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Une diplomatie multidirectionnelle

Hésitations et tentatives de repositionnement dans le monde de l’après-guerre froide (1991-2002)

Chapitre 3. L’expérience d’un premier mandat (2002-2007)

3.3. La mise en œuvre d’une diplomatie active, conciliant alliance américaine et ouverture multidimensionnelle

3.3.2. Une diplomatie multidirectionnelle

La diplomatie multidirectionnelle (« à 360° », selon l’expression ultérieure d’Ahmet Davutoğlu128), c’est-à-dire tournée vers l’ensemble des acteurs internationaux, sera l’un des piliers de la doctrine élaborée par l’AKP au cours de son exercice du pouvoir. Elle en est également l’un de ceux qui apparaissent le plus rapidement, puisque dès le premier mandat du parti, on peut voir ses prémisses s’esquisser. Ce choix paraît par certains aspects découler d’une appréciation pragmatique de la situation : déçu par ses engagements européen et américain, qui ne semblent pas suffisamment payants, le gouvernement turc voit l’ouverture à d’autres régions géostratégiques comme une manière de revaloriser son rôle auprès de ces partenaires difficiles. Pour cela, une région se dégage en particulier : le Moyen-Orient, considérée comme un espace stratégique depuis, au moins, les années 1980 et le gouvernement de Turgut Özal. Mais l’AKP ne se réduit pas à cette option, et s’ouvre à la même époque à d’autres espaces stratégiques émergents, en particulier l’Afrique et la Chine.

3.3.2.1. Faire de la Turquie une puissance globale pour augmenter sa valeur stratégique auprès de Bruxelles et Washington

Pour comprendre l’accentuation du caractère multidimensionnel de la diplomatie turque, il faut se remettre dans le contexte de la fin du premier mandat de l’AKP, particulièrement entre 2005 et 2007. Le parti a entamé ce mandat en s’appuyant sur deux piliers diplomatiques et stratégiques : le processus d’adhésion à l’UE et l’alliance américaine, en particulier vis-à-vis du Moyen-Orient. Il pouvait ainsi rassurer l’opinion publique, en montrant son ancrage occidental ; affaiblir l’institution militaire, en obtenant contre elle le soutien de Bruxelles et Washington ; et éviter de commettre les mêmes erreurs que Necmettin Erbakan qui avait paru tourner le dos à ses alliés traditionnels. Néanmoins, assez rapidement, les résultats de ces choix semblent en dessous des espérances qui avaient été mises dedans.

D’une part, comme il a été expliqué dans la sous-section précédente, l’alliance américaine se montre finalement moins solide que ce que l’AKP avait espéré. Certes, jusqu’en 2007 au moins, on peut considérer que les États-Unis restent un allié fiable de la Turquie. Mais les nombreux désaccords et crises qui émaillent la séquence irakienne convainquent les dirigeants turcs qu’ils

128 DAVUTOĞLU Ahmet. « Eksenimiz Ankara Ekseni ve 360 Derece » [Notre axe est centré sur Ankara et à 360 degrés]. Radikal, 1er janvier 2010.

166 ne peuvent se reposer entièrement sur cette alliance, en particulier s’ils veulent voir augmenter leur influence au Moyen-Orient129. À cela s’ajoute la montée progressive d’un fort sentiment anti-américain en Turquie, dû particulièrement à la guerre en Irak, à laquelle la majorité de la population était hostile, et plus généralement à la rhétorique néo-conservatrice de George W. Bush, perçue comme une attaque contre le monde musulman130. Or, il se trouve que l’électorat de l’AKP est la partie de la société turque la plus sensible à cet aspect, et le parti ne peut pas ne pas en tenir compte.

Plus dure probablement est la déception relative à l’UE, et qui en réalité se manifeste pratiquement simultanément avec l’ouverture des négociations d’adhésion. Quelques signes avant-coureurs se sont d’ailleurs déjà fait voir. Au printemps 2005, l’entrée possible de la Turquie dans l’Union a été brandie comme une menace par certains adversaires du projet de Constitution Européenne, projet repoussé par référendum en France et aux Pays-Bas. Quant à la Commission Européenne, elle insiste pour qu’Ankara reconnaisse le gouvernement Chypriote grec et lui ouvre son espace aérien et maritime131. L’adhésion de Chypre dès 2004 est d’ailleurs perçue comme une humiliation par une partie des intellectuels et politiques turcs. İsmail Cem note ainsi, non sans une certaine amertume, qu’il est intéressant de constater que la seule conséquence du vote négatif des Chypriotes hellénophones au référendum sur le plan Annan a été leur intégration dans l’UE, alors que la Turquie, elle, est toujours en cours de négociation132. La décision des chefs d’État européens de geler huit des 35 chapitres en cours de négociations, en décembre 2006, puis l’élection en France (mai 2007) de Nicolas Sarkozy, ouvertement hostile à l’adhésion de la Turquie, affaiblissent les forces pro-européennes au sein du pays, et même au sein de l’AKP133.

