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L’empreinte du nationalisme turc sur la politique étrangère

Hésitations et tentatives de repositionnement dans le monde de l’après-guerre froide (1991-2002)

Chapitre 2. Aux sources de la doctrine

2.1. Les grandes écoles de pensée stratégique : une influence variable

2.1.1. L’empreinte du nationalisme turc sur la politique étrangère

Depuis la fondation de la République, la doctrine diplomatique et stratégique turque est profondément marquée par le nationalisme. Or, cette idéologie s’affirme dans un contexte particulier, de démantèlement de l’Empire Ottoman et de menaces de partage de l’Anatolie. Aussi induit-il une vision stratégique défensive, axée sur la protection de la souveraineté et de l’intégrité territoriale du pays, et cherchant à éviter l’engagement dans les conflits externes. Les années 1980 voient émerger un « néo-nationalisme », plus conservateur et davantage marqué par l’héritage religieux ; il remet notamment en cause la vision non-interventionniste héritée des premières décennies de la République.

2.1.1.1. Un nationalisme né en réaction au démembrement de l’Empire Ottoman

Plutôt que de nationalisme turc, qui renvoie à la République de Turquie, le courant qui nait dans l’Empire Ottoman après l’échec des essais de modernisation et de création d’une citoyenneté ottomane peut être qualifié de turquisme. S’opposant à l’ottomanisme qui cherche à maintenir l’unité des peuples et territoires sous domination ottomane, il se pose en défenseur d’une nation turque qui n’est pas identifiée à l’empire. Le mouvement des Jeunes-Turcs, qui prendra le pouvoir en 1908 après s’être soulevé contre le Sultan Abdülhamid II (1876-1909), s’inscrit dans cette école de pensée.

Yusuf Akçura (1876-1935) peut être considéré comme la figure fondatrice du nationalisme turc moderne1 ; le paradoxe est qu’il est parallèlement l’un des grands penseurs du panturquisme, qui va finir par s’en distinguer assez nettement dans les années 1920. Mais dans un contexte de

1 Cette idée est en particulier développée dans GEORGEON François. Aux Origines du nationalisme turc : Yusuf Akçura (1876-1935). Paris : Association pour la Diffusion de la Pensée Française, 1980.

87 délitement de l’Empire Ottoman, et alors que les futures frontières d’un potentiel État turc ne sont pas clairement fixées, le turquisme et le panturquisme se confondent encore largement. Ce n’est que lorsque Mustafa Kemal, allié de la Russie bolchévique et ayant obtenu des frontières stables et garanties par le traité de Lausanne, renoncera à toute visée panturquiste que Yusuf Akçura abandonnera cet idéal, pour se rallier au nationalisme de la jeune République2. Ziya Gökalp (1876-1924) est une autre importante figure du turquisme, puis du nationalisme turc ; il croit à la nécessaire unification linguistique et culturelle de la nation, rejetant un nationalisme qui unirait des peuples de langues et d’identifications culturelles différentes3.

Le nationalisme turc devient une des six flèches du kémalisme après l’instauration de la République (1923). Mustafa Kemal en est un des principaux promoteurs, même s’il en a une vision qui peut sembler contrastée et parfois variable. Inspiré par les Lumières, il se veut le promoteur d’un nationalisme citoyen, moderne. Dans le même temps, toutefois, et notamment dans les années 1930, il développe des théories linguistiques (la « langue-soleil4 »), historiques (les Hittites, peuple mythique anatolien, sont alors présentés comme les ancètres directs des Turcs) ou ethnologiques (avec en particulier l’analyse de crânes pour déterminer un profil racial turc standard) qui semblent aller dans le sens d’une vision plus ethno-culturelle de la nation. S’il n’entre pas dans le cadre de la présente étude de présenter les nuances du nationalisme kémaliste, on peut faire remonter à cette époque la distinction entre deux termes qui renvoient chacun à une acception distincte du nationalisme. L’ulusalcılık, dérivé du terme ulus qui désigne la nation comme l’ensemble des individus formant un peuple, renvoie à un nationalisme essentiellement citoyen, attaché à la République ; il est en cours dans les partis kémalistes traditionnels (notamment le CHP), ainsi que dans les milieux libéraux. En contrepartie, le

milliyetçilik, qui renvoie au millet communautaire ottoman, correspond à un nationalisme à coloration plus ethno-religieuse ; il est revendiqué essentiellement par les partis les plus à droite de l’échiquier politique turc. Ces deux notions doivent aussi être distinguées du vatanseverlik, le patriotisme ; en effet, ce dernier relève davantage du sentiment, alors que l’ulusalcılık et le

milliyetçilik sont des idéologies.

