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12 CHAPITRE 5 : DISCUSSION

5.3 Stigmatisation et stratégies pour y faire face

Dans cette section, nous discuterons des expériences de stigmatisation vécues par nos participants, de la façon dont ils s’y sont ajustés, ainsi que des liens qu’ils ont observés entre ces expériences et certains de leurs comportements, notamment concernant la sexualité et la consommation de substances. Nous verrons également comment le milieu de socialisation gai a pu représenter pour certains participants un lieu privilégié de rencontre de pairs, mais aussi un lieu de consommation de substances. Enfin, nous discuterons de la théorie du minority stress et de celle portant sur l’aspect syndémique de la santé des minorités sexuelles

par rapport à nos résultats, mais aussi des limites qu’elles nous auraient imposées si nous les avions utilisées dans le cadre de ce projet.

5.3.1 Stigmatisation et stratégies d’ajustement

Tel que nous l’avons mentionné précédemment, les difficultés relatives à l’acceptation de leur orientation sexuelle, par eux-mêmes et par leur entourage, ont influencé la consommation de certains des participants. Certains d’entre eux ont fait des liens entre les difficultés qu’ils vivaient, ou avaient vécu, pour accepter leur orientation sexuelle et la stigmatisation envers les minorités sexuelles dans la société. Ces observations sont appuyées par le travail de Kaufman et Johnson (2004), lequel portait sur les liens entre les différents éléments propres au développement du processus identitaire relatif à l’orientation sexuelle et la stigmatisation des gais et lesbiennes. Les auteurs rapportent que la perception que les minorités sexuelles ont de la stigmatisation vis-à-vis de l’orientation sexuelle affecte leur autoperception en tant que membres d’une minorité sexuelle. De plus, la perception de la stigmatisation sociale envers les minorités sexuelles affecte la façon dont les individus pensent qu’ils sont perçus, ainsi que les différents mécanismes que ces personnes mettent en place afin de s’ajuster à cette stigmatisation réelle ou perçue. En ce sens, ces expériences ont une influence sur le processus de développement identitaire des minorités sexuelles, ainsi que sur la façon dont celles-ci gèrent la stigmatisation. Tel que nous l’avons mentionné dans les articles présentés dans la section Résultats, quelques-uns des participants se sont initiés à la consommation de substances, ou ont intensifié celle-ci, dans des moments où ils avaient des difficultés à accepter leur orientation sexuelle. Ainsi, la consommation a constitué pour eux une façon de faire face à la stigmatisation sociale envers les minorités sexuelles ou a été une conséquence de l’intériorisation de cette stigmatisation sociale.

Certains participants à notre étude ont affirmé que le déménagement vers un grand centre urbain, afin de fuir la stigmatisation dont ils étaient la cible et de vivre plus librement leur orientation sexuelle, est un élément important de leur vécu homosexuel. Tel que nous l’avons vu, cet élément a influencé l’initiation ou l’augmentation de la consommation de SPA de quelques-uns. Le déménagement vers un grand centre urbain représente un moment important de la trajectoire de vie de certains membres de minorités sexuelles (Chamberland

et Paquin, 2007; Éribon, 1999). En effet, en raison de la stigmatisation subie et dans le but de s’établir dans un endroit où l’anonymat et la rencontre avec des pairs sont possibles, et où il existe une plus grande ouverture envers les minorités sexuelles, plusieurs décident de s’établir dans de grands centres urbains. Or, ces déménagements ne se font pas toujours sans difficulté et engendrent parfois de la solitude et des ruptures avec le milieu social et familial d’origine (Chamberland et Paquin, 2007; Éribon, 1999), en plus de créer un choc entre la culture d’origine et celle des grands centres urbains (Chamberland et Paquin, 2007). Ces difficultés peuvent expliquer que certaines personnes s’initient à la consommation, ou intensifient une consommation déjà existante, au moment de leur arrivée dans un grand centre urbain. De plus, le besoin de vivre plus librement son orientation sexuelle et de rencontrer des pairs conduit souvent à fréquenter des espaces de socialisation où la consommation est présente.

