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Le rôle de l’interprète dans l’interaction

3.2. La littérature internationale : les sujets de recherche

3.2.2. Le rôle de l’interprète dans l’interaction

Nous avons situé précédemment le tournant de la littérature internationale en langue des signes dans les années 90, où la compréhension du rôle de l’interprète et celle de son implication dans l’évènement communicationnel interprété (interpreted event) ont émergé comme paradigmes dans l’interprétation en LS. L’approche sociolinguistique est à l’époque majoritaire pour ce qui concerne l’étude de l’interprétation et de nombreux débuts de réponses vont êtres proposés à une communauté en mal de souplesse professionnelle et de plus en plus consciente de ses limites.

3.2.2.1. La collaboration de l’interprète dans le déroulement de l’évènement : le

« trilogue » de Seleskovitch

Dès 1968, D. Seleskovitch envisageait déjà l’interprète dans ce qu’elle nomme une situation de « trilogue » dans un évènement interprété.

«L’interprète est un intermédiaire comme le comédien qui ajoute son jeu au texte de l’auteur ; comme lui il sait que ce n’est pas en s’effaçant mais en intervenant avec beaucoup de présence qu’il établira le contact dont il a la responsabilité. Comme le comédien, il a plus ou moins de talent, et comme lui il est toujours présent. Bien que son rôle soit différent de celui des interlocuteurs de la réunion, l’interprète y participe de façon aussi active qu’eux. C’est pourquoi une conférence internationale est un

« trilogue» où l’interprète ne cherche ni à s’imposer ni à faire oublier sa présence, mais à assumer son rôle. L’interprète conscient de son apport personnel au bon déroulement de la conférence sait tirer une ligne de démarcation très nette entre l’intervention qui correspond à l’exécution de sa tâche (faire se comprendre les

interlocuteurs), et qui fait de lui un participant au « trilogue » et celle qui le ferait abusivement intervenir dans le « dialogue » s’il teintait de ses propres convictions les messages qu’il transmet. (…) Sachant qu’il doit faire comprendre ce qu’il a compris lui-même, il n’hésite pas à assumer son rôle dans le trilogue. (…) bref, il collabore avec l’auditeur pour assurer la compréhension de celui-ci. »(1968 :181-182)

Puis elle ajoute,

« Interpréter en français une intervention anglaise ne signifie pas dire en français ce qu’un Français aurait dit s’il avait été à la place de l’Anglais, mais faire comprendre aux Français ce qu’ont compris les Anglais.» (1968 : 182)

Nous pouvons trouver dans ce passage des réflexions sur l’implication de l’interprète, sur le rôle actif qu’il joue dans la situation à laquelle il participe et sur l’influence qu’il a sur son bon déroulement. Si D. Seleskovitch tient pour acquis ces notions de trilogue et de collaboration, elles n’ont jamais été explicitées au-delà de ces quelques pages dans son ouvrage «L’interprète dans les conférences internationales », et nous pouvons émettre l’hypothèse que le titre même de l’ouvrage a sans doute freiné la transposition de son contenu à d’autres vécus d’interprètes tels que les interprètes communautaires et les interprètes en LS58. Pour autant, cet extrait nous permet de relever des éléments qui ont été par la suite confirmés, notamment sur les notions de trilogue ou le fait d’assumer pleinement son rôle dans l’interaction mis en exergue par Wadensjö ou Roy, puis celle de la collaboration entre l’interprète et les locuteurs que Napier a récemment mis en avant lors de ses recherches.

3.2.2.2. L’apport des recherches sociolinguistiques appliquées à l’interprétation en langue des signes ou la confirmation de la notion detrilogue

Les premières recherches en sociolinguistique sur l’interprétation (Wadensjö (1998), Metzger (1999), Roy (2000-b), etc.) ont utilisé les modèles de l’analyse conversationnelle et interactionnelle (Sacks, Schegloff et Jefferson (1974), Goffman (1981), Gumperz (1978 ; 1982), Tannen (1984), etc.) ainsi que les modèles anthropologiques (ceux de F.G. Bailey (1971) notamment pour ce qui concerne les rapports entre des groupes

58Excepté Ph. Séro-Guillaume, qui a effectué sa thèse sous la direction de D. Seleskovitch

majoritaires/minoritaires) pour permettre de comprendre la part réelle de l’implication de l’interprète dans le déroulement d’une situation de communication entre plusieurs locuteurs ne parlant pas la même langue. Les premières recherches concernaient surtout l’interprétation en milieu judiciaire (Berk-Seligson, 1990) où plusieurs études empiriques ont mis en avant la singularité du travail de l’interprétation en langues vocales dans ce contexte. Il s’avère que l’interprète assume bien plus qu’un rôle strictement linguistique : les interprètes sont notamment amenés à demander la permission de s’exprimer, d’éclaircir un point et de soulever les ambigüités. Ils signalent également le moment requis pour une réponse ou à l’inverse lorsqu’il n’est pas souhaitable que le locuteur socialement « minoritaire » s’exprime à un instant t. Ces études ont permis de mettre explicitement en lumière une dissymétrie entre les attentes de l’ensemble des professionnels du droit (juges, avocats, juristes) et les considérations éthiques des interprètes dans l’exercice de leur profession (Wadensjö : 1998).

En somme, il a été mis en avant que le statut d’expert de l’interprète lui attribue aux yeux de ses interlocuteurs la gestion de tout ce qui peut concerner les attentes de chacune des parties, dont le comportement des interlocuteurs et la gestion des moments de leurs prises de parole : la résolution des problèmes liés à la personne allant bien au-delà des seules différences linguistiques est donc implicitement à la charge de l’interprète.

