. Disponible sur : http://t24.com.tr/haber/erdogan-babam-cok-otoriter-bir-babaydi-yanlis-yaptigimizda-hesaplasirdi,238620 (dernière consultation : 20 mars 2017).

17 À partir de 1967, la majorité des maires de la ville seront issus des rangs du parti islamiste Refah Partisi et des mouvements qui en descendent, dont l’AKP.

18 « Bakanlar Kurulu'nun özgeçmişi » [Biographie officielle des ministres]. Milliyet, 29 août 2007.

19 Suite au témoignage d’Ömer Başoğlu, une personnalité du parti d’opposition CHP, une controverse relative à l’effectivité des études effectuées par Tayyip Erdoğan et à l’authenticité de son diplôme a agité la Turquie. Pour en savoir plus sur cette polémique, dont l’incidence sur cette thèse est plus que limitée, voir : « Turquie : Erdogan et le mystère du faux diplôme ». L’Obs (en ligne). 22 avril 2016. Disponible sur :

http://tempsreel.nouvelobs.com/monde/20160421.OBS8986/turquie-erdogan-et-le-mystere-du-faux-diplome.html (dernière consultation : 21 avril 2017).

20 JOSSERAN Tancrède.La nouvelle puissance turque : L’adieu à Mustapha Kemal. Paris : Ellipses, 2010, p. 84.

21 - « Muhteşem Yüzyıl’ı eleştiren Erdoğan usta tiyatrocu çıktı! » [Erdoğan a joué au théâtre la pièce ‘Muhteşem Yüzyıl’ qu’il critique !]. Sözcü, 29 novembre 2012.

- BOISSON Pierre, « ‘Maçons, communistes, juifs’ ? : quand Erdogan était comédien ». Rue89 (en ligne), 13 février 2014. Disponible sur : http://tempsreel.nouvelobs.com/rue89/rue89-monde/20140213.RUE1914/macons-communistes-juifs-quand-erdogan-etait-comedien.html (dernière consultation : 21 mars 2017).

48 Recep Tayyip Erdoğan en devient le responsable dans le quartier de Beyoğlu. Il montre alors ses premiers signes de pragmatisme, en s’adaptant à l’électorat, moderne et européanisé, de ce quartier. Il est ainsi l’une des premières figures du parti à mettre en avant des militantes non voilées pour recruter de nouveaux membres22. En 1994, Recep Tayyip Erdoğan est élu maire d’Istanbul. Il s’y montre un gestionnaire efficace, réduisant les problèmes de circulation, luttant contre la corruption et gagnant ainsi l’estime de l’électorat au-delà de la sphère conservatrice. Plusieurs évènements survenus entre 1997 et 1999 vont profondément marquer le maire d’Istanbul et l’amener à une nouvelle stratégie. Le 28 février 1997, un mémorandum de l’armée met en garde le RP et le gouvernement de Necmettin Erbakan, au pouvoir depuis le 28 juin 199623, contre les atteintes à la laïcité turque. Après avoir signé ce mémorandum et tenté de minimiser son impact, le Premier ministre Erbakan démissionne finalement le 30 juin 1997. Le 16 janvier 1998, le RP est dissous par la Cour Constitutionnelle. Puis, le 21 avril, c’est Recep Tayyip Erdoğan qui est condamné à 10 mois de prison (il en purgera quatre, du 24 mars au 27 juillet 1999) pour avoir récité un poème présentant les mosquées, dômes, minarets et croyants comme des casernes, boucliers, baïonnettes et soldats. De cette série de revers, il tire la conviction que seule une profonde refonte de l’islam politique turc, une normalisation des rapports avec l’establishment, peut lui permettre un jour l’exercice effectif du pouvoir.

