• Aucun résultat trouvé

Eurasisme, panturquisme et pantouranisme : des écoles minoritaires mais influentes

Hésitations et tentatives de repositionnement dans le monde de l’après-guerre froide (1991-2002)

Chapitre 2. Aux sources de la doctrine

2.1. Les grandes écoles de pensée stratégique : une influence variable

2.1.3. Eurasisme, panturquisme et pantouranisme : des écoles minoritaires mais influentes

On ne pourrait compléter ce panorama des grandes idéologies qui ont marqué le champ conservateur turc et que l’on peut retrouver partiellement au sein de l’AKP sans se pencher sur des doctrines alternatives qui, sans avoir jamais dominé la politique étrangère turque, ont exercé une influence certaine sur ses stratèges et théoriciens. Le panturquisme et le pantouranisme, d’une part, et l’eurasisme, d’autre part, sont deux doctrines assez différentes. Le choix a été fait de les analyser conjointement pour quatre raisons :

• Premièrement, il s’agit de doctrines orientées, quoique pour des raisons différentes, vers le même espace géographique : l’Asie Centrale, le Caucase, l’Iran, la Russie et parfois jusqu’à la Chine.

• Par ailleurs, quoiqu’elles attirent l’attention sur l’ensemble du spectre politique turc, c’est dans les milieux les plus nationalistes qu’elles rencontrent le succès le plus net.

• Il s’agit de plus de théories régulièrement réactivées lorsque la Turquie se heurte à des difficultés conjointes dans ses partenariats occidentaux et dans sa politique moyen-orientale ; elles se présentent alors en tant qu’alternatives.

• Enfin, elles ont été mobilisées de la même manière par l’AKP, davantage comme outils de communication permettant occasionnellement de justifier une stratégie ponctuelle, que comme doctrine directrice.

Il est toutefois important de définir précisément ces idéologies et les éléments qui les opposent. Alors que le panturquisme et le pantouranisme sont au cœur d’un nationalisme turcique né à la fin de l’Empire Ottoman, l’eurasisme se présente largement comme une réponse russe à ces ambitions – ensuite reprise et adaptée par certains intellectuels turcs. Ces doctrines ont aujourd’hui une influence limitée, mais qui s’étend à la plupart des partis politiques turcs, AKP compris.

2.1.3.1. Turan, patrie mythifiée du nationalisme turcique

Le panturquisme et le pantouranisme recouvrent deux réalités légèrement différentes. Apparus au XIXe siècle dans un contexte de délitement de l’Empire Ottoman, d’émergence des nationalismes ethniques, de redécouverte d’un passé préislamique sous l’influence de la turcologie, et de colonisation russe, le panturquisme prône l’union des peuples turciques, une

96 union impliquant la destruction de l’Empire Russe. Ces peuples turciques s’étalaient alors sur un territoire fragmenté, allant des Balkans à la Sibérie orientale, en passant par le Caucase, le nord de l’Iran, l’Asie Centrale, le sud de l’Empire Russe et la Chine occidentale ; il s’agissait principalement, en plus des Turcs, des Azéris, des Ouzbeks, des Turkmènes, des Kazakhs, des Tatars, des Kirghizes et des Ouïghours. Le pantouranisme promeut la même union, mais celle-ci se veut plus large, car elle ne se limite pas aux peuples de langue turcelle-cique, et inclut les peuples finno-ougriens : Finnois, Hongrois, Mongols, Mandchous – et parfois même Coréens et Japonais. L’étymologie du terme fait référence à Turan, la terre mythique qui aurait engendré les peuples turciques, à l’est de l’Asie Centrale. En pratique, il est courant d’assimiler panturquisme et pantouranisme, qui forment davantage deux acceptions alternatives d’une même doctrine, que deux doctrines distinctes.

