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Un essai de mise en cohérence de la politique étrangère avec les principes énoncés

Hésitations et tentatives de repositionnement dans le monde de l’après-guerre froide (1991-2002)

Chapitre 4. L’affirmation d’un discours doctrinal (2007-2009)

4.2. La mise en cohérence des pratiques stratégiques et diplomatiques avec un discours doctrinal qui s’affirme

4.2.2. Un essai de mise en cohérence de la politique étrangère avec les principes énoncés

Si la doctrine stratégique et idéologique qu’élabore l’AKP à cette période cherche à donner un cadre cohérent à la politique étrangère menée, ce serait une erreur de croire que le processus est à sens unique. Car inversement, dès lors qu’il y a volonté de théoriser cette politique étrangère et de l’appuyer sur des principes, ceux-ci influent sur la pratique stratégique et diplomatique. La séquence 2007-2009 est intéressante en cela : pour la première fois, on peut observer une politique étrangère qui ne saisit pas seulement les opportunités, qui n’est pas seulement réactive à un contexte national, régional et international ; mais qui tâche aussi de se conforter au discours doctrinal en cours d’élaboration. Sans revenir sur l’ensemble des décisions prises vis-à-vis de l’international durant cette séquence, on peut se pencher sur trois exemples témoignant de cette tendance : la tentative de détente avec l’Arménie, qui atteste la volonté de sortir du prisme sécuritaire ; l’ouverture à de nouvelles régions du monde, qui correspond aux ambitions multidirectionnelles mises en avant ; et les essais de médiation, qui constituent alors l’exemple le plus frappant d’activisme diplomatique.

4.2.2.1. « Zéro problème avec les voisins » : l’exemple arménien

La logique de « désécurisation » des frontières revient régulièrement dans le discours public de l’AKP, de ses cadres et de ses intellectuels, à partir de 2007. Elle fait toutefois référence à des rapprochements diplomatiques antérieurs qui n’ont pas été coordonnés. Certains ont été initiés avant l’arrivée au pouvoir de l’AKP (Grèce, Syrie), d’autres répondaient à des besoins conjoncturels précis, par exemple la nécessité de progresser vers l’Union Européenne (Chypre), ou de faciliter des échanges économiques (Iran, nécessaire à Ankara pour limiter sa dépendance au gaz russe46). C’est en cela que le rapprochement initié avec l’Arménie en 2008 est particulièrement intéressant. Même s’il est facilité par des éléments conjoncturels, il rompt avec les pratiques diplomatiques en usage, et ne paraît pas répondre à une logique sécuritaire ou économique. Il s’agit donc de la première tentative de résolution des problèmes avec un pays voisin qui semble découler directement d’une volonté d’application d’un principe doctrinal, celui relatif à la désescalade dans les relations de voisinage. C’est là un premier et éclairant

46 BOZDÉMIR Michel. « La Turquie désorientée, ou l’émergence d’une puissance régionale ? » Maghreb-Machrek, n° 207, printemps 2011, p. 108.

194 exemple de la manière dont l’affirmation progressive de principes martelés dans le discours public conduit à influencer la pratique concrète de la politique extérieure.

Que désigne-t-on habituellement par processus de normalisation ou de rapprochement turco-arménien ? Il s’agit d’une série de gestes diplomatiques réciproques, entamée en 2007 avec des rencontres informelles en Suisse47, approfondie en 2008 et ayant culminé le 10 octobre 2009 avec la signature de protocoles d’accord sur l’ouverture de la frontière et le rétablissement de relations diplomatiques entre les deux pays48. Ce processus devait amener un dégel dans les relations bilatérales, alors exécrables. Outre la lourde mémoire des massacres de 1915, que la Turquie refuse de qualifier de génocide, la guerre qui a opposé l’Arménie à l’Azerbaïdjan (État turcophone et proche allié d’Ankara) entre 1988 et 199449 a conduit à la fermeture de la frontière turco-arménienne. La tentative de normalisation de cette situation a été marquée, en particulier, par des visites réciproques d’Abdullah Gül en Arménie, le 6 septembre 2008, puis de son homologue arménien Serge Sarkissian à Bursa, le 14 octobre 2009, à l’occasion de matchs de football. La portée symbolique de ces visites inédites a conduit à désigner sous le terme de « diplomatie du football » le processus public de rapprochement. Mais ce dernier, au-delà de l’anecdote, s’inscrit surtout dans la logique de normalisation des relations bilatérales qui influence alors de plus en plus l’AKP.

