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Chapitre 5 - Présentation du corpus et des données recueillies

5.2. Analyse des Résultats du corpus principal (corpus 1 à 6)

5.2.1. Les données recueillies sur l’espace

5.2.1.1. L’espace de signation

5.2.1.1.3. Quel espace pour l’interprète ?

Il apparaît logique de partir du principe qu’en tant que signeur, l’interprète utilise un espace équivalent à celui d’un signeur sourd lambda. Plus précisément, son utilisation de l’espace de signation et de ses espaces pré-sémantisés, des pointages, du corps, de la ligne du temps devraient être quasi-identiques à ce qui a pu être observé dans les études précédentes.

Nous avons particulièrement attaché de l’importance à ce que Bras, Millet et Risler (2004 : 62) appellent «espace dialogique, ou espace d’énonciation» qui se définit comme «espace du réel où se passe l’interlocution ; ici les pointages et l’orientation des verbes pourront prendre des valeurs exophoriques», c'est-à-dire que tout ce qui sera pointé pourra l’être en fonction du lieu et des personnes en présence. Si, en tant que locuteur, je parle d’une personne qui est à ma droite et que cette personne doit rendre un livre par exemple à quelqu’un d’autre sur ma gauche, l’action de « rendre le livre » se fera de la droite (là où est l’emprunteur) vers la gauche (là ou est le prêteur). En 2006, dans une probable requalification des espaces, Millet donne une définition de l’«espace réel, espace de signation» et poursuit :

120 Analyse sémantico-cognitive d’énoncés en LSF pour une génération automatique de séquences gestuelles.

Thèse de Doctorat, 2004.

121De l’Espace métrique à l’espace de signation, à vos GP(e)S, TALN, 2011, Montpellier, pp 59-72.

«Concernant l’espace dans lequel s’exécute une langue gestuelle on distinguera l’espace réel de l’espace de signation, qui s’ils sont, au plan physique, identiques, sont fonctionnellement différents puisque le premier est l’espace dans lequel nous sommes et nous mouvons, tandis que le second est un espace linguistique, c'est-à-dire dont certaines portions vont être pertinentes dans le cadre de l’élaboration syntaxique et discursive. Au sein de cet espace linguistique on distinguera les espaces pré-sémantisés disponibles en instance de dialogue et les espaces construits (ou locus) qui résultent d’une activité de construction discursive et/ou narrative. » (Millet, 2006 : 98).

Ce qui nous intéresse ici est une prise en compte de la globalité possible de l’espace linguistique dans un espace réel, où parce que la langue est visuelle, l’espace réel s’intègre mais s’immisce aussi parfois dans la langue même. Les signants ont pour habitude d’utiliser le déictique, c'est-à-dire les pointages, soit pour pointer un élément situé dans leur espace de signation (pour préciser le sujet ou réactiver un élément du discours), soit pour pointer un élément présent dans la pièce, dans l’espace, pour intégrer l’information désignée dans le flux du discours. Cette notion nous parait très intéressante à explorer car si elle peut être qualifiée d’occasionnelle dans un échange ordinaire entre signants, l’espace en tant qu’élément contextuel d’énonciation devient une partie importante de l’interprétation à gérer par l’interprète. D’un point de vue traductologique, la situation d’énonciation est une situation qui s’intègre dans un contexte global où, comme D. Seleskovitch l’a souvent souligné, la situation de communication est déterminante dans la façon dont l’interprète négocie122 son interprétation. À la différence d’une situation dialogique entre signants, l’interprète s’inscrit dans une action de communication également déterminée par le lieu où se passe l’interprétation : une salle de conférence, une salle de classe, un tribunal, un bureau, etc. En général, le lieu est lui-même porteur d’informations qui sont souvent utilisées par l’orateur : un tableau, une projection PowerPoint, des papiers sur un bureau, une affiche. Le lieu où se trouve l’interprète offre une quantité non négligeable d’informations supplémentaires également si plusieurs personnes assistent à l’évènement : table ronde où Madame X est à la droite de M. Y, si des syndicalistes sont au fond de la salle, des cuisiniers en blanc, si Madame Z porte des lunettes rouges, etc.

122Lanégociationau sens de U. Eco place sous la même enseigne l’équivalence, l’adhésion au but, la fidélité et l’initiative du traducteur.