Ismail Gasprinski22 (1851-1914), intellectuel tatar de Crimée, a été le premier grand penseur d’une union des peuples turciques23. En 1883, il a fondé la revue Terciman, où il défendait notamment l’adoption d’une langue turque simplifiée et purgée de ses termes arabes et persans en vue de faciliter l’intercompréhension des peuples turciques24. Il était favorable, dans le même temps, à une occidentalisation du monde turc en vue d’assurer sa puissance25. L’Azéri Ali Huseyinzade26 apparaît comme un autre théoricien du panturquisme. Proche des Jeunes-Turcs, il influence ces derniers et facilite l’introduction de cette idéologie, née au sein des musulmans de Russie, dans le milieu intellectuel ottoman. Yusuf Akçura (1876-1935) et Ziya Gökalp (1876-1924), qui ont, comme vu précédemment, profondément influencé le nationalisme turc, étaient eux-mêmes marqués par les idées panturquistes. Dans son article « Üç Tarz-ı Siyaset » [Trois Types de Politique], paru en 1904 dans Türk, une revue du Caire, le premier analysait le pan-turquisme comparativement à l’ottomanisme et au panislamisme, et l’estimait préférable à ces deux idéologies pour assurer la survie de la nation turque27. Quant au second, sa vision se rapprochait davantage du pantouranisme ; incluant les peuples finno-ougriens, elle cherchait l’unité culturelle davantage que politique28.

22 Aussi connu sous le nom turc de Gaspıralı.

23 TOKER Mustafa. « Ismail Gaspıralı ve ‘dilde birlik’ fikri üzerine » [Au sujet d’Ismail Gaspıralı et de son idée ‘d’unité par le langage’]. Selçuk Üniversitesi Türkiyat Araştırmaları Dergisi [Revue de Rercherches en Turcologie de l’Université de Selçuk]. 2004, p. 32-45.

24Ibid.

25 KIRIMLI Hakan. « İsmail Bey Gaspirali, Türklük ve İslam » [İsmail Bey Gaspirali, la Turcité et l’Islam]. Doğu-Batı [Est-Ouest], n° 31, avril 2005, p. 147-176.

26 Əli bəy Hüseyn oğlu Hüseyzadə en azerbaïdjanais.

27 L’article et le livre qui en sont issus sont consultables en turc dans plusieurs publications, par exemple AKÇURA Yusuf. Üç Tarz-ı Siyaset [Trois Types de Politique]. Ankara : Lotus Yayınevi, 2005.

97 Dans sa version contemporaine, le panturquisme a dû prendre en compte l’effondrement de l’Union Soviétique et la fin de la domination russe sur l’Asie Centrale et le Caucase, où ont émergé de nouveaux États. Il prône donc prioritairement une coopération culturelle et économique, parfois aussi politique, avec l’Azerbaïdjan, le Turkménistan, l’Ouzbékistan, le Kazakhstan et le Kirghizistan ; ainsi qu’avec les Tatars de Crimée et de Russie, les Ouïghours de Chine et parfois les Turkmènes du Moyen-Orient.

2.1.3.2. L’eurasisme turc : l’adaptation d’une théorie venue de l’étranger

L’eurasisme (ou eurasianisme) a ceci de particulier qu’il s’agit d’une idéologie non seulement d’origine étrangère à la Turquie, mais dont l’un des objectifs était même justement de contrer le panturquisme29. Née au sein d’émigrés russes au début du XXe siècle, cette doctrine voit la Russie comme un continent distinct de l’Europe comme de l’Asie, et fruit de fusion des cultures slave et turco-musulmane. Ce dernier point se veut une riposte au panturquiste, qui connaissait alors un succès croissant dans les élites musulmanes de Russie. Après l’effondrement de l’Union Soviétique, des intellectuels comme Alexandre Panarin (1940-2003) ou Alexandre Douguine (né en 1962) théorisent un nouvel eurasisme ; hostile à un monde unipolaire dominé par les États-Unis, leur vision divise le monde en grands blocs civilisationnels : la Russie, fruit des cultures slaves et turco-mongoles, doit se rapprocher de l’Iran, et éventuellement de l’Inde et de la Turquie, pour former un bloc eurasiatique capable de contrer les visées occidentales30.

Ce néo-eurasisme, qui n’est plus pensé comme une réponse au panturquisme, a pu percer dans les cercles intellectuels turcs. Özgür Tüfekçi, qui a travaillé sur l’imprégnation de la société turque par la doctrine eurasiste, note toutefois quelques différences31 : les eurasistes turcs ont moins de profondeur intellectuelle que leurs homologues russes, ou que les penseurs panturquistes, ottomanistes et islamistes ; ils n’ont pas d’intellectuel de stature équivalente à Alexandre Douguine ; contrairement aux eurasistes russes, ils n’ont pas la nostalgie de l’empire perdu ; enfin, ils sont davantage tournés vers l’Est que leurs homologues russes, qui tiennent à se maintenir entre l’Europe, le Moyen-Orient et l’Extrême-Orient.

