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2.3. L’histoire des ILS

2.3.2. Les associations d’Interprètes en LS

2.3.2.1. En France

L’Association des interprètes a toujours été très impliquée dans les démarches de professionnalisation et de formation, comme nous l’avons vu dans les années 80 avec l’ESIT ou bien dans les années 90 avec l’université Paris 8. Elle a suivi en même temps que la communauté sourde les changements symboliques insufflés par l’évolution du regard porté sur la surdité et a toujours su coopérer avec la communauté sourde pour maintenir une confiance qu’elle a estimé nécessaire pour sa pérennité. En effet, si au début de sa création, l’association se nomme ANFIDA (Association Nationale Française des Interprètes pour Déficients Auditifs), elle devient en 1988 l’ANILS (Association Nationale des Interprètes en Langue des Signes), puis, vers 1989, elle devient l’ANPILS (Association Nationale Pour l’Interprétation en Langue des Signes) jusqu’en 1995, année où elle prendra son nom actuel, l’AFILS (Association Française des Interprètes en Langue des Signes). Il est intéressant de remarquer la rapidité avec laquelle les interprètes ont intégré dans leur propre identité, au regard des dénominations successives de leur association, toutes les considérations portées sur/par la communauté sourde, et la manière dont ils ont voulu à travers elle les représenter.

L’interview d’une ILS très active au sein de l’association à l’époque relate un fait intéressant sur la période ANPILS :

31 L’Université de Rouen avait proposé de façon non régulière avant 2012 une formation à l’interprétation.

«C’est à ce moment là (…) que les sourds étaient présidents de l’association des interprètes. (…) Il n’y avait plus que des sourds au CA. L’idée de XX à ce moment là c’était de redonner confiance. Les sourds n’avaient pas du tout confiance en l’ANILS.

Et il a eu la bonne idée de mettre des sourds militants issus de la communauté pour que les autres sourds et le public en général aient confiance. Cela a fonctionné, c’était une très bonne idée à cette époque. (…) L’ANPILS c’était de 89, 90, 91, 92, 93, 94, et en 95 l’AFILS est née, et à ce moment là il n’y avait plus de sourds (dans le CA). La philosophie de l’ANPILS c’était que les sourds soient présents. D’où le titre POUR l’interprétation en LS, (…). C’est toute la nuance. Après, l’AFILS, c’est l’association française DES interprètes en LS. Il fallait qu’il y ait l’ANPILS, il fallait qu’il y ait ce déclenchement pour que la fédération des sourds regarde la société des interprètes d’un autreœil. (…) Une fois que cette confiance a été instaurée dans la communauté des sourds ils se sont retirés. »32

La période ANPILS est tout à fait intéressante puisqu’elle met bien en relief la difficulté d’installer une confiance mutuelle entre deux communautés dont l’une a toujours eu un rapport dominant sur l’autre. Il n’est pas anodin que cette crise de confiance ait eu lieu lors du changement d’acronyme qui correspondait alors à une revendication de la part de la communauté signante à envisager la surdité autrement. Nous pouvons imaginer que cette évolution des sourds vers l’autonomie et la professionnalisation des interprètes ne se soient pas faites sans heurt non plus du côté des sourds. D’une contrainte liée au manque d’intimité par la présence de la famille faisant office d’interprète, les sourds se sont retrouvés face à une nouvelle génération d’ILS qui ne les connaissaient pas et qui entraient de fait dans leur sphère intime. Il a donc fallu une période d’adaptation, pendant laquelle les interprètes ont eu à rassurer leur public sur leur intégrité et leur engagement. Ainsi, les ILS ont laissé les sourds diriger leur propre association pendant quelques années, et il n’est pas inapproprié de parler d’un basculement de rapport dominé/dominant entre les sourds et les entendants à cette période avec la notion de confiance en toile de fond. Si, à la période ANFIDA, il pouvait subsister une considération liée à la déficience, l’ANPILS représente symboliquement un droit d’ingérence accordé par les interprètes aux sourds sur leur propre pratique, pour revenir avec la création de l’AFILS à une forme plus équilibrée. Depuis cette période, les ILS ont intégré les normes et l’ensemble des revendications de la communauté sourde, parfois au

32Interview ILS 13 en annexe pages 447-448

détriment des leurs si celles-ci pouvaient entrer en conflit avec leur pratique professionnelle ou leur intérêt personnel. Cette forme de contrat moral entre les sourds et les interprètes se retrouve également dans la littérature, notamment chez Turner (2000-a, b, c), lorsqu’il fait un point sur la situation des ILS en Grande-Bretagne depuis les années Thatcher, qui ont libéralisé le marché de l’interprétation en LS. Il met bien évidemment en avant les notions d’interdépendance entre les deux communautés, mais va un peu plus loin :

« (…) the notions that the fortunes of these groups of people are to an extent interdependent is not new (Pollitt, 1991). But the idea that it may be constructive for both sides to see this relationship in terms of rights and corresponding responsibilities has a particularly contemporary flavor. »33(Turner, 2000-a: 27)