Il y a certes un effet minimal d’aubaine dans la politique de rapprochement avec l’Arménie. Les hasards du calendrier sportif surviennent dans un contexte où, par ailleurs, la mauvaise relation entre les deux État est perçue comme un obstacle pour le processus d’adhésion à l’UE50. De plus, si l’on en croit la fondatrice du Centre Stratégique d’Erevan, Gayane Novikova, les États-Unis de Barack Obama auraient exercé une forte pression sur les deux pays pour qu’ils parviennent à ces protocoles d’accord51. S’il n’y a pas de raison de remettre en cause ces

47 BALCI Ali. Türkiye Dış Politikası : İlkeler, Aktörler ve Uygulamalar [La politique étrangère de la Turquie : Les principes, les acteurs et les réalisations]. Istanbul : ALFA, 2017, p. 331.

48 CHETERIAN Vicken. « Vers une normalisation des relations turco-arméniennes ? » Le Monde Diplomatique, 9 octobre 2009.

49 La guerre du Haut-Karabagh tire son appellation de ce plateau montagneux, peuplé en majorité d’Arméniens mais rattaché à l’Azerbaïdjan, alors République Soviétique, par Joseph Staline. L’implosion de l’Union Soviétique conduit les Arméniens du Haut-Karabagh à réclamer leur indépendance, soutenus par l’ex-République Soviétique d’Arménie ; les tensions dégénèrent en guerre ouverte, au cours de laquelle les forces arméniennes prennent l’avantage et annexent de facto le plateau disputé. Le Haut-Karabagh est depuis occupé par l’armée arménienne et a proclamé son indépendance, non reconnue par la communauté internationale.

50 GIRAGOSSIAN Richard. « Twenty-Five Years On Armenia’s Difficult Period of State-Building ». In HUNTER Shireen (dir.). The New Geopolitics of the South Caucasus: Prospects for Regional Cooperation and Conflict Resolution. Washington : Lexington Books, 2017, p. 20.

51 NOVIKOVA Gayane. « Quid Pro Quo in Turkey’s South Caucasus Policies ». Turkish Policy Quartely, vol. 10, n° 1, printemps 2011, p. 145-146.

195 éléments, il convient de les confronter à d’autres facteurs qui, eux, auraient pu conduire la Turquie à privilégier le statu quo. Du point de vue diplomatique, tout d’abord, il ne faut pas oublier la très ferme opposition de l’Azerbaïdjan à tout rapprochement turco-arménien qui n’exigerait pour préalable le règlement du problème du Haut-Karabagh – une position d’ailleurs relayée au niveau national par les partis d’opposition CHP (kémaliste) et MHP (nationaliste)52. Il n’est pas possible non plus d’établir un parallèle avec le rapprochement vis-à-vis de la Syrie ou de l’Iran, reposant largement sur des logiques économiques car, comme le remarque Gayane Novikova, l’Arménie n’est pas un partenaire économique potentiel important pour la Turquie. Seules les élites des régions pauvres les plus orientales se sont inscrites dans cette logique, soutenant le processus avec l’espoir qu’il favorise des investissements nouveaux53. Enfin et surtout, notamment pour les raisons précédemment évoquées, l’opinion publique se montre très réticente vis-à-vis de cette ouverture. Alors même que les Turcs considéraient comme naturel un rapprochement avec les Syriens, portant sur eux un regard positif, les Arméniens restent perçus comme une Nation hostile, sentiment renforcé par la solidarité turque envers l’Azerbaïdjan54. En d’autres termes, la balance des intérêts ne semble pas pencher en faveur du processus de rapprochement. Que peut espérer y gagner l’AKP ? Des gains économiques très limités, la levée d’un obstacle secondaire dans un processus européen qui s’annonce, de toute façon, long et semé d’embûches, et une satisfaction de l’allié américain. En contrepartie, le parti au pouvoir risque de mécontenter l’un des principaux alliés régionaux de la Turquie, l’Azerbaïdjan, mais également une bonne partie de son opinion publique.