29 TÜFEKÇİ Özgür. The foreign policy of modern Turkey: Power and the Ideology of Eurasianism. Londres: I.B.Tauris, 2017, p. 110.

30Ibid., p. 51-55.

98 Poursuivant son analyse, Özgür Tüfekçi distingue trois grandes familles de penseurs eurasistes en Turquie :

• Un eurasisme nationaliste, tourné essentiellement vers les États turcophones, sans rejeter la Russie. Anıl Çeçen, un de ses principaux penseurs, centre sa réflexion sur un noyau dur formé par la Turquie, l’Iran, l’Azerbaïdjan et la Syrie32.

• Un eurasisme multiculturaliste, tourné à l’Est également, mais davantage ouvert ; il repose sur l’idée d’une coopération culturelle entre Turquie et Russie, auxquelles viennent s’adjoindre les États d’Asie Centrale, l’Iran et éventuellement l’Inde. Attila İlhan (1925-2005), écrivain et poète kémaliste, socialiste et anti-impérialiste, est le fondateur intellectuel de ce courant ; il prônait un triangle stratégique Turquie-Russie-Iran33. Doğu Perincek, président-fondateur du Parti des Travailleurs [İşçi Partisi, İP], nationaliste et marxiste-léniniste, et son fils Mehmet Perincek, sont deux autres grandes figures de l’eurasisme multiculturaliste34.

• Un eurasisme occidentaliste, qui ne se limite pas à l’Est mais conserve les alliances européenne et américaine. Plus axé sur l’idée de démocratie, il cherche un rapprochement avec les nations d’Europe aussi bien que d’Asie, l’Eurasie étant ici perçue dans son acception la plus vaste, comme la somme des deux continents35. Si l’AKP ne s’inscrit ni dans la mouvance panturquiste, ni dans la mouvance eurasiste, certains de ses théoriciens ont pu être influencés par ces deux idéologies. Celles-ci imprègnent en effet l’ensemble de la sphère politique turque, apparaissant ainsi comme des doctrines transcourants. Leurs promoteurs semblent d’ailleurs avoir pris de l’importance parmi les conseillers de l’AKP et le personnel du ministère des Affaires étrangère par suite de la rupture avec la confrérie de Fethullah Gülen. Ils ont alors été nombreux à remplacer les figures écartées de leur poste en raison de leur supposée proximité avec cette dernière36.

32Ibid., p. 114-199.

33Ibid., p. 119-121.

34 Doğu Perincek a rassemblé ses idées sur ce thème au sein d’un petit ouvrage paru en 1996 : PERINCEK Doğu.

Avrasya Seçeneği: Türkiye İçin Bağımsız Dış Politika [Le choix de l’Eurasie : Une Politique Étrangère Indépendante Pour la Turquie]. Istanbul : Kaynak Yayınları, 1996.

35 TÜFEKÇİ Özgür. Op. cit., p. 121-122.

36 - Haydar Çakmak, entretien avec l’auteur, 6 juin 2018. - Muzaffer Şenel, entretien avec l’auteur, 16 juin 2018.

99 2.1.3.3. Des théories marginales mais disséminées dans un vaste champ politique

Au-delà de leurs différences notables, le panturquisme et l’eurasisme ont ceci de particulier qu’ils ont influencé l’ensemble du spectre politique turc tout au long du XXe siècle, sans jamais pour autant avoir une prééminence intellectuelle. C’est au sein des sphères nationalistes qu’ils ont rencontré le plus de succès. D’une part, comme vu précédemment, certains penseurs du nationalisme turc ont été fortement influencés par le panturquisme, à l’image de Yusuf Akçura ou Ziya Gökalp. Et si la République kémaliste, alliée de l’Union Soviétique, avait clairement rejeté cette doctrine37, plusieurs idéologues nationalistes l’ont ravivée au cours de séquences historiques qui lui paraissaient propices – par exemple la Seconde Guerre mondiale. D’autre part, la déception des courants nationalistes à l’égard de l’alliance occidentale (notamment après la défection américaine au sujet de Chypre) et leur méfiance traditionnelle envers le Moyen-Orient arabe favorisaient leur attachement à des idéologies alternatives, tournée vers l’Asie Centrale, région d’origine mythifiée de la turcité. Toutefois, l’influence de ces théories a largement dépassé le cadre des seuls partis ouvertement nationalistes. Il est vrai que le panturquisme est rarement revendiqué ouvertement en dehors du MHP. Toutefois, l’idée d’une union avec les peuples turciques d’Asie Centrale, ou du soutien à des minorités turciques (Ouïghours en Chine, Tatars de Crimée, Turkmènes d’Irak, par exemple), s’est retrouvée exprimée au sein du parti kémaliste CHP, ou des mouvements plus conservateurs. Quant à l’eurasisme, notamment dans sa vision occidentaliste, il se développe également au sein de la gauche kémaliste, pouvant même influencer certains mouvements marxistes, comme l’illustre le cas de l’İP. En ce qui concerne l’AKP, il apparaît qu’il a été beaucoup moins influencé par le panturquisme que par l’eurasisme.

