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Chapitre 4 – Les contraintes en interprétation en LS

4.1. Les contraintes socio-économiques

4.1.1. Le statut de l’ILS en France

Nous avons exposé en introduction le bond remarquable en termes de structuration et de qualification de la profession en à peine vingt ans. Nous avons également vu la vitesse avec laquelle les interprètes ont institutionnalisé leur profession qui n’avait, en termes de reconnaissance académique à ses débuts, qu’une simple validation délivrée par une structure associative. Si ce certificat avait une valeur dans la communauté des sourds, cette formation ne donnait aucune reconnaissance universitaire à ses étudiants. Les conditions d’admission, le contenu et la validation de cette formation n’ont plus aucun rapport avec les conditions actuelles requises à l’entrée en master d’interprétation à l’université. De ce fait, les premiers ILS ne pouvaient prétendre bénéficier d’un statut similaire à leurs collègues entre langues vocales, quelles que soient leurs conditions de rémunération, puisque leur niveau de formation était à l’époque largement en deçà des écoles d’interprétation existantes.

Les premiers interprètes exerçaient essentiellement au sein d’instituts pour jeunes sourds, dans le secteur de l’animation ainsi que dans le seul service d’interprètes créé à cette époque par l’association organisant les formations d’interprètes (SERAC). La profession étant à l’époque fortement inscrite dans le secteur social (nous avons vu en introduction que l’IRTS, l’Institut Régional du Travail Social, envisageait de mettre en place une formation à

l’interprétation en LS), la plupart des salaires des interprètes étaient indexés sur la grille des éducateurs spécialisés ou sur celle des enseignants spécialisés. Les premières grilles de salaires mentionnant spécifiquement la profession d’interprète en langue des signes relèvent donc naturellement des conventions collectives appliquées dans ces instituts et sont celles dites CCN66 (établissements et services pour personnes inadaptées et handicapées) ou la CCN88 (organismes de formation) voire la CCN51 (établissements privés d’hospitalisation, de cure et de garde à but non lucratif). Nous précisons ici que ces grilles sont encore en vigueur à l’heure actuelle83. Sur la CCN66 par exemple, qui est la grille la plus courante chez les ILS, les interprètes sont indexés sur la même grille indiciaire que les transcripteurs de braille, les moniteurs de classe ou bien les éducateurs de jeunes enfants spécialisés84. Nous ne voulons pas méjuger de la qualification requise pour ces emplois, mais voulons simplement souligner que la particularité liée à l’expertise et à la charge cognitive de l’interprétation est envisagée de la même façon que celle d’un éducateur de jeunes enfants. Nous noterons que, pour la majorité des professionnels du secteur social, l’interprétation en langue des signes est considérée comme n’importe quel autre emploi pouvant se pratiquer 35 heures par semaine.

L’interprète en langue des signes, comme l’éducateur de jeunes enfants, est donc dans ces structures soumis à une exigence deproductivitéallant jusqu’au taux maximum autorisé par le droit du travail. Les temps de préparation ne sont pas fixés par ces conventions et sont généralement à négocier directement auprès de la structure employeur. Cette notion deproductivitéou de rentabilité horaireest par ailleurs très mal vécue par les interprètes qui dénoncent une fatigue et un stress dus à des conditions de travail qui ne tiennent pas compte de la charge cognitive inhérente à l’exercice.

Pour mieux comprendre ce point, il est intéressant de s’arrêter un instant sur un terme largement utilisé pour désigner une situation d’interprétation dans ces structures : celui de

« face à face » emprunté au « face à face pédagogique », qui est un terme utilisé pour qualifier le temps de présence des enseignants face à des apprenants. Cette dénomination face à face comprend, nous l’avons dit, un temps de présence face à un public ainsi qu’un un temps de préparation, voire de déplacement. Lors de ce temps de face à face, le professionnel prend en charge le public concerné (cours, activité, soins, etc.) et ce temps est fonction de la charge physique et cognitive impliquée dans la spécificité de ses interventions. Or, aucune évaluation

83Il y a plus exactement deux grilles de référence sur la CCN66 : une pour les ILS diplômés et un autre pour les non diplômés.