5.3.2. L’aspect syndémique et la théorie du minority stress

Comme nous l’avons décrit dans la recension des écrits, de nombreuses études ont montré que les minorités sexuelles présentent un moins bon état de santé physique et mentale que le reste de la population (Julien et Chartrand, 2005; Newcomb et Mustanski, 2010), ce qui est souvent expliqué, entre autres, par des facteurs relatifs à la stigmatisation, à l’homophobie intériorisée et à la façon dont les minorités sexuelles réagissent à ces situations. Nul doute donc que la stigmatisation et l’homophobie peuvent générer des effets délétères sur la santé des minorités sexuelles. Tel que nous l’avons décrit au chapitre 2.3, les hommes gais et bisexuels sont souvent confrontés, tout au long de leur vie, à des expériences de marginalisation qui les mènent parfois à développer un certain niveau d’homophobie intériorisée. Cela augmente le risque de vivre des problèmes psychosociaux, dont la dépression ou la consommation de substances, entre autres. Or, ces problèmes de santé se renforcent mutuellement, générant ainsi une « syndémie », c’est-à-dire un état de santé général plus précaire de cette population (Stall et al., 2008). La théorie de l’aspect syndémique de l’état de santé des minorités sexuelles en général, dont celle des hommes gais et bisexuels, se fonde notamment sur le concept du minority stress (Meyer, 1995) que nous avons aussi décrit au chapitre 2.2.1. Selon plusieurs auteurs, ce concept présente certaines limites, car il établit que les problèmes causés par le minority stress arrivent souvent à

l’adolescence ou au cours de la vie adulte, or, l’intériorisation des discours négatifs envers une orientation sexuelle minoritaire commence généralement tôt dans la vie et se fait en différentes étapes. Ainsi, ce concept ne tient pas compte de la notion de trajectoire dynamique dans le processus d’intériorisation du discours négatif pouvant affecter la santé des minorités sexuelles (Hatzenbuehler et al., 2011).

Il convient ici de rappeler notre question de recherche : quels sont les liens entre les trajectoires addictives, incluant la trajectoire d’utilisation de services en toxicomanie, et le vécu homosexuel chez les hommes gais et bisexuels, et comment ces liens s’articulent-ils entre eux? Rappelons également que nous nous sommes inspirés du cadre théorique proposé par Hammack (2005) pour définir le vécu homosexuel comme étant une trajectoire psychosociale et comportementale pouvant mener au développement de l’identité associée à l’orientation sexuelle. Ainsi, nos participants ont abordé, lors des entrevues, les différentes dimensions de leur vécu homosexuel, dont la prise de conscience de leur attirance pour des personnes du même sexe, leur acceptation ou leur non-acceptation de leur orientation sexuelle, leur identification ou leur non-identification à la sous-culture gaie, la socialisation et la rencontre avec des pairs, ainsi que l’affirmation de leur orientation sexuelle et son dévoilement à leur entourage. Les participants ont aussi abordé les principales caractéristiques de leur trajectoire addictive, dont les substances consommées, le contexte de consommation, l’initiation et les périodes d’utilisation et d’abstinence (Brochu et al., 2014; Brochu, 2006). Les entretiens ont ainsi permis de décrire les liens entre ces 2 trajectoires (le vécu homosexuel et les trajectoires addictives).

Nous considérons que les concepts de minority stress et de l’aspect syndémique de la santé des minorités sexuelles ne nous auraient pas permis de répondre à notre question de recherche. En effet, ces théories ne nous auraient pas permis d’observer les relations bidirectionnelles entre la consommation de substances et le vécu homosexuel (la façon dont le vécu homosexuel et les trajectoires addictives s’influencent les uns les autres) ni de décrire la consommation problématique de substances et le vécu homosexuel dans une perspective de trajectoire. Néanmoins, nos résultats illustrent à quel point les difficultés relatives au vécu homosexuel peuvent influencer les comportements de consommation de substances de

plusieurs participants. Ce qui renforce le constat quant aux liens entre le minority stress et les comportements associés à la consommation de substances. En effet, nous avons vu que plusieurs participants ont eu recours à la consommation pour faire face à l’homophobie sociale ou intériorisée, ou encore à la stigmatisation associée à leur statut sérologique. Nos résultats montrent également la façon dont la théorie syndémique s’applique aux différentes problématiques de santé expérimentées par nos participants, notamment la consommation de SPA et le VIH. En effet, plusieurs participants ont rapporté la manière dont ces deux problématiques de santé interagissaient, générant ainsi une problématique syndémique.