• Aucun résultat trouvé

La bidirectionnalité de la relation entre les trajectoires addictives et le vécu

12 CHAPITRE 5 : DISCUSSION

5.1 La bidirectionnalité de la relation entre les trajectoires addictives et le vécu

Dans les articles que nous avons présentés dans la section Résultats, nous avons discuté des interrelations entre les trajectoires addictives, les trajectoires d’utilisation de services en toxicomanie et le vécu homosexuel. Or, les contraintes relatives aux formats des articles scientifiques nous ont permis de présenter principalement la façon dont le vécu homosexuel influence les trajectoires addictives et d’utilisation de services, alors que, comme le reflètent les résultats présentés dans ce document, le lien entre ces trajectoires et le vécu homosexuel est plutôt bidirectionnel. Nous considérons ces liens comme bidirectionnels, car le vécu homosexuel influence les différents moments de la trajectoire de consommation de SPA et cette dernière influence les différents jalons du vécu homosexuel. Dans cette section, nous discuterons donc de la façon dont les trajectoires de consommation peuvent influencer le vécu homosexuel.

Premièrement, la consommation de SPA a permis à certains participants de découvrir la sexualité avec un partenaire du même sexe. En ce sens, la consommation était vue comme un « facilitateur » leur permettant « d’affronter » les désirs avec lesquels ils n’étaient pas à l’aise. Dans un but similaire à celui que nous venons de décrire, quelques participants ont eu recours à la consommation afin de gérer les émotions suscitées par un diagnostic de VIH. Rappelons que nous considérons le VIH comme un élément du contexte social faisant partie du vécu homosexuel, en raison de la forte prévalence de cette épidémie chez les hommes gais et bisexuels en Occident. Nous pouvons établir des liens entre nos résultats et le cadre d’analyse de la stigmatisation fondée sur l’orientation sexuelle proposé par Herek et al., (2007). Ces auteurs soutiennent que la conscience d’une possible stigmatisation fondée sur

l’orientation sexuelle et l’expérience de ce type de stigmatisation sont vécues différemment par les individus qui en sont victimes. Ainsi, ce type de stigmatisation peut provoquer différentes réactions et différentes stratégies d’ajustement (« coping »). Ces stratégies peuvent être centrées sur l’émotion (diminuer le stress sans nécessairement changer la situation qui en est à l’origine) ou centrées sur la résolution des problèmes (gérer le problème ou modifier la situation qui génère du stress) (Lazarus et Folkman, 1984). Ainsi, la consommation de substances représenterait pour certains de nos participants une stratégie d’ajustement centrée sur l’émotion et visant à gérer le stress associé à la stigmatisation (réelle ou perçue) relative à leur orientation sexuelle ou à leur statut sérologique. En ce sens, les organismes et professionnels travaillant auprès d’hommes gais et bisexuels ayant une consommation problématique de substances pourraient intervenir, entre autres, sur ces stratégies d’ajustement.

Deuxièmement, la consommation dans certains espaces de socialisation, tels que les bars et les saunas, a permis à quelques participants de créer des réseaux sociaux et sexuels avec des pairs. Il est à noter que pour certains participants, ces espaces représentaient leur seule occasion de contacts avec le milieu gai et avec leurs pairs. Des phénomènes de « mode » en matière de consommation de SPA dans ces lieux de rencontres avec des pairs, ont été décrits par certains participants. Ces « modes » visent notamment à prolonger les rencontres sexuelles ou à diversifier les pratiques sexuelles. En ce sens, ces phénomènes de « mode » ont influencé non seulement la consommation, mais aussi les pratiques sexuelles de certains participants.

Troisièmement, la consommation de SPA a été utilisée par certains participants pour faciliter l’exploration de leur sexualité, basée sur la quête de plaisirs, incluant le multi partenariat sexuel, le sexe anonyme et les relations sexuelles intentionnellement non protégées. Ces pratiques sexuelles sont très associées à des groupes particuliers à l’intérieur de la population des hommes gais et bisexuels, notamment des réseaux sociaux et sexuels comme ceux que nous venons de décrire qui partagent des normes de consommation de SPA et de pratiques sexuelles. Par ailleurs, au cours de la trajectoire addictive, il est possible d’observer que quelques participants souhaitant diminuer ou arrêter leur consommation de

substances ont diminué ou arrêté leurs activités sexuelles avec des partenaires du même sexe, car ils associaient ces pratiques sexuelles à leur consommation. De plus, les participants à notre étude ont rapporté des variations dans leur sexualité, notamment concernant l’activité sexuelle et leur niveau de satisfaction vis-à-vis de leurs pratiques sexuelles, lorsque leur consommation de SPA devenait plus problématique. Alors que leur consommation visait, au départ, à stimuler leur sexualité et à prolonger leurs rencontres sexuelles, la sexualité passait au second plan dès que leur consommation prenait plus d’importance dans leur vie, générant ainsi de l’insatisfaction chez eux. Rappelons que ce phénomène a été observé chez des hommes hétérosexuels en traitement pour leur consommation de substances (Landry et Courtois, 2006), ainsi que parmi les personnes consommant des amphétamines de manière problématique (Skarner et Sevensson, 2013). En ce sens, la sexualité constitue un élément majeur devant être abordé dans le cadre des interventions en toxicomanie. Nous y reviendrons.

