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Image mentale, représentation mentale et carte conceptuelle

3.4. Historique des tactiques en interprétation en LS dans la littérature

3.4.2. La littérature en interprétation en langue des signes et les tactiques

3.4.2.1. La déverbalisation et l’image mentale : des concepts parfois galvaudés

3.4.2.1.2. Image mentale, représentation mentale et carte conceptuelle

Dès 1968, Seleskovitch mentionne le phénomène d’évocation d’images en interprétation lors de l’écoute d’un discours. Elle explique que l’image que construit l’interprèteen écoutant le discours est parfois éloignée de celle de l’orateur (surtout dans les domaines de la connaissance spécialisée). Selon elle, le rôle de l’interprète est de permettre à l’auditeur de conférence (qui appartient généralement au même domaine de spécialité que l’orateur) d’évoquer l’image originale à l’écoute de l’interprétation. Seleskovitch (1968 :103) précise par la suite que toutes les formes de textes ne se prêtent pas aussi aisément à l’évocation d’images et utilise plus précisément le terme d’écoute active, ou le fait que l’interprète doive s’intéresser activement à ce qu’il entend. Nous inférons de la lecture de Seleskovitch que l’évocation d’images n’apparaît pas être un phénomène spontané inhérent à l’exercice de

78 Riesler, A. Traduction linguistique de l’iconicité en interprétation, Paris, 2009. Disponible sur le site : http://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00742900

l’interprétation, ni même perfectible puisque l’auteure propose le concept de « l’écoute active » lorsque les textes ne s’y prêtent pas.

Nous avons relevé dans nos lectures traductologiques françaises et internationales de nombreux recours aux concepts d’image mentale, de représentation mentale, de pensée visuelle, etc., qui viennent fréquemment ponctuer certains articles sur la langue des signes tout en restant vagues sur le concept utilisé. Si Seleskovitch reste plus prudente sur la présence de l’image mentale, la tactique la plus souvent associée dans la littérature en interprétation en LS à la déverbalisation est celle de l’image mentale induite par la visualisation du sens du discours comme étant le point de départ de ce qui sera par la suite proposé dans l’espace de signation. Notons que la définition même du terme « sens » revêt comme Ladmiral l’a déjà souligné «un… sens relativement large» (2005). Il serait plus pertinent selon lui de parler d’idées ou de sémantèmes (Ladmiral, 2002).

Dans l’ouvrage à portée didactique de Bernard et coll. (2007 : 86), l’image mentale est la quatrième des six étapes de leur présentation du mécanisme de l’interprétation librement adapté du modèle d’Efforts de la simultanée de Gile et ainsi définie : «étape numéro 4 : visualiser les images mentales, ébaucher une première interprétation mentale». Ici encore, un rapprochement trop rapide est fait entre la visualisation d’une image mentale précise avec la phase de production en LS. Pour autant, nous retiendrons dans cette présentation l’idée de visualisation que nous retrouvons dans de nombreux travaux à portée didactique sur l’interprétation en LS. Nous tenterons dans le chapitre consacré à la scénarisation d’analyser plus avant cette notion de visualisation telle qu’elle se présente en interprétation en LS pour essayer d’en dégager des premiers éléments qui nous permettraient une meilleure compréhension du phénomène en interprétation simultanée.

On note une certaine tendance de la littérature en LS à l’importation de concepts issus des sciences cognitives sans pour autant en adopter le contour sémantique précis. Pour exemple, il est souvent fait référence aux travaux de Gilles Fauconnier pour ce qui concerne la représentation mentale du sens d’un discours, mappingen anglais. En regardant de plus près la définition de ce concept on comprend que, selon Col (2010 : 2),

«Il (Fauconnier) étudie les opérations de construction de ces représentations, qu’il nomme « espaces » et dont la caractéristique première n’est pas de faire référence au monde ou de le représenter, mais plutôt de refléter les façons de penser et de parler des

locuteurs : « la construction d’espaces représente une manière de parler ou de réfléchir mais ne dit rien en soi sur les objets de cette réflexion » (1984 :194). La notion d’ « espace » permet de distinguer les structures linguistiques sur lesquelles reposent ces espaces – mais à partir desquelles ils sont construits – des représentations proprement dites. Elle permet également un type de formalisation ensembliste.»

