• Aucun résultat trouvé

La littérature : les ouvrages sur l’interprétation en LSF

3.1. La situation de la recherche en interprétation en LS en France

3.1.3. La littérature : les ouvrages sur l’interprétation en LSF

Nous avons recensé quatre ouvrages français mentionnant l’interprétation en LSF:

Seleskovitch et Lederer (2002) ; Bernard et.al (2007), Séro-Guillaume (2008) et Guitteny (2009).

Le premier, de D. Seleskovitch et M. Lederer (dans la deuxième édition revue et augmentée de «Pédagogie raisonnée de l’interprétation », 2002), inclut comme nous l’avons mentionné plus haut un chapitre entier sur la particularité de l’enseignement de l’interprétation en langue des signes (chapitre 4, p. 266-296) tout en renvoyant les exercices de simultanée et de consécutive aux chapitres généraux des langues vocales. À ce jour, même si la situation décrite a évolué depuis la date de publication, ce livre reste l’un des plus complets quant à la définition de l’interprétation en LS et le seul sur la pédagogie de l’interprétation. Cet ouvrage retrace un bref aperçu historique de la situation de la LS, de la situation du bilinguisme des sourds et de la place de la LSF dans la société française. Il s’intéresse aux particularités de l’interprétation en LSF, puis présente les notions clé de la TIT transposées à la LSF : la déverbalisation et la synecdoque apparaissent tout à fait adaptées à cette forme d’interprétation :

«En langue des signes comme dans d’autres langues, le discours forme un ensemble composé d’explicites et d’implicites que les étudiants apprennent à associer pour trouver le sens et qu’ils réexpriment par d’autres synecdoques. Ils apprennent à comprendre les implicites que recouvrent les synecdoques des discours. Dans leur

langue, ils n’exprimeront plus la totalité d’une pensée mais emploieront les explicites qui la désignent.» (Seleskovitch et Lederer, 2002 : 275)

Les difficultés pouvant être éventuellement liées à l’expression des « explicites » ne sont pas identifiées et l’ensemble du chapitre renvoie systématiquement aux problématiques générales de l’interprétation entre les langues vocales.

En 2007, l’ouvrage de Bernard et al. «L’interprétation en langue des signes » paraît aux PUF. Cet ouvrage est une introduction à l’interprétation en LS et a le projet de situer la profession dans un contexte général, historique et théorique. En 2008 paraît l’ouvrage de Philippe Séro-Guillaume, qui concentre l’ensemble de ses articles et recherches antérieures.

Séro-Guillaume défend la théorie linguistique Guillaumienne pour la LSF, ce qui est inédit en France. Son ouvrage, «Langue des signes, surdité et accès au langage » est une réflexion générale sur la place de la LSF dans l’enseignement spécialisé qui questionne les méthodes d’enseignement des jeunes sourds. Un chapitre (p.165-192) est consacré à l’interprétation d’un discours pédagogique en LS où sont abordées les notions développées par l’auteur, la scénarisation et l’amplification scénique, que nous aborderons dans les parties dédiées au recensement des tactiques en interprétation en LS. Si l’auteur mentionne l’interprétation de conférence, son exposé s’en tient à la seule situation pédagogique. Enfin, l’ouvrage de Pierre Guitteny (2009) présente un ensemble de témoignages d’ILS suivi d’une rapide présentation de la profession et de son histoire.

3.1.4. Commentaires

Le traitement des sujets posés par les articles français publiés dans les revues linguistiques est anecdotique (au sens de Daniel Gile, voir plus loin) et ne relève pas de la recherche en traductologie à proprement parler. Il est intéressant de remarquer que l’ensemble de ces articles gardent une tonalité militante et témoignent en double lecture de la notion persistante d’interdépendance des deux communautés que la littérature anglo-saxonne a su dissocier, en analysant d’un côté le point de vue de l’interprète et de l’autre la problématique de la réparation symbolique des entendants envers les sourds signants. La réparation symbolique peut se décrire comme la tendance inconsciente de l’interprète à privilégier en situation d’interprétation les intérêts et les normes socio-communicationnelles de la communauté

minoritaire (les sourds) au détriment de celles de la communauté majoritaire (les entendants)50. L’analyse proposée par les auteurs français tend à laisser régulièrement dans l’ombre les besoins traductionnels des interprètes pour maintenir une forme de soutien envers la communauté sourde ; ce faisant ils ne s’autorisent toujours pas à objectiver l’interprétation en LSF, c'est-à-dire à considérer la LSF en dehors de la communauté sourde comme objet d’étude indépendant dans différents contextes.