L’approfondissement de l’ouverture turque à d’autres ensembles géopolitiques régionaux doit être replacée dans ce contexte. Il ne s’agit en rien – comme d’ailleurs tiennent à le faire savoir les dirigeants de l’AKP – d’un changement d’axe diplomatique. C’est là un point qui a été travaillé en profondeur par la recherche scientifique ; la majorité des écrits sur le sujet parviennent à la conclusion que l’élargissement du champ diplomatique turc n’était pas pensé comme une alternative à l’alliance américaine et au processus européen, mais au contraire

129 Şaban Kardaş, entretien avec l’auteur, 7 juin 2018.

130 TAŞPINAR Ömer. « The Anatomy of Anti-Americanism in Turkey ». Brookings Institution (en ligne). 16 novembre 2005. Disponible sur : https://www.brookings.edu/articles/the-anatomy-of-anti-americanism-in-turkey/ (dernière consultation : 13 janvier 2018).

131 GÜLSEVEN Enver. « Turkey-UE Relations ». In IŞIKSAL Hüseyin, ÖRMECI Ozan (dir.). Op. cit., p. 250.

132 CEM İsmail. Op. cit., p. 269.

167 comme un atout à présenter à ces partenaires traditionnels134. L’idée en est la suivante : en affirmant son identité occidentale, la Turquie se coupe de ses autres ancrages régionaux (moyen-oriental, asiatique, balkanique, méditerranéen) et n’est donc pas prise en considération par les pays de ces ensembles ; mais dans le même temps, elle n’est pas non plus considérée à sa juste valeur par l’Occident, qui la voit comme un partenaire à sa marge (géographiquement et culturellement). En d’autres termes, la Turquie ne pèse pas dans les débats occidentaux relatifs aux autres régions du monde, car on considère qu’elle n’y joue aucun rôle d’importance. Aussi le pays doit-il mener une politique multipolaire, multidirectionnelle, qui lui permette de devenir un acteur incontournable dans sa sphère régionale. Dès lors, sa valeur stratégique auprès des partenaires occidentaux sera considérablement réévaluée, puisque tout en appartenant à leur ensemble géopolitique (ni l’appartenance à l’OTAN, ni le processus d’intégration à l’UE ne sont remis en cause), il jouira d’une réelle influence dans d’autres sphères régionales, et sera donc capable d’y défendre plus efficacement leurs intérêts. Refusant d’être un « pont » entre le monde occidental et les autres pays – notamment ceux du Moyen-Orient –, la Turquie se veut plutôt un pays actif et influent au sein de plusieurs ensembles géopolitiques : l’influence qu’elle aura auprès de certains espaces renforcera celle qu’elle exerce dans les autres espaces, et réciproquement. En d’autres termes, pour prendre le simple exemple du Moyen-Orient, la Turquie doit s’ancrer dans la région pour devenir un partenaire indispensable aux yeux des dirigeants occidentaux ; et parallèlement, cette alliance occidentale doit lui donner un poids supplémentaire dans les rapports de force au Moyen-Orient. On voit donc que les premiers essais de diplomatie multidirectionnelle, au cours du premier mandat de l’AKP, ne s’inscrivent pas dans une remise de cause de l’alliance occidentale – même si ses conséquences pourront parfois affaiblir celle-ci ou provoquer des crises ponctuelles entre la Turquie et ses alliés traditionnels135.

Un exemple de cette ambition est donné en 2005 avec le lancement du « dialogue des civilisations ». L’AKP s’intéresse dès 2004 à ce concept popularisé auprès de l’ONU par le Premier ministre espagnol José Luis Zapatero après les attentats meurtriers, revendiqués par

134 Cette idée a été développée, entre autres, dans :

- JABBOUR Jana. Op. cit., p. 150-153

- OĞUZLU Tarık. « Komşularla Sıfır Sorun Politikası : Kavramsal bir Analiz » [La politique de zéro problème avec les voisins : Une analyse conceptuelle]. Ortadoğu Analiz [Analyse Moyen-Orient], vol. 4, n° 4, juin 2012, p. 14-15.

