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Le modèle d’Efforts dans la littérature en langue des signes

Le modèle d’Efforts (ME) de la simultanée de Gile est un des modèles de référence en traductologie. Son intérêt pédagogique réside dans le fait qu’il permet aux étudiants de comprendre les mécanismes inhérents au processus de l’interprétation tout en ayant la possibilité de mieux analyser l’origine de leurs erreurs. L’interprétation en langue des signes s’est elle aussi appuyée sur le ME de la simultanée pour sensibiliser les étudiants au processus de l’interprétation. Ce modèle est essentiellement présenté de façon didactique (entre autres : Bélanger 1995, Janzen 2005, Patrie 2005, Leeson 2005-a, Bernard et coll. 2007). À la lecture de cette littérature ayant pour objectif l’adaptation du ME aux langues signées nous avons pu observer une tendance générale qui consisterait à ajouter un ou plusieurs efforts dont les plus récurrents sont les suivants :

Bélanger (1995) postule que la distribution linéaire de l’information imposerait à l’Effort de Mémoire une charge plus soutenue de l’interprétation de la langue vocale vers la langue des signes que lors de l’interprétation entre langues vocales. Pour elle, le vide lexical faisant référence au vocabulaire technique en LS imposerait à l’ILS un effort de production plus soutenu. Bélanger ajoute un cinquième Effort qu’elle nommera « l’Effort de Perception Visuelle » : qui est défini comme

«Interférences visuelles, rétroaction en provenance des consommateurs sourds, conventions de signes, interventions impromptues des consommateurs sourds».

(1995 :6)

Bélanger avance que, contrairement à l’interprétation entre langues vocales, la nature silencieuse de la langue des signes ne perturbe pas l’écoute du discours oral en parallèle. En revanche, la proximité physique de l’ILS des orateurs et du public sourd fait qu’il devient un interlocuteur privilégié malgré lui : selon elle, ces moments d’interaction sont propices aux conventions de signes et autres expressions et réactions en LS que l’interprète peut suivre et qui ne sont pas toujours destinées à être traduites. Bélanger répond aux problématiques

relevées en termes de stratégies de préservation, où la préparation est une des clés de l’ensemble de ses conclusions.

Leeson (2005-a), en reprenant le modèle d’Efforts de Gile pour l’adapter à la langue des signes, a procédé à l’introduction de particularités de l’interprétation en LS à chacun des Efforts. En ce qui concerne l’Effort d’Écoute, elle ajoute la particularité liée à la compréhension d’un message visuel et l’identification du sens des éléments lexicaux et non lexicaux dans leur contexte :

« (…) we can add to this definition the task of comprehending a visual-spatial language based on the identification of the visually received linguistic messages, followed by the identification of signed lexical items and phrases co-occurring with non-manual cues, through to decisions regarding the meaning of these items in context. »64(2005-a: 54)

Au sujet de l’Effort de Mémoire, Leeson met en avant la singularité de la syntaxe de la LS en parallèle à la différence de la logique du discours qui demandent à l’ILS une prise de distance plus grande que celles généralement observées entre langues de grande diffusion sur le discours de départ. Tout comme Bélanger, elle souligne que l’Effort de Mémoire se trouverait ainsi plus sollicité.

En ce qui concerne l’Effort de Production, Leeson met également en avant ce qui semble relever de la particularité de l’interprétation de/vers la LS :

« as interpreters working into a signed language, we can also take the production effort to include the planning and performance of an output in the medium of signed language (…) We might suggest that the fact that signed language interpreters must additionally deal with a shift in modality (i.e. from spoken discourse to signed discourse or vice versa) brings with it a special range of production issues relative to

64 Traduction : Nous ajouterons à cette définition l’attention portée à la compréhension d’une langue visuo-spatiale basée sur l’identification des messages linguistiques reçus par voie visuelle, puis, sur l’identification des éléments et des expressions lexicales signées co-occurrents aux autres sources d’informations non manuelles et jusqu’à la prise de décision concernant la signification de ces éléments en contexte.

the way in which discourse is structured and maintained in signed language vis a vis spoken languages.»65(Leeson, 2005-a: 56).