Le 22 juin 2001, le nouveau parti d’Erbakan, le Parti de la Vertu [Fazilet Partisi, FP], est à nouveau dissous par la Cour Constitutionnelle. Alors que le vieux chef choisit de fonder un nouveau mouvement (le SP), Recep Tayyip Erdoğan et une soixantaine de cadres, majoritairement issus du FP, refusent cette fois de s’associer à l’initiative et choisissent de créer un nouveau mouvement. Le 14 août 2001, ils fondent l’AKP. Fort de sa popularité, Recep Tayyip Erdoğan en devient le président, poste qu’il conservera jusqu’à son élection à la présidence de la République, en 2014, et qu’il retrouve le 21 mai 2017, la réforme constitutionnelle votée auparavant lui permettant de combiner les deux sièges. Le 3 novembre 2002, l’AKP arrive en tête aux élections législatives avec 34,28% des voix et 363 sièges sur 550 – soit la majorité absolue. Quoique chef du parti, Recep Tayyip Erdoğan n’a pas le droit de siéger à l’Assemblée Nationale, en raison de sa condamnation ; cette règle est abolie par l’AKP (avec le soutien du CHP)24. Le président du parti peut alors se présenter à une élection partielle,

22 JOSSERAN Tancrède. Op. cit. p. 85.

23 Il s’agissait plus précisément d’un gouvernement de coalition avec le Parti de la Juste Voie [Doğru Yol Partisi, DYP] de Tansu Çiller.

24 GÜRCANLI Zeynep. « Erdoğan milletvekili seçildiği tarihte Bakanlar Kurulu'nu toplayacak » [Erdoğan réunira le Conseil des Ministres le jour où il sera élu député]. Hürriyet, 24 février 2015.

49 qui se tient à Siirt le 9 mars 2003, et qu’il remporte. Le 14 mars suivant, il est nommé Premier ministre du pays.

Sa qualité de président de l’AKP, reconnue par tous les membres de son gouvernement, lui assure la préséance dans les choix stratégiques effectués. Jusqu’en 2007, il doit toutefois composer avec un président de la République qui n’est pas issu de l’AKP, Ahmet Necdet Sezer. Une fois ce dernier remplacé par Abdullah Gül, les marges de manœuvre de Recep Tayyip Erdoğan s’élargissent. Ses victoires électorales successives (2007, 2011) renforcent son autorité sur le parti et en font le véritable chef de l’exécutif. Le 28 août 2014, il est élu président de la République. En plus de son autorité morale sur le parti (renforcée par son élection au suffrage universel direct, dès le premier tour), il dispose désormais des leviers institutionnels mis à disposition de son poste. De plus, à partir de 2014, on constate un raccourcissement des mandats ministériels liés à la politique étrangère : en à peine trois ans, la Turquie connait ainsi deux changements de Premier ministre, trois changements de ministre des Affaires étrangères et trois changements de ministre de la Défense. La faible durée de ces mandats limite leurs marges de manœuvre et augmente par conséquent celles du président ; du reste, à partir de 2014, les deux ministres qui se succèdent aux affaires étrangères, Mevlut Çavuşoğlu et Feridun Sinirlioğlu, n’ont ni la notoriété ni l’autorité morale de leur prédécesseur Ahmet Davutoğlu.

1.1.2.2. Ahmet Davutoğlu, penseur et homme d’action

Personnalité incontournable lorsque l’on travaille la politique diplomatique et stratégique de la Turquie contemporaine, Ahmet Davutoğlu présente la particularité d’avoir été tout à la fois le principal théoricien de la doctrine de l’AKP en politique étrangère, et l’une des figures qui a été chargée de son application pratique. En d’autres termes, il développe ce que Béatrice Garapon appelle « un savoir orienté vers l’action25 », refusant d’être un simple observateur et considérant qu’il est nécessaire d’être un acteur du domaine que l’on étudie, sous peine de perdre prise sur la compréhension de la réalité26.

Le parcours d’Ahmet Davutoğlu, né en 1959, est typique, par certains aspects, de la génération de cadres qui ont formé l’AKP. Il ne vient pas des milieux intellectuels d’Istanbul et de la côte

25 GARAPON Béatrice. Le monde théorique d’Ahmet Davutoğlu : Une analyse de « Profondeur stratégique ». Saarbrucken: PAF, 2014, p. 16.