2Ibid., p. 81-84.

3 PARLA Taha. The Social and Political Thought of Ziya Gökalp: 1876-1924. Leiden : Brill, 1985, p. 36.

4 Promue par certains linguistes proches du pouvoir, cette théorie fait du turc la langue originelle d’où seraient issues l’ensemble des autres langues parlées dans le monde.

88 2.1.1.2. Une vision stratégique défensive et sécuritaire

Le nationalisme turc mis en place par la République kémaliste se veut l’antithèse du modèle ottoman. Le modèle impérial, qui suppose un processus d’expansion et donc de conflit permanent potentiel, est rejeté en même temps que la société qu’il sous-tend : un ensemble de communautés ayant des liens d’allégeance au pouvoir variables et n’étant pas unies par un sentiment d’unité nationale. En contrepieds s’impose donc une conception stratégique qui repose sur deux fondamentaux : l’indivisibilité de la République et le refus d’être entrainé dans les conflits extérieurs. « Yurtta sulh, cihanda sulh » [Paix dans le pays, paix dans le Monde] : cette devise, prononcée par Mustafa Kemal lors de sa campagne électorale d’avril 1931, synthétise cette nouvelle vision stratégique et se voit incorporée au corpus turc en matière de politique étrangère.

Le premier aspect, le plus important en termes diplomatiques, est relatif au non-interventionnisme : la Turquie se pense alors comme une nation pacifique, destinée à s’inscrire dans l’ordre international nouveau et à rester en dehors des conflits qui ne la concernent pas. Sous Mustafa Kemal, ce principe est rigoureusement observé. Si Ankara fait pression sur la France pour récupérer le Hatay, considéré comme partie intégrante du territoire turc, elle accepte en revanche l’arbitrage de la SDN pour ce qui concerne le district de Mossoul, qu’elle laisse aux Britanniques. C’est au nom du non-interventionnisme que le pays reste également neutre au cours de la Seconde Guerre mondiale. Son intégration à l’OTAN et au Pacte de Bagdad durant la guerre froide, puis l’intervention à Chypre en 1974, semblent mettre un terme à ce principe. Son influence sur l’AKP est certes mineure : la période kémaliste est présentée comme une phase isolationniste durant laquelle la Turquie se serait coupée de sa zone d’influence naturelle. En revanche, subsiste dans la société turque – et partant, au sein des élites au pouvoir – l’idée diffuse selon laquelle la Turquie doit faire acte de prudence avant de s’engager dans un conflit, et ne le faire que si ses intérêts sont directement menacés.

L’autre héritage du nationalisme kémaliste est beaucoup plus prégnant : il s’agit de l’attachement à l’intégrité territoriale du pays. Elle se manifeste, déjà sous Mustafa Kemal, par la dure répression des soulèvements kurdes, qui font suite à l’abolition du Califat et aux tentatives de réforme agraire. C’est d’ailleurs en réaction aux demandes soviétiques d’un droit

89 de regard sur les Détroits5 que les Turcs abandonnent leur politique neutraliste pour choisir l’alliance américaine : la protection de l’intégrité du pays prime in fine sur l’idée de neutralité et de non-interventionnisme. L’AKP a une position ambiguë sur cet héritage. Ses théoriciens prônent la fin d’une politique purement sécuritaire, à l’intérieur comme à l’extérieur ; le parti montre des signes inédits d’ouverture aux revendications des minorités. Mais l’attachement ferme à l’intégrité du pays et le refus d’un autre modèle que celui de l’État-nation unitaire marquent encore profondément la pensée stratégique turque.

2.1.1.3. La synthèse turco-islamique et ses implications stratégiques

Le coup d’État de 1980 porte au pouvoir des élites politico-militaires plus conservatrices, et surtout travaillées par un profond anti-communisme, qui les amène à porter un nouveau discours sur le nationalisme turc. L’islam a désormais toute sa place dans ce néo-nationalisme, non comme modèle de société (les organisations islamistes sont toujours combattues) mais comme marqueur national et rempart contre le communisme. Cette synthèse « turco-islamique » repose sur le double postulat que l’islam a permis à la culture turque de se renforcer et de se vivifier, tandis qu’en retour les Turcs ont permis de préserver cette religion face aux poussées européennes et à la décadence arabe6.