Les principaux théoriciens et acteurs de l’AKP ne font pratiquement jamais mention du panturquisme ou du pantouranisme. Ainsi, ces notions ne sont presque jamais évoquées dans les différents ouvrages d’Ahmet Davutoğlu ou d’Abdullah Gül. C’est là une grande différence entre le parti de Tayyip Erdoğan et l’ANP de Turgut Özal, qui avait initié une spectaculaire politique de rapprochement avec les États turcophones d’Asie Centrale après l’effondrement de l’Union Soviétique. Il est raisonnable de supposer que l’échec relatif de cette politique n’a pas encouragé l’AKP à en faire un élément de sa doctrine ; toutefois, l’imprégnation de l’opinion publique turque par les idées panturquistes est réelle ; on constate ainsi que l’AKP a tenu à conserver de bonnes relations avec l’Asie Centrale (en particulier en y soutenant l’implantation

100 d’écoles de la confrérie de Fethullah Gülen), mais celles-ci ont été présentées davantage comme relevant d’une diplomatie multidirectionnelle que d’une solidarité turcique.

Il en va autrement de l’eurasisme. Si l’on en croit Özgür Tüfekçi, c’est là une doctrine qui a marqué la pratique de la politique étrangère des différents gouvernements turcs. Il identifie ainsi Turgut Özal comme un eurasiste occidentaliste, pour qui l’ouverture à l’URSS puis la Russie, et à l’Asie Centrale, loin d’être incompatible avec l’alliance occidentale, pouvait au contraire permettre à la Turquie de gagner un rôle géostratégique majeur en servant de point d’union de l’Est et de l’Occident38. Il considère que par certains aspects, Ahmet Davutoğlu s’inscrit également dans l’eurasisme, à mi-chemin de ses courants occidentaliste et multiculturaliste39. Cette idéologie n’étant pas aussi exclusiviste que le panturquisme, elle n’exclut pas l’influence d’autres sources intellectuelles. Özgür Tüfekçi constate surtout que sous les différents mandats d’Ahmet Davutoğlu, les références aux idées eurasistes se sont multipliées40. Effectivement, le 4 février 2010, celui qui était alors ministre des Affaires étrangères prononce un discours important sur la nécessité d’intensifier le dialogue et la coopération politique et économique dans l’espace eurasiatique. C’est en 2010 également qu’Hakan Fidan prend la tête du MIT, les services secrets turcs. Or, lui-même est proche du courant eurasiste occidentaliste41. Quelques mois avant sa prise de fonction, il a d’ailleurs exprimé son intérêt pour le projet eurasiste dans un article conjoint42 avec Bülent Aras, spécialiste des relations internationales et notamment de la région caucasique. Son action à la tête du MIT, marquée notamment par une volonté de rapprochement avec l’Iran, semble cohérente avec ces sympathies idéologiques. Parmi les eurasistes occidentalistes, Özgür Tüfekçi cite également Nabi Avci43, conseiller du Premier ministre Erdoğan à partir de 2003, puis ministre de l’Éducation nationale (2013-2016) puis de la Culture et du Tourisme (2016-2017).

38 TÜFEKÇİ Özgür. Op. cit., p. 137.

39Ibid., p. 148.

40Ibid., p. 156-158.

41Ibid., p. 115.

42 ARAS Bülent, FIDAN Hakan. « Turkey and Eurasia: Frontiers of a New Geographic Imagination ». New Perspectives on Turkey, n° 40, printemps 2009, p. 193-215.

101