La description des espaces possibles faite par Fauconnier rend difficile toute comparaison structurelle avec les possibilités que peut offrir la LS, puisque ces espaces entretiennent des relations complexes, dynamiques et évolutives79. Selon Fauconnier et Turner, ces espaces sont

« vides » et ne contiennent aucune image mentale ou contenu propre. «L’intérêt de cette approche est justement la construction même de ces espaces, les relations complexes qu’ils entretiennent, leur structuration, ou bien encore leur fusion.» (Col, 2010 : 16). Le cheminement propre à chacun, la complexité des constructions neuronales et des références visuelles ou sensorielles qui viennent en tête à l’écoute d’un discours sont particulièrement difficiles à analyser et relèveraient de l’expertise des sciences cognitives.

Arnheim, très cité également pour ce qui concerne les LS, se positionne en partisan de l’existence de langages non verbaux (musique, peinture, etc.) et plaide en faveur de la pensée visuelle. Ses travaux explorent entre autres la complexité cognitive des liens entre la perception, la mémoire visuelle, la représentation et l’abstraction (1976, chapitres 2 et 3). Il met en avant les divergences théoriques pour ce qui concerne l’existence ou non d’une pensée consciente et visuelle, et rapporte des expériences prouvant l’importance de plusieurs catégories de visualisation associées au raisonnement. Selon lui, les images mentales se présentent généralement par « flashs », par bribes, et représenteraient pour la plupart une partie dissociée d’une image mémorielle d’une expérience vécue. Elles sont généralement fixes, mais peuvent être vivantes sous certaines stimulations neuronales (activation d’une partie du cerveau par stimuli rendant possible la re-visualisation totale d’un souvenir enfoui).

Certes, la pluri-dimensionnalité et la liberté totale d’agencement et de superposition entre certaines images et des sensations associées rend totalement possible une abstraction conceptuelle visuelle, mais rien ne semble indiquer dans les travaux d’Arnheim un rapprochement possible entre la pensée visuelle telle qu’il la présente avec une scène cohérente prête à être disposée dans l’espace de signation. Nous noterons également un

79La LSF aussi entretient des relations dynamiques et évolutives. Mais autrement dynamiques dans le sens où elles sont cohérentes dans leurs relations et permettent ainsi de faire sens.

facteur important dans ces travaux : celui du temps. Une grande partie des travaux dont il est fait référence sont issues d’expériences laissant le temps aux interrogés de répondre et de se concentrer sur la perception de leur visualisation mentale. D’autres travaux sont également issus de moments propices à la visualisation entre assoupissement et relaxation. Nous sommes donc encore une fois loin de la situation de l’interprète de simultanée, et notamment de la pression cognitive qu’il subit.

Fortis (1994 ; 2004) retrace de façon très didactique l’ensemble des principales théories concernant les représentations mentales, et nous permet de mieux comprendre la complexité théorique et épistémologique de chacune des postures scientifiques.

« D'autre part, de ce que certaines figures imaginées ne sont pas réinterprétables80 comme leurs contreparties perceptives, certains psychologues ont conclu que les images ne sont pas observées et ensuite interprétées mais sont en quelque sorte intrinsèquement signifiantes (Chambers & Reisberg, 1985). Cependant, d'autres auteurs ont trouvé que des formes émergentes pouvaient bien être détectées sur des images que les sujets créaient par superposition, déplacement, addition ou délétion de parties (Finke, Pinker & Farah, 1989). Savoir jusqu'à quel point l'image est une structure observable et réinterprétable semble donc être une question qu'on ne peut trancher a priori.» (Fortis, 2004)

