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Influence déclinante du Conseil de Sécurité Nationale et normalisation de l’Armée

Hésitations et tentatives de repositionnement dans le monde de l’après-guerre froide (1991-2002)

Chapitre 1. Les acteurs de la politique étrangère (2002-2017)

1.2. Le rôle des services de sécurité

1.2.1. Influence déclinante du Conseil de Sécurité Nationale et normalisation de l’Armée

Un Conseil de Sécurité Nationale est créé en 1960 par la junte militaire, dirigée par le général Cemal Gürsel, qui vient de renverser le gouvernement d’Adnan Menderes et du DP. Il prend en main plusieurs sujets majeurs, notamment relatifs à la politique étrangère ; c’est d’ailleurs en partie un désaccord sur la posture internationale du pays qui vaut au général Alparslan Türkeş (futur fondateur du MHP) et à plusieurs de ses compagnons d’être exclus du Conseil de Sécurité Nationale en 196176. La Constitution édictée cette année-là, en dépit de son caractère relativement libéral, institutionnalise déjà cet organisme, dans son article 111, lui donnant un caractère purement consultatif. Il en va autrement de la Constitution de 1982, qui en fait un acteur incontournable de la politique stratégique et diplomatique turque.

1.2.1.1. Un héritage encore prégnant en 2002

L’article 104 de la Constitution de 1982 prévoit que le président de la République convoque et préside le Conseil de Sécurité Nationale (en pratique, il se réunit environ tous les deux mois). Celui-ci se compose, sous sa direction, « du Premier ministre, du Chef d'état-major général, des Vice-premiers ministres, des ministres de la Justice, de la Défense nationale, de l'intérieur et des Affaires étrangères, des Commandants des Forces terrestres, navales et aériennes et du Commandant général de la Gendarmerie ». Il « communique au Conseil des ministres ses décisions » : il n'est donc plus dans un rôle consultatif, mais dans une optique de proposition. Certes, en théorie, ces propositions « relatives aux mesures qu'il estime indispensables en vue de sauvegarder l'existence et l'indépendance de l'État, l'intégrité et l'indivisibilité du territoire et la paix et la sécurité de la société » (on le voit : son champ d’action est défini de manière vague et lui offre donc une large marge de manœuvre) sont évaluées par le Conseil des Ministres – qui doit les traiter en priorité. En pratique, toutefois, ce dernier n’a pas les moyens de les rejeter.

76 DENIZEAU Aurélien. La diplomatie française face au coup d’État de 1960 en Turquie : Menace ou opportunité pour la coopération franco-turque ? Saarbrucken: PAF, 2015, p. 47-49.

64 Il faut prendre en compte, en premier lieu, le fait que durant les sept premières années de la Constitution, le président du Conseil de Sécurité Nationale, Kenan Evren, acquiert également le titre de président de la République, et ce jusqu’en 1989. D’autre part, l’article 117 de la Constitution rend le Conseil des Ministres responsable de la sécurité nationale devant le Parlement : ne pas prendre en compte les recommandations du conseil reviendrait, dans une optique où l’armée est vue comme garante de cette sécurité nationale, à faillir à sa mission. Enfin, le souvenir de trois coups d’État conduit la majorité des gouvernements turcs à éviter à tout prix une confrontation avec l’armée, qui pourrait déboucher sur leur renversement. L’intervention militaire de 1997 qui forcera le gouvernement de Necmettin Erbakan à reculer sur plusieurs mesures, puis à démissionner, renforcera encore ce sentiment.

La réforme constitutionnelle du 17 octobre 2001, voulue par le gouvernement de Bülent Ecevit, atténue quelque peu la portée de l’article 118. En effet, un amendement constitutionnel précise que les décisions du Conseil de Sécurité Nationale ont valeur de conseil. Il redevient donc, en théorie, un organe purement consultatif, quelques mois avant la victoire électorale de l’AKP. Pour autant, ce parti ne peut en aucun cas ignorer les recommandations qui se voient formulées. Alors même que l’AKP suscite une grande méfiance au sein de nombreuses institutions, comme la Justice, il ne peut à aucun prix se permettre une confrontation avec l’armée. Le parti, nouveau venu sur la scène politique et cherchant à normaliser son image, sortirait très affaibli d’une telle épreuve – d’autant que l’intervention militaire ayant conduit à la démission du gouvernement Erbakan a constitué un traumatisme fondateur pour nombre de ses cadres.