- TAŞPINAR Ömer. « The Rise of Turkish Gaullism : Getting Turkish-American Relations Right ». Insight Turkey, vol. 13, n° 1, 2011, p. 11-17.

168 Al-Qaïda, qui ont frappé Madrid le 11 mars 2004136. Il s’agit là de l’une des premières initiatives où se fait ressentir l’influence d’Ahmet Davutoğlu qui, avec l’appui du ministre d’État Mehmet Aydın, encourage Recep Tayyip Erdoğan à soutenir l’initiative137. Celle-ci se concrétise avec une réunion fondatrice à Palma de Mallorca, du 27 au 29 novembre 2005, organisée par l’ONU et cofinancée par la Turquie et l’Espagne ; les co-secrétaires du Haut-Conseil réuni à l’occasion par Kofi Annan sont Mehmet Aydın et l’Espagnol Federico Mayor. La Ligue Arabe (LA) apporte également son soutien, dès les origines, à ce projet. Il est intéressant de constater la façon dont la Turquie met en valeur sa double identité de pays musulman et allié des États occidentaux. Mais comme le note Dilek Yankaya, cette initiative a aussi pour conséquence de formaliser, d’officialiser la notion de « civilisation » comme élément géopolitique séparant les États du monde en grands blocs138. On voit là se dessiner la stratégie qui sera mise en place par l’AKP dans sa vision multidirectionnelle : la tentative de s’inscrire comme acteur géopolitique influent au sein de plusieurs civilisations, pour apparaître comme un élément indispensable du dialogue entre elles, et donc y augmenter son poids stratégique.

Le premier mandat de l’AKP voit aussi se dessiner les grandes aires auxquelles s’adressent ses ambitions de diplomatie multidirectionnelle. Parmi elles, le Moyen-Orient prend une place toute spécifique, que la doctrine stratégique et diplomatique élaborée ultérieurement saura lui conserver.

3.3.2.2. Les clés de la politique moyen-orientale : échanges économiques et dialogue

Une fois définie la nécessité pour la Turquie d’élargir son champ d’alliance et de partenariats, se pose pour l’AKP la question des moyens par lesquels cet objectif peut être atteint. Dans une région comme le Moyen-Orient, qui sera au cœur de la diplomatie multidirectionnelle, dont il constitue le pôle principal, le premier mandat du parti lui permet d’initier deux pratiques sur lesquelles se construira sa stratégie : la coopération par les échanges économiques ; et une tentative de dialoguer avec l’ensemble des acteurs. En revanche, le discours de solidarité

136 BALCI Ali. « Medeniyetler ittifakı ve AKP » [L’alliance des civilisations et l’AKP]. Radikal, 12 novembre 2006.

137Ibid.

138 YANKAYA Dilek. « Opportunisme politique, européanisation économique et euroscepticisme islamique : Les aventure d’une association patronale islamique avec l’Europe ». In KAYA Uğur. Op. cit., p. 170-171.

169 islamique qui s’exprimera notamment lors des révolutions arabes n’est pas beaucoup mobilisé à cette époque – il le sera davantage par la suite.

L’importance accordée au Moyen-Orient dès le premier mandat de l’AKP peut être analysée comme une convergence d’intérêts entre deux grands courants du parti : un courant favorable à l’alliance américaine, porté notamment par Cüneyd Zapsu, Egemen Bağış,Yalçın Akdoğan, Yaşar Yakış, et ayant plutôt l’oreille de Recep Tayyip Erdoğan au cours des premières années du mandat ; et un courant plus conservateur, inspiré notamment par Ahmet Davutoğlu, et représenté par une figure comme Bülent Arınç et les députés ayant voté contre l’accord du 1er

mars. Ces deux branches idéologiques, malgré leurs désaccords, se retrouvent sur l’intérêt porté au Moyen-Orient. La première souhaite que la Turquie soit un acteur du PGMO, en coopération certes avec les États-Unis, mais aussi en portant ses propres intérêts au Moyen-Orient ; la deuxième est marquée par la vision traditionnelle des Milli Görüş, selon laquelle les Turcs doivent se tourner vers le monde musulman pour y retrouver une part de leur identité139. Ahmet Davutoğlu a notamment fait du Moyen-Orient la zone au sein de laquelle la Turquie peut espérer retrouver la fameuse « profondeur stratégique » qui doit lui permettre de devenir une puissance géopolitique140. Il y a donc un consensus au sein de l’AKP sur la nécessité d’un approfondissement de la présence turque au Moyen-Orient. Une figure comme Abdullah Gül, Premier ministre (2002-2003) puis ministre des Affaires étrangères (2003-2007) peut d’ailleurs être perçue comme une forme de synthèse de ces différentes orientations. Si son discours apparaît favorable au PGMO et à l’alliance américaine, y compris vis-à-vis de l’Irak, il tente dans le même temps d’intensifier la présence turque au Moyen-Orient, région où il a tissé des liens notamment par son expérience à la tête de la Banque de Développement Islamique de Djeddah (1983-1991).