3.2.2.3. La part de l’interprète dans l’interaction : une coopération ?

En faisant référence à Seleskovitch, Wadensjö analyse la place de l’interprète en langues vocales et de ses interlocuteurs dans ce qu’elle nomme une « communicative pas de trois» (chapitre 7, 1998) et soutient la thèse de l’apport très important de l’interprète dans le déroulement du discours. Selon son étude, l’interprète ne règle pas uniquement les problèmes d’ordre linguistique. Il prend en charge la communication entre les parties (chapitre 8), dont la réussite est liée à l’intention de coopération des locuteurs avec l’interprète. En posant une grille de lecture empruntée à Goffman, elle avance la thèse selon laquelle l’interprète produit deux sortes de discours : un premier relevant de la transmission translinguistique de contenu et un second qui relèverait d’une activité de coordination, c'est-à-dire une sorte de discours permettant de maintenir le flux de conversation entre les interlocuteurs. Pour l’auteur, l’investissement de l’interprète dans la seconde forme de discours contribuerait à la réussite de l’interaction.

Pour Roy (2000-b), la prise de parole en situation interprétée n’est jamais construite sur le modèle de :

- locuteur A : phrase 1 - interprète : phrase 1A - locuteur B : phrase 2 - interprète : phrase 2B - locuteur A : phrase 3 - interprète : phrase 3A - etc.

Ces normes qui stipulent une prise de parole ainsi ordonnée où l’interprète travaillerait en écho linguistique des tours de parole de chacun sont largement idéalisées. Selon l’étude de Roy (2000-b), l’interprète est à l’origine de 3 des 4 types de tours de parole observés (turns around pauses and lag, overlapping turns, and turns initiated by the interpreter)et doit faire des choix qui ont un impact certain sur le déroulement du discours. Le quatrième type de tour de parole Regular turns ne présente pas pour sa part d’initiative particulière de l’interprète.

Dans la suite de sa démonstration, Roy interroge certaines normes éthiques revendiquées par les codes de conduite en interprétation en LS en soulignant le caractère paradoxal de la notion de « neutralité » puisque l’interprétation des conversations est une activité complexe où les prises de parole des interlocuteurs impliquent la collaboration de l’interprète, comme nous venons de le voir. L’interprète prend part au déroulement de la conversation, gère les prises de parole, met en mots les non-dits, respecte les normes sociales attendues par les différents intervenants et cela dans le but de maintenir un niveau de communication permettant aux deux parties d’accomplir l’objectif de l’entretien. Roy liste l’ensemble des contraintes des interprètes : contextuelles, culturelles, éthiques, ainsi que celles plus complexes liées à l’éventail très large de locuteurs potentiels (notamment l’interprétation auprès d’enfants, mentionnée également par Wadensjö) dans des interactions verbales interprétées.

Pour Roy, la profession d’ILS a calqué ses règles en voulant se hisser au niveau des normes des interprètes de conférences, où la parole est unilatérale et présuppose un bagage culturel et social relativement proche entre les participants. Or, l’interprétation dite de liaison (dans son acception en interprétation en LS qui inclut l’interprétation communautaire) implique souvent une minorité linguistique et culturelle face à un modèle social qui impose ses normes. Les participants n’ont pas toujours le même bagage et les interprètes sont généralement les seuls dans la pièce conscients du fossé culturel qui les sépare. Si l’enjeu de l’interprétation est de maintenir la communication dans le but de permettre l’accomplissement de l’objectif d’un

entretien (l’enjeu d’un rendez-vous médical, juridique, professionnel, etc.), l’auteure nous montre que l’ILS est bien plus qu’un « passeur », un « conduit » ou un « pont de communication ». La tâche de l’interprète est bien plus complexe que la seule interprétation linguistique du message vu/entendu. Il prend part (malgré lui ? et c’est ici qu’est posée la nuance) à l’interaction conversationnelle, introduit ses propres normes et son propre niveau de compréhension de la situation, instaure des tours de parole, provoque les réponses et prend de fait pleinement part à la construction du discours.

Toujours dans une perspective sociolinguistique, Napier (2006) a pour sa part analysé les interactions entre plusieurs ILS en « Auslan » (langue des signes australienne) et leur conférencier sourd lors d’une conférence publique interprétée vers l’anglais. En s’appuyant sur les bases théoriques de Roy (2000-b) et de Wadensjö (1998), elle part de l’hypothèse que l’ILS interagit et participe à la construction de l’entretien. Ceci ayant été établi dans les situations d’interprétation de liaison, Napier veut transposer le cadre de sa recherche à une situation proche de la conférence, où l’interaction entre l’ILS et les conférenciers est moins évidente. Elle s’appuie sur le modèle de Grice (1975) qui propose un principe de coopération discursive où les interlocuteurs collaborent entre eux dans l’intention de préciser le sens afin de réduire les malentendus potentiels permettant ainsi d’atteindre les objectifs implicites d’une situation de communication. Ces coopérations sont au nombre de quatre: Quantity, Relevance, Manner et Quality. Napier parle decomplex turnspour formaliser le fait que la parole ne suit pas le simple schéma : conférencier sourd, puis interprète, puis public. En effet, elle observe que la coopération entre le locuteur et les interprètes est fortement corrélée à la réussite de l’interprétation. Elle note des signes discrets entre ILS et le conférencier sourd, des hochements de tête pour inciter le locuteur sourd à poursuivre ou non, des convocations du regard et enfin des pauses dans le déroulement du discours à l’initiative de l’ILS. Elle pose les premiers jalons du « cooperative principle of interpretation: Trust, Preparation, Negotiation, Eye contact, Turn taking, Visual cues. » (Napier, 2006 : 16).