Leeson inclut dans chacun des Efforts de la simultanée une composante relevant du changement de modalité : d’une langue orale (linéaire et audio vocale) à une langue signée (pluridimensionnelle et visuo-gestuelle). Sans aller plus avant, nous avons chez Leeson l’idée que chacun des Efforts pourrait connaître une charge supplémentaire due au changement de modalité discursive (orale/signée). Elle se différencie sur ce point de Bélanger qui avance au contraire que le changement de mode ne gêne pas l’interprétation car le canal de l’interprétation en langue A n’interfère pas avec la production en langue B.

En résumé, nous avons plusieurs pistes théoriques qui nous paraissaient intéressantes à vérifier dans notre étude :

- Nous renommerons Effort de gestion des interactions et élargissons le concept de

« L’Effort de Perception visuelle » de Bélanger à toutes formes de perceptions et qui concerne les interactions entre les ILS et les usagers de leurs services. À ce stade de notre recherche et au vu de l’unanimité des interprètes sur le sujet, nous pouvons considérer que cet effort peut s’ajouter aux efforts du ME de Gile. Cette notion tendrait également à aller dans le sens des recherches en sociolinguistique précédemment citées.

- L’Effort d’Analyse de l’original serait plus soutenu de la LS vers l’oral pour les raisons que nous avons exposées dans les contraintes sociolinguistiques, telles que la variabilité dans les formes de la LS (littérale ou non, régionalismes, incursion d’éléments de logique linéaire dans une production signée, maîtrise de la langue des signes, etc.), ou dans la maîtrise de la langue B par l’interprète ou de la langue des signes par le locuteur sourd. Dans cette situation, lorsque les conditions de réception sont difficiles, la charge cognitive de l’Effort de Réception augmente et les ressources attentionnelles disponibles pour l’Effort de Mémoire à court terme et pour l’Effort de Production sont réduites d’autant. Le risque de détérioration de l’interprétation est

65Traduction : en tant qu’interprète travaillant vers une langue signée, nous pouvons ajouter à l’Effort de Production le fait de planifier et de produire dans une autre modalité qui est celle de la langue signée. Nous suggérons que le fait que les interprètes doivent faire face aux changements de modalités (d’un discours oral vers un discours signé, et vice versa) implique un ensemble de questions liées à la manière dont on produit et structure un discours selon qu’il soit en langue des signes ou en langues vocales.

dans cette situation plus important que lors de l’écoute d’un discours en langue vocale standardisée.

- L’Effort de Production serait plus soutenu face au vide lexical en LS, mais aussi pour répondre aux besoins spécifiques de visualisation (mises en avant dans les contraintes linguistiques) lors de la transposition dans l’espace de signation. Nous analyserons en ce sens les tactiques principales des interprètes telles que la scénarisation, la paraphrase et la dactylologie (épellation par l’alphabet manuel du mot en langue vocale). Nous verrons que la scénarisation, par exemple, requiert parfois un certain effort cognitif pour son élaboration et que les autres tactiques mentionnées peuvent s’avérer tout aussi chronophages selon le discours. Nous analyserons les conséquences de ces tactiques sur les interprètes pour comprendre leurs implications sur le processus de l’interprétation en LS.

Il apparaît donc que la majorité des auteurs qui se sont intéressés au modèle d’Efforts de Gile appliqué à la langue des signes tendent à ajouter ou « décupler » un ou plusieurs efforts aux Efforts initiaux. Selon Belanger et Leeson notamment, l’Effort de Mémoire serait plus sollicité en interprétation en langue des signes. Selon ces deux auteures, la différence de syntaxe observée entre les langues vocales et signées et les particularités inhérentes aux logiques visuelle ou linéaire propres aux locuteurs sourds et entendants imposeraient à l’ILS une plus grande distance sur le discours original, ce qui accroîtrait ainsi la charge requise par l’Effort de Mémoire. Or, nous ne nous différencions pas sur ce point des problématiques de l’interprétation entre langues vocales éloignées l’une de l’autre. Cette problématique commune aux langues syntaxiquement très différentes les unes des autres n’est donc pas particulière à la seule interprétation en langue des signes. De ce fait, nous ne l’intégrerons pas dans notre analyse en tant qu’élément spécifique de l’interprétation en langue des signes.

Nous analyserons dans ce travail de recherche les effets cognitifs des tactiques des interprètes relevées dans notre corpus et nous tenterons d’apporter un nouvel éclairage sur la transposition de ce modèle à la LS.