84http://www.legifrance.gouv.fr

de la charge cognitive impliquée n’a été prise en compte dans l’élaboration des conditions de travail pour ce qui concerne l’interprétation en langue des signes. Pour preuve, les ILS sont considérés comme ayant une charge de travail équivalente à un transcripteur de braille. Or, l’interprète n’est pas simplement en face à face, il doit permettre à ce « face à face » de s’établir, de se maintenir et d’aboutir : son attention est mobilisée à chaque seconde, à chaque instant, tout au long de son intervention. Cette remarque nous parait importante dans la mesure où elle met en lumière le manque de compréhension de l’activité des ILS par l’entourage professionnel : son implication et la charge cognitive de ses interventions tendent à être minimisées et les interprètes se voient soumis à une forme de rentabilité horaire. Nous risquons une métaphore en grossissant un peu le trait dans l’exemple qui va suivre (nous traiterons de façon plus approfondie cette question au chapitre 5), mais l’interprète a en réalité une charge cognitive que nous pourrions représenter comme la somme des charges cognitives des deux personnes en présence lors de ce fameux face à face (Efforts de Production et de Réception), en y ajoutant le travail requis pour la mémorisation et la coordination de l’exercice, en référence au ME de la simultanée de Gile. Nous ajouterons que les directions de ces établissements qui coordonnent plusieurs corps de métier ne sont généralement pas sensibilisées à l’interprétation en tant que telle et il n’est pas rare que ces structures requièrent une productivité qui dépasse largement les capacités physiques des interprètes. Les ILS sont les seuls interprètes à avoir une charge de travail calculée sur une base hebdomadaire de 35 heures, ce qui n’est pas le cas entre langues vocales. Nous émettons l’hypothèse que nous avons là une des raisons qui peut expliquer le fort taux de travail à « temps partiel » des interprètes en LS, qui n’ont souvent que cette solution pour éviter un burn out dû à des conditions de travail dépassant largement leurs capacités physiques sur le long terme. En effet, une étude encadrée menée par F. Trichet et J. Bourgeois en 201285 met en avant que seulement 35 % des ILS interrogés déclarent exercer « à temps complet », c'est-à-dire sur une moyenne de 35 heures par semaine. Nous sommes donc très loin de la situation des interprètes entre langues vocales qui sont autrement perçus par leurs donneurs d’ordres ou leurs clients.

85 Pour étayer notre propos, nous nous appuierons sur une enquête menée par des étudiants en master d’interprétation portant sur l’analyse des profils socio-économiques des interprètes en LS en 2012 (F.Trichet et J.Bourgeois : 2012). Leur travail nous paraît intéressant dans la mesure où leur enquête présente un échantillon d’environ 11 % de la population des ILS (sur 30 questionnaires envoyés, le taux de réponse a été de 100 %, ce qui peut laisser entrevoir l’importance du sujet pour les ILS). Selon leur étude, la population des ILS est à 72 % féminine, 20 % des ILS diplômés interrogés ont moins de 30 ans, 38 % des ILS interrogés ont entre 30 et 39 ans, 21 % ont entre 40 et 49 ans, et enfin 21 % ont 50 ans et plus.

4.1.2. La rémunération

Toujours selon cette enquête, environ 34 % des ILS exercent en indépendant sous le nouveau régime de l’auto-entrepreneur et la moitié des ILS interrogés ont le statut de salariés, chiffres corroborant une autre enquête menée par l’AEIFLSF86. En nous intéressant à leur niveau de salaire, il apparaît que l’académisation de la formation des ILS à un niveau 3 (bac + 4) n’a pas entraîné de revalorisation salariale et ce point devient un sujet très sensible dans la profession.

L’étude de Trichet et Bourgeois met en avant que 89 % des ILS interrogés déclarent que leurs revenus ne sont pas en adéquation avec leur niveau d’études. C’est également la réponse la plus fréquemment donnée à la question « si vous aviez quelque chose à améliorer, qu’est-ce que cela serait ? »87.

Paradoxalement à la conscience d’être rémunéré en deçà de leurs qualifications, la question financière est très délicate à aborder publiquement. C’est ici que se manifestent les conséquences d’un ancrage social historique où toute notion de profit, de bénéfice ou de négociation salariale ne semble pas faire partie de la culture du secteur socio-associatif.

Parallèlement à cela, la France est un pays qui s’organise traditionnellement autour du concept de la « prise en charge » collective et les politiques sociales ont toujours considéré que l’interprétation en LS revenait (par le biais de subventions ou d’allocations) à la charge de l’État qui finance une grande partie de l’activité. On peut s’étonner qu’il n’y ait aucune uniformité de l’organisation financière de l’activité : certains conseils régionaux subventionnent totalement les services d’interprètes alors que d’autres structures n’ont jamais bénéficié du moindre financement. Cette situation particulièrement inégale renforce l’hétérogénéité des structures abritant les services d’interprètes. Des tentatives de revalorisation sont menées, mais la profession ne semble pas encore arriver à se mobiliser de façon organisée pour pouvoir aboutir à un mouvement pérenne. Nous ajouterons à cela l’arrivée de la PCH88 en 2005 qui a provoqué un changement dans les mentalités, puisque le système français a dû s’adapter à une forme de libéralisation du marché de l’interprétation (la PCH est une allocation supplémentaire qui permet de financer la perte d’autonomie ; pour les

86Association des Elèves Interprètes Français-Langue des Signes Française (novembre 2012) : enquête auprès d’une trentaine de services d’interprètes et disponible sur leur site internet.