50 ouest, qui forment le vivier traditionnel de la diplomatie turque, mais d’une famille modeste de Taşkent, petite ville de la très conservatrice province de Konya, au cœur de l’Anatolie27. Bon élève, il intègre pour ses études secondaires le Lycée d’Istanbul [Istanbul Erkek Lisesi], un établissement prestigieux qui est en réalité une école internationale allemande – une partie de l’enseignement étant dispensé dans cette langue. En 1983, il entre à l’Université du Bosphore [Boğaziçi Üniversitesi], où il décroche un master en Affaires publiques, puis un doctorat en Sciences politiques et relations internationales. Sous la direction du sociologue Şerif Mardin, il présente une thèse qui se veut une réflexion sur les pensées occidentale et islamique, sur leur impact sur la théorie politique, et leur arrière-plan historique et philosophique28. Il s’y inscrit dans une logique civilisationnelle considérant que la pensée islamique porte une vision du monde spécifique, différente des écoles philosophiques européennes.

En 1990, il est chargé de cours à l’Université Islamique Internationale de Malaisie. Il y fonde le département de sciences politiques, qu’il préside jusqu’en 199329. Il semble que ce séjour en Malaisie ait fortement impacté le jeune professeur ; d’une part, il y découvre une diversité d’étudiants qui le confortent dans son idée que le monde n’est plus centré sur la sphère occidentale30 ; d’autre part, il y observe le modèle d’un État conservateur, qui a pu réislamiser la population par la défense de normes sociales présentées comme des libertés plutôt que par une politique autoritaire31. Ahmet Davutoğlu revient ensuite en Turquie, et travaille de 1995 à 1999 au département des Relations internationales de l’Université de Marmara, à Istanbul. Au cours de cette période, il s’engage davantage dans le débat public en contribuant – sous pseudonyme – au journal conservateur Yeni Şafak32.

De 1998 à 2002, Ahmet Davutoğlu donne des cours, en tant que professeur invité, à l’Académie des Forces Armées et à l’Académie Militaire. Il semble que ce soit à cette époque qu’il se rapproche des milieux conservateurs du FP, et qu’il rencontre notamment Recep Tayyip

27 « Davutoglu as Turkey's PM and Future Challenges ». Al Jazeera Centre for Studies (en ligne). 1er septembre 2014. Disponible sur : http://studies.aljazeera.net/en/positionpapers/2014/08/2014828131922357853.html (dernière consultation : 11 avril 2017).

28 GÜZEL Adnan. « Ahmet Davutoglu’s ‘Alternative Paradigms’ and Inclusion of Islamic Thought in IR Theory ». Graduate Institute of International and Development Studies: Global South Conference. 2012. Disponible sur:

https://fgsisc.files.wordpress.com/2012/11/isa-global-south-conference-paper-2012-ahmet-davutoglu-s-alternative-paradigms-and-inclusion-of-islamic-thought-in-ir-theory-adnan-r-gu-zel.pdf (dernière consultation: 4 octobre 2017).

29 « Ahmet Davutoğlu kimdir? Ahmet Davutoğlu’nun hayatı » [Qui est Ahmet Davutoğlu ? Sa vie]. Sözcü, 21 août 2014.

30 DAVUTOĞLU Ahmet. Küresel Bunalım. Istanbul : Küre Yayınları, 2002, p. 91-92.

31 JOSSERAN Tancrède. Op. cit., p. 68.

32 MUHTAR Reha, « Ahmet Davutoğlu’nun özgeçmişindeki o inanılmaz tesadüf... » [Cette incroyable rencontre dans le CV d’Ahmet Davutoğlu…]. Vatan, 23 août 2014.

51 Erdoğan33. Mais c’est la publication de son célèbre ouvrage, Stratejik Derinlik [Profondeur Stratégique], en 2001, qui va le faire connaître au sein des sphères dirigeantes turques34. Au lendemain de la victoire de l’AKP, en novembre 2002, il est nommé premier conseiller du Premier ministre Abdullah Gül (puis de Recep Tayyip Erdoğan qui lui succède en 2003), ainsi qu’ambassadeur itinérant35.

Si sa fonction de conseiller ne lui donne théoriquement que peu de pouvoir, Ahmet Davutoğlu devient en pratique l’un des principaux artisans de la politique étrangère turque. Son rôle est alors triple. Il est inspirateur, son ouvrage Stratejik Derinlik et ses autres écrits offrant une base théorique à la politique mise en place par l’AKP. Il est conseilleur, et Recep Tayyip Erdoğan a tendance à se reposer davantage sur lui que sur le ministère des Affaires étrangères, dont il se méfie du personnel, trop associé à l’ordre kémaliste traditionnel36. Il est légitimateur, enfin, donnant au parti et à sa politique diplomatique et stratégique un aspect scientifique, à destination à la fois de l’opinion publique turque et de l’international.