Ce contexte donne à l’armée et par conséquent au chef d’État-Major, qui la dirige et siège au Conseil de Sécurité Nationale, un rôle certain dans les aspects les plus stratégiques de la politique étrangère turque. Deux personnalités se distingueront à ce poste par leur activisme. Hilmi Özkök (2002-2006) entre en fonction quelques mois après la victoire de l’AKP et interviendra à plusieurs reprises au cours des quatre années qui voient le parti mettre en place sa politique. Il semble néanmoins avoir été relativement accommodant vis-à-vis du pouvoir civil77. Prenant sa suite, Yaşar Büyükanıt (2006-2008) sera encore plus actif, suscitant plusieurs controverses qui l’opposeront directement au gouvernement AKP. Toutefois, la mainmise grandissante de l’AKP sur les institutions turques et la réduction parallèle du rôle du Conseil de Sécurité Nationale réduiront largement la marge de manœuvre de ses successeurs, Ilker

65 Başbuğ (2008-2010), Işık Koşaner (2010-2011), Necdet Özel (2011-2015) et Hulusi Akar (2015-2018).

1.2.1.2. Des prérogatives encore très élargies au début des années 2000

Lorsque l’AKP arrive au pouvoir, le Conseil de Sécurité Nationale a donc un droit de regard, à tout le moins en pratique, sur de nombreux sujets de politique stratégique et diplomatique. En effet, ses missions de « sauvegarder l'existence et l'indépendance de l'État, l'intégrité et l'indivisibilité du territoire et la paix et la sécurité de la société » peuvent être entendues dans un sens très large. Au niveau de la politique étrangère, cela lui donne la possibilité d’intervenir dans plusieurs cas de figures : les relations avec un État considéré comme rival, hostile ou potentiellement menaçant (ce qui, à l’époque, inclut la majorité des voisins de la Turquie) ; la gestion des alliances, et en particulier de l’alliance américaine ; les conflits à l’étranger dans lesquels la Turquie est partie prenante ; les questions relatives au séparatisme kurde, dans le pays comme à l’étranger.

Le premier grand dossier sur lequel le Conseil de Sécurité Nationale bénéficie d’un droit de regard est la question irakienne. En 2002, l’Irak est encore sous le régime baathiste de Saddam Hussein (1979-2003), mais la menace d’une intervention militaire américaine se précise. Surtout, les régions kurdes du pays disposent d’une autonomie de fait, et semblent prêtes à prendre leur indépendance en cas de chute du régime. Cette question inquiète particulièrement les militaires turcs pour deux raisons : d’une part, une indépendance kurde en Irak pourrait encourager les velléités sécessionistes en Turquie même ; d’autre part, un Kurdistan irakien indépendant ou jouissant d’une forte autonomie pourrait devenir une base de repli pour les combattants du PKK78. Le Conseil de Sécurité Nationale va donc être étroitement associé aux négociations turco-américaines avant l’entrée en guerre des États-Unis. Lorsque le Parlement turc rejette, en mars 2003, l’accord qui en est issu et qui prévoit une assistance turque à l’action de Washington, le chef d’État-Major Hilmi Özkök fera pression sur le gouvernement pour qu’il organise un nouveau vote79 – en vain. L’armée suivra ensuite attentivement l’évolution de l’Irak et en 2007, le Conseil de Sécurité Nationale, en coopération avec l’AKP, exercera une forte

78 DORRONSORO Gilles. Op. cit., p. 68-69.

79 « Turkish military backs war plan ». CNN (en ligne). 6 mars 2003. Disponible sur : http://edition.cnn.com/2003/WORLD/europe/03/05/sprj.irq.turkey/ (dernière consultation : 19 avril 2017).

66 pression sur Bagdad et Erbil pour que le Kurdistan irakien cesse d’accueillir des combattants du PKK.

