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Les conséquences de l’échec de Necmettin Erbakan sur la pensée stratégique de l’AKP

Hésitations et tentatives de repositionnement dans le monde de l’après-guerre froide (1991-2002)

Chapitre 2. Aux sources de la doctrine

2.2. L’héritage des gouvernements antérieurs

2.2.2. Les conséquences de l’échec de Necmettin Erbakan sur la pensée stratégique de l’AKP

Si l’on veut comprendre l’AKP, on ne peut faire l’impasse sur la brève période de gouvernement du RP de Necmettin Erbakan. Certes, le parti islamiste n’exerce le pouvoir qu’un an, de juin 1996 à juin 1997. Mais cette courte mandature est riche d’enseignement pour les futurs cadres de l’AKP. C’est en effet la première fois dans l’histoire de la République que le poste de Premier ministre est occupé par le chef d’un parti islamiste (son mouvement avait déjà participé à des gouvernements antérieurs, mais toujours en situation minoritaire dans une coalition). Or, l’échec relatif de cette expérience, qui s’abrège sous la pression de l’institution militaire, sert de mise en garde et de leçon aux jeunes cadres islamistes, qui comprennent la nécessité d’une stratégie différente pour arriver au pouvoir et surtout pour y rester. La politique étrangère du vieux leader du RP est une des explications de son échec. Revendiquant une stratégie diplomatique à tonalité résolument religieuse, il inquiète les alliés traditionnels du pays et les militaires, qui craignent un abandon de l’alliance occidentale. L’AKP saura tirer les enseignements de ces dysfonctionnements.

2.2.2.1. La réaction des forces pro-occidentales à une politique étrangère religieuse revendiquée

L’arrivée au pouvoir de Necmettin Erbakan inquiète considérablement les partenaires traditionnels de la Turquie, et ses premières décisions diplomatiques semblent en effet aller dans le sens d’une remise en question des politiques étrangères antérieures. Le leader islamiste se montre en particulier très hostile à l’Union Européenne et au processus d’intégration, ce qu’il justifiera par la suite par l’attitude des Européens eux-mêmes :

109 « L’UE s’affirmait comme un club chrétien lorsque nous avons pris parti contre elle, nous avait imposé de lourdes clauses et un accord de libre-échange injuste. Elle nous exploitait de cette manière.62 »

Considéré comme un ensemble de pays chrétiens qui refuseront toujours, par essence, la Turquie, l’UE est également vue comme manipulée par l’idéologie sioniste63. La Turquie ne peut donc avoir aucun avenir dans cette union et doit se tourner vers le Moyen-Orient et l’Eurasie. On retrouve là une intéressante tentative de synthèse des idéologies islamiste, panislamiste et eurasiste, qui conduit le gouvernement Erbakan à se tourner vers les grandes puissances musulmanes eurasiatiques et africaines64. Le D-8 (de l’anglais Developing Eight) se veut une alternative musulmane au G-7 de l’époque ; mais il regroupe, non les huit économies les plus puissantes, mais les huit pays les plus peuplés. Ce choix révèle la volonté turque de favoriser l’écoulement de ses produits sur de vastes marchés, la solidarité religieuse étant alors un simple facilitateur. Par ailleurs, il fait primer la dimension religieuse sur la dimension orientale : à part la Turquie, le D-8 ne compte que deux membres moyen-orientaux, l’Iran et l’Égypte, cette dernière étant de plus le seul pays arabe ; la présence du Nigéria révèle un intérêt précoce pour l’Afrique65 ; les quatre autres membres sont tous de grosses puissances asiatiques (Pakistan, Bangladesh, Indonésie et Malaisie). Le D-8 est donc bien le marqueur d’une politique, certes à visées économiques, mais à base essentiellement confessionnelle ; en cela, il rompt non seulement avec la tradition des alliances occidentale et européenne, mais également avec le « néo-ottomanisme » de Turgut Özal (six des huit membres n’ayant jamais fait partie de l’Empire Ottoman). Cette diplomatie confessionnelle a par ailleurs une forte vocation anti-sioniste et anti-impérialiste ; pour cette raison, elle ne se tourne pas vers les pays du Golfe, considérés comme contrôlés par l’Occident pour les intérêts d’Israël66. C’est en ce sens qu’il faut comprendre le rapprochement avec l’Iran chiite. Necmettin Erbakan accorde une grande importance à ce pays, où il effectue sa première visite d’État et avec lequel il signe en 1996 un accord gazier, dont Abdullah Gül est un des principaux négociateurs67.