D’après notre observation du terrain et nos échanges avec nos collègues interprètes, nous n’inventons rien en avançant que l’espace utile à l’interprète ne s’arrête pas au seul espace de signation. Chaque interprète a déjà utilisé un élément contextuel présent dans son espace réel pour l’intégrer dans le flux de son interprétation. Bélanger avait également mentionné cette possibilité en parlant d’utilisation des ressources communicationnelles. Pour autant, l’exploration et l’analyse de l’espace sont à notre connaissance quasi inexistantes en traductologie pour ce qui concerne les interprètes en LS.

En analysant les corpus et les interviews, il nous apparaît que l’espace en tant qu’élément global à gérer par l’ILS serait beaucoup moins restreint que le seul espace de signation et peut d’ailleurs être un élément supplémentaire à intégrer dans la charge attentionnelle liée à l’interprétation, comme nous le verrons plus bas avec l’analyse du corpus. Nous prenons la précaution de souligner que nous ne disons pas ici que les signants, lors de conversations ou d’exposés, n’utilisent pas l’espace de la même façon ; ils peuvent le faire via le déictique par exemple, mais leur utilisation de la langue à cet instant exclut les contraintes alors déterminantes dans les choix linguistiques de l’interprète et qui sont pour les principales celles de temps, d’intégration de raisonnements logiques et d’indications contextuelles des participants dans leur interprétation.

En nous basant sur les propositions de définition d’espaces listées plus haut, nous proposons de partir du concept « d’espace d’énonciation » et de l’adapter à la situation d’interprétation.

Il pourrait se définir comme la totalité de l’espace utilisé par l’interprète, dans lequel évolue l’interprète, et dont chaque élément offre la possibilité de créer du sens lors de l’interprétation.

Figure n°6 : proposition de représentation de l’espace d’énonciation de l’interprète

*Nous qualifions de pointageintramurosouextramurosles pointages internes ou externes à l’espace de signation respectivement.

En poursuivant la description que fait Millet de l’espace de signation et en la transposant à la situation d’interprétation, nous nous retrouvons dans un schéma proche, où les espaces peuvent se superposer et où ils sont physiquement les mêmes, tout en ayant des valeurs distinctes. En revanche, d’après une première observation, il semblerait que les éléments linguistiques et sémantiques ne se limitent pas au seul espace linguistique de l’espace de signation. Nous analyserons plus en détail dans ce chapitre ce constat. Dans une situation d’interprétation, les ressources sémantiques s’étendraient à l’espace contextuel de l’interprète, comme nous avons tenté de le modéliser dans la figure suivante :

Figure n°7 : représentation des espaces de l’interprète

Nous aborderons dans ce chapitre toutes les formes de contraintes qui peuvent être en lien avec l’espace en suivant les items de notre proposition de modélisation. Sur les contraintes liées à l’espace de travail en premier lieu, l’analyse du corpus nous permettra d’identifier les éléments pouvant présenter des particularités caractéristiques de l’interprétation vers la langue des signes qui se différencieraient de l’interprétation entre langues vocales. Ensuite nous aborderons les contraintes liées à l’espace contextuel, c’est-à-dire l’espace dans lequel se trouve l’interprète en langue des signes pour que sa prestation soit compréhensible et cohérente avec l’ensemble des évènements présents dans l’évènement qu’il est en train d’interpréter. Nous tenterons de proposer une définition de l’espace d’énonciation en interprétation vers la LS et de comprendre ses contraintes et ses atouts.

5.2.1.1.4. Commentaires

Nous voulons préciser ici que les travaux de linguistique définissant l’espace (nous n’incluons pas les travaux en TAL) utilisent pour la plupart des corpus de locuteurs sourds en situation de narration dont le niveau de difficulté est relativement faible et dont le sujet porte généralement sur des histoires d’animaux ou autres anecdotes dont la portée illustrative parait

évidente (le cheval galope, il saute par-dessus la barrière, etc.). Il serait intéressant de poursuivre ces analyses avec des corpus de registres plus élevés qui pourraient se rapprocher du niveau d’abstraction auquel les interprètes en LS sont quotidiennement confrontés.

Nous trouvons dans l’approche anglo-saxonne, notamment dans les travaux de Winston (1996) une première tentative de rapprochement entre l’analyse de l’espace en ASL avec une transposition possible aux contraintes générales des interprètes en ASL. Paradoxalement, le corpus analysé reste celui d’un locuteur sourd, mais une partie de son article et de ses conclusions s’adressent aux enseignants en interprétation en ASL sous forme de remarques (Consequences for teaching interpreting) que nous avons vues dans la partie présentant les tactiques habituellement enseignées en LS..