La question chypriote est le deuxième grand dossier dans lequel le Conseil de Sécurité Nationale exerce son droit de regard. En effet, l’AKP, en arrivant au pouvoir, tente d’adopter une nouvelle approche de cette problématique. Jusqu’à 2002, le dossier chypriote était considéré comme une question d’intérêt national supérieur par l’armée qui se refusait à toute concession et privilégiait le statut quo, selon lequel l’île reste divisée en deux parties, la République de Chypre, et la République Turque de Chypre-Nord, reconnue uniquement par la Turquie. Mais l’AKP, dans la cadre de la relance des négociations avec l’UE (que Chypre intègre en 2004), se montre plus souple. Le gouvernement accepte notamment le plan de paix porté par Kofi Annan au nom de l’ONU, en 200480. Cette décision n’est pas approuvée par le Conseil de Sécurité Nationale, qui refuse le départ des 35 000 soldats turcs positionnés sur place, et une partie de l’armée envisage même un putsch81.

Enfin, l’armée est également très attachée à l’alliance américaine et à l’appartenance de la Turquie à l’OTAN. Les raisons en sont multiples : d’une part, cette alliance est vue comme un gage sécuritaire, face à un Moyen-Orient dont les militaires se méfient traditionnellement ; d’autre part, elle offre à l’armée turque des possibilités de coopération technique, stratégique et scientifique qu’aucune autre alliance ne lui permettrait d’espérer ; enfin, elle marque symboliquement l’appartenance du pays à la sphère géopolitique occidentale, à laquelle l’armée demeure très attachée82. En corollaire, les militaires tiennent également à maintenir l’alliance, renouvelée en 1996, avec Israël. L’armée se montre en revanche réticente à l’intégration turque dans l’UE, mais son droit de regard sur ce sujet est beaucoup plus limité, la majorité de la société civile turque soutenant cette politique83.

Il faut enfin ajouter que l’armée turque et le Conseil de Sécurité Nationale sont également intervenus, dans les premières années de gouvernance de l’AKP en particulier, dans des débats de politique intérieure turque. Plusieurs mises en garde ont notamment été adressées au parti au

80 Ce plan prévoyait la réunification de l’île, et la mise en place d’un système fédéral, permettant la représentation des Chypriotes hellénophone et turcophones. Il fut accepté par référendum par les turcophones (64,90%), mais rejeté par les hellénophones (à 75,83%) qui estimaient la partie turque trop avantagée.

81 DORRONSORO Gilles. Op. cit., p. 47 et 85-86.

82 DIRIÖZ Ali Oğuz. « Turkey and NATO ». In IŞIKSAL Hüseyin, ÖRMECI Ozan (dir.). Op. cit. p. 653-668.

83 ESKIIZMIRLILER Handan Soğuk. « L’armée turque en tant qu’acteur politique face à l’Union Européenne ». In KAYA Uğur (dir.). Dynamiques contemporaines en Turquie : Ruptures, continuités ? Paris : L’Harmattan, 2010. N° Hors-Série d’Eurorient. P. 125-144.

67 pouvoir lorsque celui-ci a été soupçonné de vouloir démanteler le modèle séculier turc84. Ces actions n’ont cependant pas de rapport direct avec la conduite de la politique étrangère, même si elles permettent de mieux éclairer l’idéologie dominante dans les forces armées et d’ainsi mieux comprendre certains de leurs positionnements internationaux.

1.2.1.3. Un organisme affaibli et vidé de sa substance

Principal organe permettant à l’armée d’influencer la politique étrangère, le Conseil de Sécurité Nationale va voir son rôle progressivement réduit, de telle manière qu’on peut considérer que lors du tournant de 2011, il n’en est déjà plus un acteur significatif.

Dès le 23 juillet 2003, dans le cadre des avancées démocratiques exigées pour faire avancer le processus d’adhésion à l’UE, le Parlement turc vote son septième « paquet de réformes ». L’une de ces réformes réduit considérablement les prérogatives du Conseil de Sécurité Nationale ; tout en réaffirmant le caractère uniquement consultatif de son rôle (dans la continuité de la réforme de 2001), elle augmente la proportion de civils dans sa composition, de manière à les rendre majoritaires, limite la possibilité pour l’armée de demander sa réunion ; le secrétariat général en revient désormais à un ambassadeur et non plus à un général ; enfin, le budget du conseil passe sous le contrôle du Premier ministre85. D’autres compétences des militaires se voient réduites à la même époque ; en août suivant, la procédure permettant à l’armée de juger des civils auteurs d’actes hostiles à son endroit est abolie. En 2004, la présence militaire est également supprimée de plusieurs organismes publics, comme le Conseil Suprême de la Radio et de la Télévison [Radyo ve Televizyon Üst Kurulu, RTÜK]86.