87 « À la question « si vous aviez quelque chose à améliorer, qu’est ce que cela serait ? », les ILS nous ont répondu à 34 % le salaire, 26 % les conditions de travail, 23 % les relations entre les ILS et les sourds et enfin 17 % les relations entre les ILS.» (Trichet et Bourgeois, 2012 : 9)

88Prestation compensatoire du handicap.

sourds elle permet de financer directement leurs besoins en communication). Certains services d’interprètes ont perdu leurs subventions avec l’apparition de cette allocation, d’autres non.

Les « bénéficiaires » sont devenus des « clients » et il est évident que le secteur n’était pas prêt à un tel changement. Ce choc culturel s’observe aussi du côté des personnes sourdes qui se voient confrontées au coût effectif du travail de l’interprète. Pour preuve cet article paru dansLe Parisiendu 3 février 2012, où nous pouvons lire89:

« ils (deux pères de famille sourds) racontent leurs difficultés de trouver un emploi stable ou de trouver un médecin qui parle la langue des signes. Ils évoquent aussi les interprètes qu’ils doivent payer des sommes colossales. Un sentiment d’injustice ressenti d’autant plus fort que la commune refuse de payer les frais de cantine.» Le coût de l’interprète est ici clairement qualifié de « colossal » et associé au « sentiment d’injustice » plus général qui suit. Le titre même de l’encart où apparait l’article « Nous sommes pris en otage » laisse implicitement supposer que l’interprète fait partie d’un système qui prend volontairement « en otage » les sourds. On s’aperçoit que la profession est balisée par deux considérations : celle où la surdité est envisagée uniquement sous l’angle des revendicationsa priorilinguistiques portées par la communauté signante, et celle où la surdité apparaîtin finecomme la victime d’un rapport inégal auquel finalement l’interprète participe puisqu’il est soupçonné de faire partie des preneurs d’otages90. Dans ces conditions, une revalorisation des tarifs et des salaires apparaît comme un combat perdu d’avance. Les interprètes, conscient de cette problématique, doivent ainsi se montrer solidaires de la communauté sourde face à un nouveau système financier difficile à intégrer. C’est peut-être la raison pour laquelle il n’existe pas, par exemple, d’entreprise d’interprètes ni de culture d’entreprise en tant que telle dans le secteur. De façon générale, la seule notion de bénéfice est perçue comme une tentative de se faire de l’argent au détriment d’une population handicapée. Les rares entreprises existantes dans le milieu de la surdité détonnent dans le paysage traditionnel et n’ont pas bonne presse auprès de la communauté signante de façon générale. Les structures restent donc essentiellement associatives, voire en SCOP (sociétés coopératives et participatives) et se revendiquent pour la plupart de l’économie sociale et solidaire.

89« Nous sommes pris en otage », Jila Varoquier,Le Parisien, Édition Seine-et-Marne, le 03/02/2012.

90Nous noterons que l’article ne fait pas mention de la PCH, qui est perçue par les sourds pour couvrir leurs frais d’interprétation au quotidien.

Sans augmentation de salaire des conventions collectives nationales, et face aux conditions de travail en vigueur dans les grandes structures, de nombreux interprètes créent donc leurs propres services d’ILS, se regroupent en SCOP ou en association, et sont auto-entrepreneurs (beaucoup d’ILS salariés à temps partiel ont une activité d’interprétation en parallèle sous ce statut). Depuis plusieurs années, ces services fleurissent en province mais également en région parisienne. Nombreux sont les ILS qui font ce choix, qui n’entraîne pas forcément une augmentation de leur niveau de vie, mais qui leur permet de bénéficier de conditions de travail respectueuses de leur réalité professionnelle. Les ILS ont ainsi beaucoup plus de latitude pour mettre en place des équipes d’interprètes en adéquation avec les besoins en interprétation. C’est en tous cas une remarque unanime des ILS travaillant dans ces services interrogés par Trichet et Bourgeois.