Plusieurs écoles de pensées s’affrontent non pas sur l’existence de l’image mentale, qui est un fait qui a été traité en philosophie depuis l’antiquité et en psychologie aujourd’hui, mais bien sur l’isomorphisme entre l’image mentale et la réalité et la manière dont les informations véhiculées par l’image (et dont on suppose qu’elles sont extraites) découlent des propriétés perceptives de l’image (Fortis, 1994). Kosslyn, un des auteurs majeurs en la matière, parle effectivement de tampon visuel (visual buffer) qui serait un système qui stimulerait fonctionnellement un espace visuel dédié. Pour autant, il précise qu’il est impossible de déduire, de par la nature spatiale des informations, qu’il y a un écran dans le cerveau. C’est pourtant en référence à Kosslyn que les interprètes en LS en général font souvent le lien entre écran et espace de signation81. Or, Kosslyn sous-entend que la façon dont l’image représente l’espace peut être très abstraite et n’a probablement pas de caractère analogique (Fortis 2004).

80Nous précisons qu’il ne faut pas comprendre ici « interprétable » au sens traductologique.

81Lien que nous avons remarqué dans la littérature en ASL ou en LSF

«De plus, une multitude d'images peuvent être informationnellement équivalentes ou exploitées de la même manière par l'appareil cognitif. L'information commune doit être

« extraite » de l'image et non lue simplement sur chaque image puisque la multiplicité indéfinie des images correspondant à une signification particulière et le caractère non systématique ou productif de cette multiplicité interdisent que chacune soit liée à une signification particulière. Il s'ensuit, selon Pylyshyn, que l'image est composée de parties et d'attributs déjà interprétés et que l'image ne peut être le support de la signification. En effet, le fait que l'image est engendrée ou rappelée par parties signifiantes ou attributs univoques prouve qu'elle n'est pas un tableau perceptif, dont la dégradation aurait par exemple pour effet de conserver tous les détails de la scène originale mais avec une précision moindre. Et la synonymie d'images distinctes montre que l'information exploitée ne correspond pas forcément à celle qui est présente dans l'image.» (Fortis, 2004 :12) La pensée visuelle et l’image mentale sont des concepts complexes, et notre étude n’a pas la prétention d’affirmer ou de revendiquer une appartenance cognitiviste particulière. Nous attirons seulement l’attention sur l’utilisation de ces concepts dans la littérature en LS, impliquant de fait un processus pédagogique : visualiser en simultanée des images mentales véhiculées par le discours n’est pas une entreprise aisée et n’a pas de caractère automatique.

De plus, les images que nous parvenons à visualiser telles que les recherches cognitivistes les présentent sont-elles réellement une ébauche d’un espace de signation ? Leur nature n’est-elle pas simplement liée à l’étape du processus de compréhension, qui est lui-même relatif à chacun d’entre nous ? Rien ne nous permet à l’heure actuelle de pouvoir répondre à l’ensemble de ces questions. C’est pourtant une notion largement véhiculée lorsqu’il est fait mention de « schémas de déverbalisation », de « visualisation d’une image mentale du discours » ou de « représentation mentale » en interprétation en LS.

Nous pondèrerons cependant notre raisonnement en référence à une citation qui a retenu toute notre attention :

«Il n’est plus possible de conclure à l’inexistence d’un fait mental du simple fait qu’on l’on n’en trouve pas trace dans la conscience. Indépendamment des mécanismes assez particuliers de refoulement décrits en psychanalyse, de nombreux processus – la plupart d’entre eux sans doute – interviennent, on le sait maintenant, en dessous du niveau conscient.» (Arnheim, 1976 : 109).

Dans l’attente de travaux plus poussés sur le lien entre pensée visuelle, représentation mentale et interprétation simultanée en LS, nous ne saurons que préconiser une certaine prudence quant à l’emploi de ces concepts.

3.5. Les conséquences de l’absence de recherche empirique sur la