L’interprétation en LS telle qu’elle est décrite par Seleskovitch et Lederer semble également privilégier la reconnaissance de l’interprétation en LS en ce sens que son approche est totalement intégrée à l’approche générale de la théorie du sens et qu’aucune particularité ne permet de la dissocier de l’interprétation entre langues vocales. La LS fait ainsi un saut qualitatif extrême vers une soudaine et totale normalisation qui passe sous silence les difficultés techniques engendrées par son histoire et qui sont inhérentes à son caractère visuel.

Les éventuels obstacles techniques sont moins imputés à une particularité structurelle de la LS qu’à la maladresse supposée de l’étudiant interprète. Dans ce contexte où la LSF a peine à exister comme une véritable langue, nous pouvons qualifier l’intention des auteures de ne pas dissocier l’enseignement de l’interprétation en LS des LV de démarche symbolique qui a largement contribué à la promotion de la reconnaissance de la LSF. Il nous semble important de reconnaitre ici l’apport unique de Seleskovitch et Lederer dans notre littérature qui, en offrant un premier cadre pédagogique solide à la formation des ILS, ont contribué à la promotion et à l’évolution de cette profession.

Les auteurs du second ouvrage mentionné sur l’interprétation (Bernard et al,2007) proposent une approche théorique de l’interprétation basée sur certains éléments empruntés à la TIT et au modèle d’Efforts de Gile qui apparait subdivisé en six étapes. Un chapitre consacré aux

« interprétations spécifiques » témoigne de la tradition de la prescription dans la littérature française (il faut, l’interprète doit, il conviendra de, etc.). Cet ouvrage, par ailleurs très documenté sur le contexte historique de la profession d’ILS, fait peu de références aux publications existantes sur les sujets traductologiques abordés et a par conséquent avancé certains éléments que l’on savait déjà caducs à la date de sa parution (comme nous le verrons dans la partie sur la littérature internationale). Pour autant, cet ouvrage a le mérite d’être le seul exclusivement consacré à l’interprétation en LS dans sa globalité et marque ainsi une

50Voir entre autres les travaux de Harvey et Turner à ce sujet.

volonté de faire avancer la profession vers une réflexion théorique et une recherche plus poussées sur l’interprétation.

Les interprètes, conscients d’un manque de littérature ont entrepris une mise en commun de leurs travaux académiques de fin d’études pour en faciliter leur consultation. Certains mémoires51 sont donc disponibles sur internet et comblent ainsi le vide observé. Cette littérature semble également très utile aux étudiants qui auront plus de facilités à retrouver des références ou des pistes de réflexion. Cependant, ces mémoires qui répondent à des questionnements justifiés dans le cadre de masters professionnels ne peuvent prétendre constituer une base scientifique valide et validée par la communauté traductologique. Nous observons, faute d’ouverture sur l’ensemble de la littérature traductologique existante, une tendance actuelle qui consiste à construire une réflexion générale professionnelle autoalimentée par ces mémoires universitaires, qui sont comme nous l’avons dit élaborés en dehors des normes de la littérature scientifique traductologique existante.

Paradoxalement et de façon générale, alors que l’ensemble de la communauté des ILS se revendique de la TIT, aucune référence aux travaux de Séro-Guillaume n’a été faite dans la littérature française existante sur l’interprétation en LS52.

Peut-être à cause de la barrière de la langue, les travaux de C. Wadensjö (1998)53, M. Metzger (1999), C. Roy (1989, 2000-a-b), et J. Napier (2002-a-b) sont passés inaperçus en France. Ces travaux ont pourtant marqué une avancée très nette sur la perception et la compréhension du rôle de l’interprète en situation de liaison et de conférence. Or ni au sein de l’ESIT, ni dans les autres universités françaises, la recherche en traductologie en LS n’a réussi à mobiliser la curiosité universitaire. Nous comprendrons que les centres de formation à l’interprétation en LS qui dépendent des départements de linguistique (Paris 8, Lille 3 par exemple) privilégient naturellement les recherches axées sur les problématiques strictement linguistiques de la langue des signes des locuteurs sourds. Pour autant, beaucoup de conseils et de bonnes pratiques à suivre ont émergé de ces réseaux linguistiques en ne prenant quasiment jamais en

51 www.annuaire-interprète-lsf.com. Également sur le site de l’AFILS (réservé aux membres), ou sur certains sites d’universités proposant un cursus de formation à l’interprétation.