Or, le parti au pouvoir ne se contente pas de participer au processus de normalisation, il joue dedans une part active. C’est plus particulièrement le cas du président de la République. Ahmet Sever, qui l’a suivi des années comme observateur et en a tiré une biographie, y rapporte dès février 2008 un geste de bonne volonté. Alors que Serge Sarkissian vient d’être élu président de la République d’Arménie, Gürcan Türkoğlu, porte-parole du ministère des Affaires étrangères turc, demande à Abdullah Gül s’il a l’intention de féliciter son nouvel homologue. Le président turc répond immédiatement par l’affirmative, et il est le premier chef d’État à

52 BALCI Ali. Op. cit., p. 332-333.

53 NOVIKOVA Gayane. Op. cit., p. 147-148.

54 ÇAKICI Fatma Okur, SANCAK Kadir. « Komşularla sıfır sorun politikası : karşılıklı bağımlılık ekseninde Türkiye-Ermenistan ilişkilerinin değerlendirilmesi » [La politique de zéro problème avec les voisins : bilan des relations Turquie-Arménie dans un contexte de dépendance réciproque]. Academia (en ligne). Disponible sur : https://www.academia.edu/30735073/KOM%C5%9EULARLA_SIFIR_SORUN_POL%C4%B0T%C4%B0KA SI_KAR%C5%9EILIKLI_BA%C4%9EIMLILIK_EKSEN%C4%B0NDE_T%C3%9CRK%C4%B0YE-ERMEN%C4%B0STAN_%C4%B0L%C4%B0%C5%9EK%C4%B0LER%C4%B0N%C4%B0N_DE%C4%9E ERLEND%C4%B0R%C4%B0LMES%C4%B0 (dernière consultation : 12 février 2018).

196 féliciter officiellement Serge Sarkissian55. Lorsque ce dernier l’invite à assister au match de football qui a été si médiatisé, le président turc répond par l’affirmative, malgré l’opposition du CHP, et n’hésite pas à comparer son voyage au rapprochement entre Cuba et les États-Unis56. Ali Babacan, pour sa part, initie une rencontre avec son homologue arménien à New-York, en septembre 200857. Et lorsqu’un accord est trouvé, le 31 août 2009, au sujet de la signature prochaine des protocoles de normalisation, la diplomatie turque fait une grosse concession en acceptant de ne pas y inclure la question du Haut-Karabagh58.

Peut-on interpréter cette politique active de la Turquie comme une tentative de mise en application du principe de résolution des conflits avec les pays voisins ? Ce n’est pas revendiqué officiellement, d’autant plus que ce principe est alors tout récent dans le discours public. Plusieurs indices permettent toutefois de le penser. L’un des plus significatifs est le soutien public d’Ahmet Davutoğlu au processus, avant même son arrivée à la tête du ministère des Affaires étrangères. Au cours d’une conférence organisée conjointement par la SETA et la Brookings Institution, il s’exprime en termes très positifs sur le processus de paix ; il s’appuie en particulier sur « l’héritage culturel commun » entre les deux pays, et estime que leur rapprochement devrait permettre de régler aussi la question du conflit avec l’Azerbaïdjan59. On retrouve là la rhétorique classique justifiant les principes de règlement des conflits avec les pays voisins. Kadir Sancak et Fatma Okur Çakıcı voient ainsi la politique arménienne de l’AKP comme une tentative de répondre aux principes de voisinnages théorisés par Ahmet Davutoğlu (sécurité, dialogue, liens économiques)60. Le 29 septembre 2009, alors que la signature officielle des protocoles est imminente, Fatih Özbay, du think tank BILGESAM, mentionne directement la politique de « zéro problème avec les voisins » pour appeler à une nouvelle relation avec l’Arménie61. Si l’on se penche sur le mode opératoire de ce processus, on note qu’il correspond à ce que théorise Ahmet Davutoğlu dans ses écrits : le dépassement des

55 SEVER Ahmet. Op. cit., p. 89.

56Ibid., p. 91.