La façon dont la consommation de substances influence le vécu homosexuel des participants reflète la relation bidirectionnelle entre les trajectoires addictives et le vécu homosexuel. Ces constats constituent une contribution originale de notre projet. Car non seulement la littérature actuelle a étudié séparément les différentes dimensions du vécu homosexuel et les trajectoires addictives, mais elle ne s’est pas non plus penchée sur la manière dont la consommation influence le vécu homosexuel. En outre, cette relation bidirectionnelle soulève des questions relatives à l’intervention auprès de notre population cible. Ainsi, nous avons vu que la consommation peut moduler la sexualité et « faciliter » l’acceptation de son orientation sexuelle ou de son statut sérologique. Ces constats confirment la nécessité d’offrir aux minorités sexuelles en général, dont les hommes gais et bisexuels, un environnement favorable à l’acceptation de leur orientation sexuelle ou de leur statut sérologique, ainsi que des ressources appropriées.

5.1.1 Les relations de couple, la sexualité et les comportements sexuels à risque d’ITSS et leurs liens avec les trajectoires addictives

La façon dont le vécu homosexuel influence la trajectoire de consommation a été amplement discutée dans l’article 1 (chapitre 4.2.1). Il nous apparaît pertinent d’aborder

maintenant quelques aspects dont nous avons moins discuté. En effet, rappelons que les relations de couple influencent autant à la hausse qu’à la baisse la consommation de certains participants. La littérature sur l’influence des relations de couple sur la consommation s’est principalement penchée sur des couples hétérosexuels et, tout particulièrement, sur l’influence des relations conjugales sur la consommation des femmes (Bertrand et Nadeau, 2006), sur les pratiques de partage de matériel de consommation au sein de couples hétérosexuels (Harris et Rhodes, 2013), ainsi que sur les barrières à l’entrée et à la rétention en traitement de couples utilisateurs de drogues par injection (Simmons et McMahon, 2012; Simmons, 2006). Nous avons vu dans notre étude qu’à l’instar des couples hétérosexuels, la consommation chez les hommes gais et bisexuels est influencée par la consommation du partenaire. Ainsi, certains participants ont rapporté consommer davantage de drogues lorsqu’ils étaient avec un partenaire qui consommait aussi des SPA. D’autres ont affirmé avoir diminué ou arrêté de consommer des SPA lorsqu’ils avaient un partenaire non consommateur ou qui était dans une démarche d’arrêt/diminution de sa consommation. Quelques participants ont rapporté que certaines pratiques sexuelles avec leur partenaire, telles que la consommation lors des relations sexuelles, la fréquentation en couple de lieux de sexualité et les relations sexuelles multi partenaires, ont eu une influence sur le maintien ou l’augmentation de leur consommation. En outre, plusieurs de ces participants ont affirmé avoir eu des pratiques sexuelles non protégées lorsqu’ils consommaient des SPA dans un contexte sexuel. Ainsi, les pratiques sexuelles associées à la consommation de SPA décrites ici soulèvent des préoccupations en matière de santé publique en raison de la prévalence importante du VIH et de certaines ITSS chez les HARSAH. De plus, à l’heure actuelle, la littérature sur l’influence des relations de couple de même sexe sur la consommation de SPA est très rare. Il est donc important que de futures études se penchent sur la question.

Nous venons de voir que la sexualité, dans le cadre des relations de couple tout comme lors des relations extra-conjugales, est intimement liée aux trajectoires addictives. En outre, selon le témoignage de nos participants, les relations sexuelles non protégées et la consommation de substances ont souvent fait partie de leur scénario sexuel. Ces observations sont corroborées par les études de Myers et al., (2004) et de O’Byrne et Holmes (2011a). Étant donné que la consommation de SPA et les pratiques sexuelles à risque d’ITSS sont

souvent concomitantes, il est important de souligner, d’un point de vue de santé publique, que les HARSAH séropositifs consomment davantage de SPA comparativement à leurs pairs séronégatifs et qu’ils présentent davantage un profil de consommation problématique (Ferrando et al., 1998; Hickson et al., 2010; Keogh et al., 2009; Mackesy-Amiti et al., 2009; Otis et al., 2006). Ainsi, il est pertinent de soulever les inquiétudes quant aux possibles conséquences de ce comportement et de mettre en place des stratégies de prévention tenant compte de ce contexte.

Les constats relevés dans la littérature concernant la consommation de substances chez les hommes séropositifs s’observent aussi dans notre étude. En effet, 42,8 % de notre échantillon est formé d’hommes séropositifs. Cette forte proportion peut s’expliquer par le fait que plus d’hommes séropositifs consomment des SPA de façon problématique, mais aussi par les pratiques de consommation de SPA de plusieurs participants, notamment le recours à l’injection. De plus, étant donné que le recrutement s’est effectué, entre autres, par le biais d’organismes communautaires travaillant dans le domaine du VIH, il était prévisible que le nombre d’hommes vivant avec le VIH soit élevé. Cela a permis de diversifier notre échantillon concernant l’expérience du VIH et ses liens avec la consommation de SPA. En outre, les participants rapportent des pratiques sexuelles impliquant le multi partenariat sexuel, le sexe intentionnellement non protégé, les rencontres sexuelles prolongées par la consommation de SPA, ce qui peut expliquer également la forte prévalence du VIH dans notre échantillon.