Les implications stratégiques et diplomatiques de ce néo-nationalisme sont multiples.

• Premièrement, l’Islam n’est plus perçu comme une civilisation avec laquelle la Turquie doit rompre pour aspirer au progrès, mais comme un des éléments de sa grandeur nationale. L’idée selon laquelle le pays doit se couper de cette aire géopolitique pour entretenir une relation privilégiée avec l’Europe s’estompe ainsi. Au contraire, certains inspirateurs du mouvement, comme l’écrivain Seyyid Ahmet Arvâsî, expriment aussi une grande méfiance vis-à-vis des Occidentaux. On peut ainsi lire sous la plume de ce genre que « Rome la chrétienne, Moscou la Rouge, France la haineuse, Israël la rusée, Grêce la patiente se donnent la main pour ruiner le monde turco-musulman et coloniser l’islam7 ».

5 Le détroit du Bosphore et celui des Dardanelles contrôlent le passage entre la mer Méditerranée et la mer Noire. Ils sont une voie de passage obligée pour les navires basés en mer Noire (notamment soviétiques puis russes) et cherchant à rejoindre les océans.

6 JOSSERAN Tancrède. La nouvelle puissance turque : L’adieu à Mustapha Kemal. Paris : Ellipses, 2010, p. 26.

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• Deuxièmement, la synthèse turco-islamique prône désormais une modernisation inspirée du Japon : adopter les techniques occidentales tout en conservant une âme et des valeurs nationales perçues comme profondément différentes8.

• Troisièmement, l’islam sunnite et la turcité se voient associés plus profondément que dans l’idéologie nationaliste originellement promue par Mustafa Kemal9. Le discours sur le séparatisme kurde en est profondément modifié : alors que dans les premières décennies de la République kémaliste, les soulèvements kurdes étaient présentés comme le produit de forces réactionnaires, dans les années 1980 le militantisme kurde est renvoyé au communisme athée ou à l’alévisme, dont les croyants sont officiellement rattachés à l’islam sunnite par l’État mais qui s’en distingue en réalité très largement. Le nationalisme kurde est désormais perçu comme une double menace, non seulement contre l’intégrité de l’État, mais également contre la religion musulmane sunnite10.

• Quatrièmement, la conjugaison de l’anti-communisme (alors que l’URSS entame son

déclin), de l’appel aux valeurs antiques attribuées à la turcité et de la fin de l’Europe comme horizon diplomatique amène le turco-islamisme à s’intéresser de nouveau à l’Asie Centrale et à ses populations turcophones.

Ces différentes évolutions du discours stratégique et diplomatique apparaissent en phase avec la vision de Turgut Özal, Premier ministre de 1983 à 1989, qui ne s’aligne pas totalement sur le turco-islamisme (contrairement à cette doctrine, profondément étatiste et conservatrice, il est favorable au libéralisme et au libre-échange11), mais qui souhaite une ouverture sur le Moyen-Orient et l’Asie Centrale. À plus long terme, elles ont profondément remodelé la pensée stratégique turque. On peut y déceler les origines de l’association entre turcité et islam sunnite, et un facteur accélérateur de l’intérêt nouveau pour le Moyen-Orient et l’Asie Centrale. En cela, il est possible de dire que si le nationalisme hérité du kémalisme n’a eu que peu d’incidence sur la doctrine de l’AKP (à l’exception notable de l’attachement à l’intégrité de l’État), celle-ci a été bien davantage marquée par le néo-nationalisme élaboré dans les années 1980.

8 DORRONSORO Gilles. Que veut la Turquie ? Ambitions et stratégies internationales. Paris : Autrement, 2009, p. 34-35.

9 ÖZMEN Fazilet Ahu. « L’identité alévie et ‘l’Ouverture Alévie’ en Turquie ». In KAYA Uğur. Dynamiques contemporaines en Turquie : Ruptures, continuités ? Paris : L’Harmattan, 2010. N° Hors-Série d’Eurorient, p. 205.

10 Il est à noter que cette évolution découle également des mutations du nationalisme kurde, qui à partir de 1984 s’incarne dans un mouvement armé, le PKK, qui revendique officiellement l’idéologie marxiste et reçoit le soutien de l’Union Soviétique.

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