62 ERBAKAN Necmettin. Erbakan külliyatı [L’œuvre d’Erbakan]. Ankara: MGV, 2014, vol. 4, p. 301.

63Ibid., p. 121-131.

64 TÜFEKÇİ Özgür. Op. cit., p. 104.

65 Le rôle de l’Afrique dans la vision stratégique turque sera évoqué plus en détails dans les chapitres suivant, en particulier les 4ème, 5ème, 6ème et 9ème.

66 ERBAKAN Necmettin. Op. cit., p. 36-37.

67 THERME Clément. « Le triangle géopolitique entre la Turquie, l’Iran et la Russie : entre ruptures et continuités ». In NAHAVANDI Firouzeh (dir.). Turquie : Le déploiement stratégique. Bruxelles : Bruylant, 2012, p. 260.

110 Cette diplomatie religieuse inquiète considérablement les partenaires occidentaux de la Turquie et, par ricochet, les forces intérieures turques qui leurs sont favorables. C’est en particulièrement le rapprochement avec l’Iran qui inquiète les Américains. Si l’on en croit Ahmet İnsel, l’accord stratégique signé en août 1996 (soit un mois à peine après l’arrivée au pouvoir du nouveau gouvernement) avec Israël est la première réaction des forces pro-occidentales : en échange de l’acceptation du D-8, en effet, l’Armée et le corps diplomatiques font pression pour l’adoption de cet accord, qui doit permettre de contrebalancer le rapprochement avec l’Iran68. Surtout, l’accord turco-israélien limite les possibilités de diplomatie musulmane du gouvernement Erbakan, comme le montre par exemple la froideur de ses relations avec la Libye du colonel Kadhafi69. Mais cette première rectification apportée à la politique étrangère de Necmettin Erbakan ne suffit pas à rassurer les forces pro-occidentales. D’autres incidents émaillent le mandat du RP, par exemple l’accueil du militant islamiste ouzbèke Mohamed Salih, ce qui provoque la colère de Tashkent (qui l’accuse de terrorisme) et semble confirmer aux yeux de ses adversaires la solidarité du gouvernement Erbakan avec l’islamisme international70. L’inquiétude des milieux militaires est d’autant plus vive qu’ils sont fortement marqués par l’exemple algérien, où la guerre civile fait rage à la suite du triomphe électoral des islamistes et de leur tentative de reprendre à leur compte les institutions autoritaires de l’État71.

Qualifié de « coup d’État post-moderne », en cela qu’il aboutit à la démission d’un gouvernement sous pression de l’armée sans pour autant que celle-ci ait eu à rompre l’ordre constitutionnel ou utiliser la violence, le mémorandum du 28 février 1997 fait essentiellement référence à des questions de politique intérieure. Le Conseil de Sécurité Nationale demande notamment la fermeture d’écoles religieuses ou des lois permettant de combattre l’infiltration islamiste dans la société. Il survient après des crises comme celle de Sincan72. Toutefois, il est aussi un résultat de la politique étrangère du RP sous deux aspects. D’une part, l’armée met ainsi fin à un gouvernement dont les options diplomatiques, notamment en direction de l’Iran et face aux États-Unis, étaient à l’opposé de sa doctrine traditionnelle. D’autre part, ni les Américains ni les Européens n’interviennent en faveur de Necmettin Erbakan, dont la pratique

68 INSEL Ahmet. « Devenir une puissance économique mondiale : le néonationalisme de l’AKP ». In MARCOU Jean, TÜRKMEN Füsun (dir.). Vingt ans de changements en Turquie (1992-2012). Paris: L’Harmattan, 2013, p. 80.

69 HALE William. Turkish Foreign Policy: 1774-2000. Hove: Psychology Press, 2000, p. 298.

70 YARACILIK Lebriz. « Les relations de la Turquie avec les Républiques d’Asie Centrale ». In NAHAVANDI Firouzeh (dir.). Op. cit., p. 142.

71 COPEAUX Étienne. « L’armée ou la charia ? Clivages et fractures à l’époque du gouvernement Refahyol (1996-1997) ». In KAYA Uğur. Op. cit., p. 84.

72 Le 22 février précédent, le maire de cette ville moyenne d’Anatolie Centrale, affilié au RP, avait demandé le rétablissement de la charria, la loi islamique.