52Hormis Seleskovitch et Lederer. Séro-Guillaume est également cité par Pöchhacker (2004, 2009)

53Wadensjö n’est pas un auteur issu de la recherche en LS, mais ses travaux ont eu un impact sur l’ensemble de la littérature en interprétation communautaire, et par voie de conséquence sur la littérature en LS.

compte les contraintes techniques des interprètesin vivo. L’essentiel de la littérature existante sur l’interprétation en LS peut s’apparenter à une démarche à visée normative d’une profession jeune qui a vite cherché à s’établir. Nous nous référons à l’analyse de Gile (1995 : 27) concernant les types de textes et de démarches de recherche en interprétation de conférence dans les années 1980 et au début des années 1990, dont les principaux sont des textesréflexifsetnormatifs. Il note (à propos des textes réflexifs) :

«Nous classons dans cette catégorie, quantitativement très importante parmi les publications sur l’interprétation, les textes dans lesquels les auteurs développent des réflexions et des opinions de principe sur l’interprétation, fondées sur leur expérience personnelle et leurs intuitions plutôt que sur la base de l’étude systématique d’un corpus ou d’un ensemble de travaux scientifiques, observationnels ou expérimentaux. ». (Gile, 1995 : 27)

Puis il ajoute au sujet des textes normatifs :

«La démarche normative sous-tend également de nombreux autres textes réflexifs et théoriques, surtout ceux traitant de la formation, qui ont par essence un important côté normatif, la démarche scientifique n’étant pas encore établie au sein de la communauté des interprètes-chercheurs(…). » (1995 : 28)

Si depuis 1995 la situation a pu évoluer pour la recherche en interprétation de conférence en langues vocales, il semblerait que les publications concernant l’interprétation en LSF soient encore quasi-exclusivement au stade de la démarche normative sans aucune prise en compte de la littérature étrangère existante.

Nous verrons dans la partie suivante que depuis les années 90, la recherche internationale a su engager une réelle dynamique dans la littérature en LS en mettant en avant la part active de l’interprète dans l’interaction conversationnelle. Nous savons depuis que l’interprète prend part au déroulement de la conversation en gérant (malgré lui) les prises de parole, en mettant en mots des non-dits tout en respectant les normes sociales attendues de lui par les différents intervenants dans le but de maintenir un niveau de communication permettant

l’accomplissement de l’objectif de l’entretien (voir entre autres Wadensjo, 1998 et Metzger, 1999).

En France, nous sommes encore loin de cette approche de l’interprétation en langue des signes. Les ILS français sont toujours qualifiés de « pont » ou « d’élément »54 reliant deux communautés, même si les aspects communicationnels et humains de l’interprétation commencent à être pris en compte. La communauté reste très influencée par de nombreux principes prescriptifs sans que la recherche ait pu valider l’applicabilité de certaines de ces normes (neutralité, transparence de l’interprète, non-reconnaissance de l’effet de l’interprétation dans l’interaction, « contamination » de la LS par l’interprète, etc.). Seul B.

Moody (2008) y fait référence au détour de son article. D’une façon générale, les recherches françaises tendent toujours à exploiter un certain idéal, quitte à ne pas vouloir observer et prendre en compte ce qui pourrait ouvrir le débat. Cela pourrait expliquer l’obédience linguistique et militante de l’approche de l’interprétation en France, où la reconnaissance de la LSF et des problématiques politiques et identitaires de la communauté sourde relèguent à un plan largement secondaire le débat traductologique. Cette attitude aboutit à un non-investissement des ILS dans l’élaboration de la définition de leur propre profession au profit d’autres communautés scientifiques qui, de pair avec la communauté sourde, en viennent à en tracer les contours de façon unilatérale sans concertation systématique préalable auprès des interprètes. Les ILS quant à eux, lorsqu’ils ont la possibilité de s’exprimer lors de publications, ont tendance à minimiser l’effort que représente leur travail et nient l’importance de leur présence dans la situation de communication, se conformant ainsi au rôle d’« outil de communication »55 qu’ils continuent de revendiquer (un outil a-t-il la capacité de prendre la parole ?). Ce positionnement idéologique a longtemps rendu impossible toute forme d’analyse de l’interprétation en tant qu’acte de communication et a ainsi contribué à rendre secondaire la prise en compte de la langue des signes de l’interprète comme objet d’étude dans sa capacité à prendre en charge un discours. Ce qui parait très paradoxal d’un point de vue traductologique.

54Page 68,L’interprétation en Langue des Signes, Bernard, Encrevé, Jeggli, PUF, Paris, 2007, 178 p.

55Page 49, ibidem.