Turner ne remet pas en question les revendications des droits des sourds, ni la nécessité d’un radicalisme militant permettant d’encourager une prise de conscience collective des problèmes rencontrés par les sourds et dont les actions sont largement soutenues par la communauté des ILS. Pour autant, il met en avant une notion jusque là inédite dans la littérature, qui est celle de la responsabilité des sourds dans le contexte socioprofessionnel de l’interprète. Selon lui, les sourds se doivent d’encourager la reconnaissance de la LS en choisissant eux-mêmes d’avoir systématiquement recours aux ILS diplômés, ce qui n’est pas toujours le cas. Il soulève la problématique du manque de formation des personnes impliquées dans la gestion des services d’interprètes, qui s’avèrerait être une entrave au bon déroulement de l’activité des ILS. Il pointe du doigt les effets des différentes sources de financements et de subventions qui fluctuent selon les politiques d’allocations (ce qui est alloué d’un côté n’est plus subventionné de l’autre) et fait référence à la DLA (Disability Living Allowance), perçue par les sourds pour l’accessibilité et l’accès à des heures d’interprétation (tout comme la PCH en France)34, dont l’utilisation n’est plus exclusivement consacrée à l’interprétation, ce qui a un impact certain au niveau de l’organisation économique de la profession. L’article de Turner est intéressant dans la mesure où il est représentatif des problématiques relevant des politiques sociales des pays de tradition libérale sur la profession, dont le schéma économique de prise en charge s’étend à de plus en plus de pays européens, dont la France.

33Traduction: l’idée que la destinée de ces deux groupes est dans une certaine mesure interdépendante n’est pas nouvelle (Pollitt, 1991). Mais l’idée qu’il peut être constructif pour les deux parties d’envisager cette relation en termes de droits et de devoirs qui y correspondent a une résonance particulièrement contemporaine.

34AAH : Allocation Adulte Handicapé – PCH : Prestation Compensatoire du Handicap

Nous avons vu que la conception de la profession a évolué. L’approche sociale de tierce personneœuvrant pour son prochain déficient auditif s’est professionnalisée et l’activité s’est très vite organisée autour d’un code de conduite professionnelle, garant symbolique de cette professionnalisation. Cette évolution a contribué à la dynamique menée en faveur de la reconnaissance de la langue des signes et à l’émergence d’un nouveau domaine de recherche avec les Deaf studies, qui ont très vite mis l’accent sur la place que doivent (re)prendre les sourds au sein de la société. Nous remarquerons que l’interprète, tout en participant à cette dynamique, a cependant tendance à s’autocensurer sur des sujets qui pourtant le touchent puisqu’il s’agit simplement de l’une de ses langues de travail. Nous faisons référence ici au sentiment de propriété des sourds vis-à-vis de la langue des signes, qui n’envisagent aucun partage légitime avec les locuteurs non sourds de cette langue. Les ILS ont intégré cette norme et se sont ainsi placés dans une position tout à fait différente de celles des interprètes et des traducteurs entre langues vocales au fil de l’histoire35. Nous traiterons ces autres aspects plus particulièrement dans la revue de la littérature dans la partie consacrée aux contraintes psychologiques (voir paragraphe 4.2.).

En France, à l’heure actuelle, l’AFILS reste la seule association d’interprètes en LS. Elle compte parmi ses membres 112 interprètes et 17 services d’interprètes36, pour un nombre total de 412 ILS en activité sur le territoire français37.

2.3.2.2. En Europe : l’EFSLI

La première conférence européenne sur l’interprétation en langue des signes s’est tenue à Albi en 1987 à l’initiative conjointe de la Fédération Française des Sourds et de la Fédération Européenne des Sourds. Pour la première fois, la question de l’interprétation en langue des signes se pose en des termes professionnels. Cette date marque le début d’une prise de conscience internationale de la nécessité d’une mise en commun des pratiques des uns et des autres dans l’optique d’une amélioration de la qualité des prestations dans la profession. Un groupe d’interprètes européens crée de façon informelle ce qui deviendra en 1993 l’EFSLI

35J. Delisle et J. Woodsworth,Les traducteurs dans l’histoire, Les presses de l’Université d’Ottawa, Éditions UNESCO, 1995, Ottawa, 348 pages.

36Recensement en octobre 2012 sur le site de l’AFILS : www.afils.fr.

37Source : www.annuaire-interpretes-lsf.com.

(European Forum of Sign Language Interpreting). L’affiliation est depuis ouverte aux ILS individuels, mais également aux associations nationales qui relaient les différentes informations à leurs membres respectifs. Les objectifs de cette association sont la promotion de la reconnaissance de l’interprétation en langue des signes en Europe, la mise en commun d’expériences, la formation professionnelle continue, la promotion de la recherche et enfin la promotion de supports pédagogiques pouvant contribuer à une valorisation de la pratique de l’interprétation en LS en Europe. Lorsque l’on consulte les documents mis en ligne par l’EFSLI, il est intéressant de remarquer que tout en étant attentive aux considérations Européennes, l’EFSLI relaie énormément de documents provenant de la littérature en ASL, puisqu’elle reste à ce jour la seule aisément disponible sur le sujet. Cette situation tend à intégrer des concepts et des pratiques américains dans un contexte qui n’a pas les mêmes structures d’accueil (notamment pour les documents relevant de l’interprétation en milieu pédagogique ou en milieu médical, juridique, etc.) et où se pose légitimement la question de l’utilité pragmatique de ce genre de documents qui ne sont pas, dans leur forme, transposables tels quels aux contextes nationaux. Ces documents sont d’ailleurs peu utilisés par les ILS européens, qui opposent souvent une barrière socioculturelle forte lors des tentatives de généralisation d’expériences.