57 ULUTAŞ Ufuk. « Turkish Foreign Policy in 2009 : A Year of Pro-activity ». Insight Turkey, vol. 12, n° 1, hiver 2010, p. 1-9.

58 MARCOU Jean. « À propos du récent accord turco-arménien ». OVIPOT (en ligne). 3 septembre 2009. Disponible sur : https://ovipot.hypotheses.org/911 (dernière consultation : 11 janvier 2018).

59 « Davutoğlu: Ermenistan ile En İyi İlişkileri Kurmak İstiyoruz » [Davutoğlu : Nous voulons établir les meilleures relations avec l’Arménie]. Haberler [Nouvelles] (en ligne). 28 octobre 2008. Disponible sur : https://www.haberler.com/davutoglu-ermenistan-ile-en-iyi-iliskileri-kurmak-haberi/ (dernière consultation : 12 février 2018).

60 ÇAKICI Fatma Okur, SANCAK Kadir. Op. cit.

61 ÖZBAY Fatih. « Türkiye-Ermenistan İlişkileri: Antipatiyi Empatiye Çevirmek » [Les relations Turquie-Arménie : Transformer l’antipathie en empathie]. BILGESAM (en ligne). 24 septembre 2009. Disponible sur :

197 appréhensions initiales, par le biais notamment de rencontres bilatérales ; le compartimentage des sujets de discussion bilatérale, en évitant qu’un seul (en l’occurrence, le Haut-Karabagh) bloque les autres, quitte à laisser ce dernier momentanément irrésolu ; enfin, la mise en avant des intérêts économiques réciproques (même si, comme vu précédemment, ceux-ci sont davantage intéressants pour l’Arménie que pour la Turquie) en vue de créer une interdépendance.

Les résultats du processus de réconciliation seront en réalité assez minces. Le mécontentement de l’Azerbaïdjan, qui menace la Turquie de rétorsion économique, conduit le Premier ministre Erdoğan (par ailleurs très peu impliqué dans le processus) à exiger de Serge Sarkissian, le 12 avril 2010, lors d’une rencontre bilatérale, des avancées sur la question du Haut-Karabagh. Refusant que des conditions soient posées à la normalisation bilatérale, le gouvernement arménien annonce le gel des protocoles, le 22 avril suivant62. Jamais ratifiés, ces protocoles seront finalement dénoncés par Erevan le 1 mars 2018. Au-delà de sa portée symbolique, le processus de réconciliation avec l’Arménie ne tient donc pas une place fondamentale dans la politique étrangère turque. Mais son application témoigne d’une évolution de la pratique stratégique et diplomatique : celle-ci ne répond plus seulement à des objectifs de court-terme, en réaction à l’actualité internationale, mais elle commence à ressembler à l’application d’une doctrine préalablement définie. Le processus turco-arménien est un important révélateur des tentatives turques de se mettre, entre 2007 et 2009, en cohérence avec le discours doctrinal qui tend à s’affirmer.

4.2.2.2. L’extension de la politique multidirectionnelle

À partir de 2007, la logique multidirectionnelle et multidimensionnelle commence à connaître une forme de systémisation dans sa pratique. Si le premier mandat législatif de l’AKP a déjà vu des ouvertures à plusieurs grands ensembles régionaux, celles-ci ont largement varié au gré des circonstances et ont paru encore incomplètes. La séquence 2007-2009 voit la systématisation de cette politique multidirectionnelle. Des régions géopolitiques qui avaient pu être délaissées ou insuffisamment traitées reçoivent ainsi une attention nouvelle. C’est le cas de l’Asie Centrale et de l’Amérique Latine. Parallèlement, l’implication de l’AKP en Afrique subsaharienne

62 MARCOU Jean. « Gel de la ratification des protocoles entre l’Arménie et la Turquie ». OVIPOT (en ligne). 24 avril 2010. Disponible sur : https://ovipot.hypotheses.org/1369 (dernière consultation : 12 février 2017).