La mention de l’expérience d’Abdullah Gül dans le secteur bancaire n’est pas totalement anodine : elle ramène au terrain économique, celui sur lequel l’AKP va appréhender le Moyen-Orient au cours de son premier mandat. En cela, du reste, sa politique n’est pas totalement une nouveauté : on se souvient que déjà Turgut Özal, dans les années 1980, voyait dans la région une opportunité d’investissements et d’échanges économiques fructueux pour son pays. Mais l’AKP va innover dans le style – exactement, d’ailleurs, comme dans le cas de son

139 Sur la vision stratégique et diplomatique de l’islam politique au XXe siècle, voir le chapitre 2, 1ère sous-partie, 2ème section, de la présente thèse.

140 DAVUTOĞLU Ahmet. Stratejik Derinlik : Türkiye’nin Uluslararası Konumu [Profondeur stratégique : La situation de la Turquie dans les relations internationales]. Istanbul : Küre Yayınları, 48ème édition, 2010 (1ère édition : 2001), p. 323-453.

170 rapprochement avec les États voisins, politique du reste étroitement complémentaire de ses ambitions moyen-orientale, la Syrie jouant dans les deux cas un rôle clé. Les liens économiques se tissent au rythme des visites d’État, s’accompagnant souvent d’accords mis en scène et de grands projets de coopération. En ce sens, on peut dire (et c’est là ce qui distingue cette séquence des années 1980) qu’au Moyen-Orient, les relations économiques sont pensées en étroite corrélation avec les relations politiques. Celles-ci permettent en effet d’accélérer les échanges commerciaux et les accords d’investissement ; et les succès économiques, en retour, sont valorisés dans le discours public turc relatif à sa politique étrangère141. À l’exemple donné précédemment de la Syrie, dans le cadre du rapprochement avec les pays frontaliers, peut être ajouté celui du Conseil de Coopération du Golfe, et en particulier de l’Arabie Séoudite, en direction de laquelle les exportations turques vont être multipliées par dix au cours de la décennie142. Dans cette ouverture économique, qui connaît une accélération dès le premier mandat de l’AKP, on voit typiquement se déployer ces outils liant relations politiques, souvent personnalisées, et relations commerciales. Ainsi, la visite du roi Abdallah ben Abdelaziz al-Saoud (2005-2015) à Ankara, en août 2006, une première depuis 40 ans, permet un net renforcement des relations économiques turco-séoudiennes, avec en particulier la signature d’un accord favorisant les investissements réciproques143. Ces efforts portent également sur les déplacements de citoyens d’un pays à l’autre – sources de revenus –, avec l’augmentation de touristes séoudiens en Turquie, et de pèlerins turcs dans les villes saintes de l’Islam144. Toutefois, à côté de cet aspect économique de la politique moyen-orientale turque se développe une approche novatrice, qui s’essaie à la médiation.

C’est Abdullah Gül, avant même l’arrivée au poste de Premier ministre de Recep Tayyip Erdoğan, qui inaugure la politique de médiation qui entrera progressivement dans la doctrine stratégique et diplomatique de l’AKP. Alors que le leader de l’AKP et ses conseillers en politique étrangère travaillent avec les Américains sur l’épineux dossier de l’Irak, Abdullah Gül cherche à mobiliser des acteurs moyen-orientaux pour éviter la guerre qui s’annonce. Dans un premier temps, il cherche à réunir les dirigeants syriens, égyptiens, jordaniens et séoudiens ; le but en est de parler d’une seule voix face à l’Irak et de le convaincre d’accepter une solution

141Idem. « İş dünyası artık politikanın öncülerinden » [Le monde du travail est désormais un des pionniers de la politique]. Turkish Time, 15 avril 2004.

142 DAZI-HÉNI Fatiha. « La Turquie et le Conseil de coopération du Golfe (CCG) : une relation d’avenir ? » In SCHMID Dorothée (dir.). Op. cit., p. 250.