En 2007, l’Armée subit un nouvel affaiblissement à l’occasion de l’élection présidentielle. Hostile à la candidature d’Abdullah Gül, les militaires publient un mémorandum mettant en garde contre cette option et laissant ouverte la possibilité d’une intervention si l’AKP devait choisir de le porter à la présidence de la République. Le parti fait alors organiser de nouvelles élections législatives, qui lui donnent une majorité écrasante (46,66% des voix et 62% des

84 MARCOU Jean. « Face à face entre l’Armée et le Gouvernement ». OVIPOT (en ligne), 29 avril 2007. Disponible sur : https://ovipot.hypotheses.org/113 (dernière consultation : 11 avril 2017).

85 ZAKKA Antoine. La Turquie face à l’Europe et au Moyen-Orient. Les mutations de l’islamisme turc depuis 2002 : émergence, conséquences et perspective. Thèse de Doctorat sous la direction de BOZDEMIR Michel : Sciences politiques et relations internationales : Paris : 2016, p. 156-157.

68 sièges)87. Fort de ce soutien populaire, le parti passe outre les réticences de l’armée et fait élire Abdullah Gül à la présidence. La même année, suite à la découverte d’une cache d’armes à Ümraniye (Istanbul), débute l’affaire « Ergenekon ». Du nom d’un lieu mythique dans la mémoire nationaliste turque, ce complot aurait été fomenté par des militaires, ainsi que par certains membres de la société civile, en vue de déstabiliser le gouvernement AKP et de permettre un coup d’État. De 2007 à 2010, plusieurs centaines de généraux, à la retraite ou en activité, seront arrêtés et jugés88. Certes, après la rupture entre l’AKP et la confrérie de Fethullah Gülen (soupçonnée d’avoir manipulé ces accusations via ses relais dans la police et la justice), la plupart des charges pesant sur les inculpés sont abandonnées89. L’affaire n’en a pas moins porté un coup terrible à l’institution militaire, par l’arrestation de plusieurs de ses hauts gradés mais aussi en la délégitimant auprès de l’opinion publique. On peut ainsi considérer qu’au tournant des années 2010, l’armée n’est plus un acteur autonome de la politique étrangère, et que le Conseil de Sécurité Nationale ne lui offre plus de marge de manœuvre en la matière. La période qui s’ouvre en 2011, avec un environnement régional dégradé et des tensions croissantes avec les pays voisins, et notamment la Syrie, redonne certes à l’armée un certain rôle. Cependant, celui-ci est désormais très différent : l’institution militaire n’a plus d’autonomie et agit en exécutant. Elle demeure néanmoins un outil utile pour le pouvoir civil, en particulier lorsque la politique étrangère de ce dernier se fait plus interventionniste et le conduit à des opérations militaires extérieures – ce sera notamment le cas en Syrie après 2015. Lorsqu’Ahmet Davutoğlu quitte le pouvoir, et à la veille du coup d’État avorté de 2016, les forces armées turques représentent, en nombre d’hommes, le deuxième contingent de l’OTAN. Ses forces terrestres sont composées de près de 402 000 hommes, dont 325 000 conscrits ; ses forces maritimes de 48 600 ; ses forces aériennes de 60 10090. Il faut y ajouter quelque 100 000 hommes pour la Garde Nationale, une force paramilitaire. C’est là une force considérable, qui constitue un atout géopolitique de poids pour la Turquie ; elle reste donc un acteur majeur de sa politique étrangère, mais qui n’a désormais plus d’autonomie, et reste subordonné aux desideratas du pouvoir civil.

87 POLAT Rabia Karakaya. « The 2007 Parliamentary Elections in Turkey: Between Securitisation and Desecuritisation ». Parliamentary Affairs, n° 62, janvier 2009, p. 129-148.

88 PORTES Thierry. « Accusée de complot, l’armée turque plie sous la justice ». Le Figaro, 25 février 2010.

89 « En Turquie, l'affaire Ergenekon s'effondre en appel ». Radio Canada (en ligne), 21 avril 2016. Disponible sur : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/777275/turquie-erdogan-ergenekon-condamnation-appel-casse-gulen

(dernière consultation : 9 janvier 2018).

90« Turkey - Military Personnel ». Global Security (en ligne). Disponible sur: https://www.globalsecurity.org/military/world/europe/tu-personnel.htm (dernière consultation: 27 octobre 2017).

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