111 diplomatique leur apparaissait comme hostile. Quoiqu’il affirme dans un premier temps être en phase avec l’armée, le vieux leader perd en pratique son autorité ; il est finalement poussé à la démission le 18 juin 1997. Ce bref intermède ne lui aura finalement pas permis de déployer la stratégie diplomatique à laquelle il semblait aspirer, mais elle permet en revanche aux jeunes cadres de son mouvement de comprendre les erreurs à ne pas commettre.

2.2.2.2. Les leçons tirées par l’AKP : jouer la carte européenne, ne pas s’opposer frontalement aux États-Unis tant que son pouvoir est en phase de consolidation

Il est intéressant de constater que, du gouvernement Erbakan, la doctrine stratégique et diplomatique de l’AKP ne retiendra presque aucun élément. Le D-8 restera une organisation secondaire ; et dans l’ensemble, on ne constate pas que ses membres suscitent davantage l’intérêt du parti au pouvoir après 2002 que les autres grandes puissances africaines et asiatiques, musulmanes ou non. En fait, la doctrine qui va être élaborée par les cadres du parti prend même le contrepied de la politique étrangère de Necmettin Erbakan sur plusieurs aspects. Le choix qui va être fait sera celui d’une coopération accrue avec les partenaires traditionnels de la Turquie, en vue d’obtenir le soutien de ces derniers dans un processus de neutralisation des forces armées.

La première leçon tirée par l’AKP est la nécessité de ne pas inquiéter les partenaires traditionnels du pays. En particulier, à l’inverse d’un Necmettin Erbakan dont les discours affichaient une tonalité très anti-occidentale, le parti va s’arranger pour établir de bonnes relations avec les États-Unis avant même d’arriver au pouvoir. La rencontre entre Recep Tayyip Erdoğan et plusieurs hauts responsables américains, dont le président Georges W. Bush, facilitée par le conseiller Cüneyd Zapsu, joue à ce titre un rôle essentiel73. Au cours du même voyage, il rencontre également Grenville Byford, beau-frère par alliance de Shimon Pérès, et des représentants de l’Antideffamation League et de l’American Jewish Congress74. On peut y déceler la volonté de rassurer les partisans de l’alliance avec Israël et de se démarquer de la politique ouvertement antisioniste du RP. Abdullah Gül, quant à lui, se démarque d’autant plus clairement de Necmettin Erbakan qu’il a exprimé des positions divergentes sur l’UE dès 1994,

73 JOSSERAN Tancrède. Op. cit., p. 56-59.

112 et qu’il a été son ministre, avec des désaccords récurrents75. Comme il l’explique lui-même, ce n’est pas tant sur le fond idéologique que sur la stratégie qu’il s’oppose à son Premier ministre : « Ma principale différence avec lui en politique, à cette époque, était au sujet de sa rhétorique ; elle sonne bien mais elle est dangereuse et n’est pas utile. Les gens m’ont fait confiance parce que je ne l’ai pas utilisée76. »

Anglophone, davantage critique de la politique israélienne qu’hostile à l’existence en elle-même de cet État, Abdullah Gül incarne apparemment l’antithèse de tout ce qui avait pu effrayer les alliés de la Turquie chez le chef du RP. Par ailleurs, à la différence de ce dernier, il est favorable à l’intégration européenne.

La question européenne est peut-être la principale leçon que l’AKP tire de l’échec du gouvernement Erbakan. Alors que certains penseurs comme Ahmet Davutoğlu sont initialement sceptiques sur le processus d’adhésion turque à l’UE77, le parti va résolument s’engager dans le choix européen, sous l’influence d’autres personnalités comme Abdullah Gül ou Ibrahim Kalın. Il apparaît en effet que le choix du RP de la défiance envers l’UE l’a isolé face aux militaires et a facilité l’action de ces derniers, tout en dressant contre lui une partie de la population turque favorable à l’adhésion européenne – y compris des petits entrepreneurs plutôt conservateurs mais désireux d’accéder au marché européen. De plus, les règlements de l’UE auraient pu permettre de prévenir une telle action de la part des militaires, en raison standards démocratiques qu’ils proposent.

Paradoxalement, donc, si l’expérience de la gouvernance du RP a bien influencé la doctrine stratégique et diplomatique de l’AKP, c’est de manière négative, en lui montrant les erreurs à ne pas commettre. Ironie du sort, la doctrine du parti apparaît finalement bien davantage influencée par la pensée d’un kémaliste, qui sera ministre des Affaires étrangère de 1997 à 2002, İsmail Cem.

75 MAC LEAN Gerald. Op. cit., p. 161-162.

76 Cité dans Ibid., p. 161.

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