143 Le texte de l’accord est disponible en PDF, en anglais, via le lien suivant : http://investmentpolicyhub.unctad.org/Download/TreatyFile/5067 (dernière consultation : 7 octobre 2017).

171 moyen-orientale qui freine les ardeurs belliqueuses des États-Unis145. Puis il reçoit Taha Yasin Ramazan, vice-président irakien, à Ankara, le 4 février 2003. Au cours de cette entrevue, organisée avec l’aide du MIT dans le plus grand secret, il tâche de le convaincre d’accepter une solution moyen-orientale à la crise, en vue d’éviter la guerre ; en vain146. Si ces tentatives avortent vite (débouchant finalement sur l’accord turco-américain dont il a été fait mention précédemment), elles sont intéressantes par la méthode qu’elles révèlent : essayer de traiter les problèmes moyen-orientaux en dialoguant avec l’ensemble des acteurs locaux ; obtenir de la Turquie une place importante au sein de ces acteurs ; pour cela, multiplier les initiatives et les propositions. C’est un schéma qui sera répété à plusieurs reprises par la suite, et qui s’affine au cours de ce premier mandat de l’AKP.

Un bon exemple de cette politique est son appréhension du dossier israélo-palestinien. Au rebours des idées reçues, ce premier mandat ne s’accompagne pas d’une rupture avec Israël. Il est vrai que les relations bilatérales s’avèrent moins bonnes que dans la décennie 1990, mais les raisons en sont davantage conjoncturelles (rapprochement turco-syrien ; faible action des lobbies pro-israéliens face aux velléités américaines de reconnaissance du génocide arménien ; deuxième intifada ; désaccords sur l’Irak)147 que liées à une volonté politique. D’ailleurs, comme le note Yusuf Ziya Bölükbaşı, l’AKP soigne sa relation avec Israël en y envoyant des ambassadeurs de grande réputation, comme Ahmet Üzümcü, Feridun Sinirlioğlu ou Namık Tan148. Et lorsque ses déclarations de 2004 condamnant l’assassinat du cheikh Ahmed Yassin (fondateur et chef spirituel du Hamas) jettent un froid entre les deux pays149, Recep Tayyip Erdoğan s’efforce d’y remédier en se rendant, dès 2005, à Tel-Aviv pour raffermir les liens150. Mais la véritable nouveauté introduite par l’AKP est la volonté de ne pas seulement discuter avec Tel-Aviv, mais également avec ses adversaires, et en particulier le plus critiqué à l’époque, le Hamas. Ce dernier, qui remporte à Gaza les élections de 2006, est considéré par Israël et ses alliés occidentaux comme un mouvement terroriste avec lequel la discussion n’est pas envisageable. L’AKP s’inscrit en faux contre cette position, en essayant d’ouvrir un dialogue avec le mouvement. C’est dans cette optique qu’Abdullah Gül, alors ministre des Affaires

145 SEVER Ahmet. Op. cit., p. 39.

146Ibid., p. 40.

147 BÖLÜKBAŞI Yusuf Ziya. « Türkiye-Israil İlişkileri » [Les relations Turquie-Israël]. In BAL Idris, BOZKURT Giray Saynur, ÇELIK Çiğdem et al. Op. cit., p. 219-220 et 226-227. Voir aussi FILDES Harriet. International Fluctuations and Domestic Limitations : Turkish-Israeli Relations in the New Millenium. In IŞIKSAL Hüseyin, ÖRMECI Ozan (dir.). Op. cit., p. 135-136.

148 BÖLÜKBAŞI Yusuf Ziya. Op. cit., p. 222.

149 GANEM Élise. « La détérioration du partenariat israélo-turc ». In NAHAVANDI Firouzeh (dir.). Turquie : Le déploiement stratégique, p. 96.

172 étrangères, prend contact avec le Hamas et le félicite pour sa victoire, tout en l’encourageant à se montrer responsable. Il décide d’inviter à Ankara Khaled Mechaal, le chef du mouvement. Au cours de leur entrevue, il l’encourage à accepter des négociations en vue de la fondation de deux États, palestinien et israélien, et à renoncer à la violence armée151. Cette visite provoque la colère des autorités israéliennes. Elle semble certes témoigner d’une préférence idéologique de la diplomatie turque pour les mouvements issus de l’islam politique152. Cependant, mise en parallèle avec les efforts pour conserver de bonnes relations avec Tel-Aviv, elle se comprend davantage sous le prisme d’une stratégie visant à ouvrir le dialogue avec l’ensemble des acteurs en vue de participer à une potentielle résolution du conflit, et en tous les cas pour apparaître