En 2009, ce statut d’acteur de la politique étrangère se voit pleinement officialisé avec sa nomination au ministère des Affaires étrangères. En 2010, il présente publiquement les quatre « piliers » sur lesquels sa politique repose : l’indivisibilité et la sécurité du pays ; le dialogue ; l’interdépendance économique ; et la cohabitation harmonieuse entre les cultures. La même année, le magazine Foreign Policy le classe à la 7ème place (juste après Celso Amorim, ministre des Affaires étrangères brésilien de 2003 à 2010) au sein de sa liste des 100 penseurs les plus influents37. Mais c’est aussi sous sa mandature que la politique étrangère turque se heurte à de sérieuses difficultés, prise de court par les révolutions arabes puis s’engageant dans les processus politique interne syrien et égyptien. Ces problèmes ne semblent pas pénaliser Ahmet Davutoğlu qui est nommé Premier ministre en 2014, remplaçant Recep Tayyip Erdoğan qui devient président de la République. Il remplace également ce dernier à la présidence de l’AKP. Dès lors, son implication dans la mise en place de la politique étrangère diminue. D’une part, le président Erdoğan dispose de prérogatives étendues en la matière, de par son nouveau poste,

33 GARAPON Béatrice. Op. cit., p. 10.

34 Les idées et théories présentées dans ce livre seront analysées au chapitre suivant.

35 BONZON Ariane. « Turquie : dans la tête d'Ahmet Davutoglu, le vizir déchu ». Slate (en ligne), 23 mai 2016. Disponible sur : http://www.slate.fr/story/118445/ahmet-davutoglu-chute-poulain-turc-europe (dernière consultation : 5 avril 2017).

36 D’après notamment le témoignage de l’ancien diplomate et conseiller auprès du ministère des Affaires étrangère Mehmet Nuri Yıldırım (entretien avec l’auteur, 29 septembre 2018); cette importance d’Ahmet Davutoğlu par rapport au personnel du ministère est également évoquée par l’universitaire Özden Zeynep Oktav (entretien avec l’auteur, 11 juin 2018).

52 et s’implique plus directement dans les grands dossiers. D’autre part, un nouveau ministre des Affaires étrangères est chargé de gérer le corps diplomatique. Il faut ajouter qu’Ahmet Davutoğlu essuie à cette période les premières critiques, face à l’isolement régional croissant d’Ankara38, et qu’il doit par ailleurs gérer les troubles politiques internes. Après un semi-échec aux élections législatives de juin 2015, l’AKP remporte une écrasante victoire à celles de novembre suivant ; Ahmet Davutoğlu, qui s’est beaucoup investi dans cette seconde campagne, en tire un certain prestige. Mais le 5 mai 2016, suite à des désaccords avec le président Erdoğan39, il renonce à se représenter à la tête de l’AKP ; le 22 mai suivant, il quitte sa fonction de Premier ministre.

1.1.2.3. Un rôle variable pour les autres figures de l’exécutif

Président de la République du 16 mai 2000 au 28 août 2007, Ahmet Necdet Sezer est la seule figure importante du pouvoir exécutif à partir de 2002 qui ne soit pas issue de l’AKP. Il ne vient d’ailleurs même pas du champ politique traditionnel puisqu’il était, jusqu’à son élection, président de la Cour Constitutionnelle (1998-2000), et n’appartenait à aucun parti. Son choix pour la présidence de la République est le résultat d’un compromis entre le Parti Démocratique de la Gauche [Sol Demokratik Partisi, SDP], le Parti d’Action Nationaliste [Milliyetçi Hareket Partisi, MHP] et le Parti de la Mère-Patrie [Ana Vatan Partisi, ANAP]. Du fait de son hostilité à l’AKP (il avait fait dissoudre le RP 10 jours à peine après sa nomination à la tête de la Cour Constitutionnelle), il joue un rôle original dans la conduite de la politique étrangère. Il consiste essentiellement à contrebalancer les choix de l’AKP perçus comme dangereux pour l’alliance occidentale. Ahmet Necdet Sezer n’hésite jamais à user son droit de veto, conduisant l’AKP à