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Chapitre 4 : Les Français sont-ils malheureux ? La part du jugement

2. Les spécificités françaises en matière de satisfaction reflètent un système

Certains observateurs soulignent le fait que les questions de satisfaction de vie posées dans les diverses enquêtes – du type « dans l’ensemble, êtes-vous satisfait de votre vie ? » - renvoient à un jugement global, moral et philosophique, qui fait intervenir des références aux valeurs, aux espoirs portés, aux compromis, aux regrets. Les résultats ne traduisent alors pas essentiellement l’expérience vécue (cf. les indicateurs de ressenti récent) mais une interprétation « élaborée » de cette dernière, voire un rapport aux valeurs ou un système d’attentes.

2.1. Un investissement de la valeur intrinsèque du travail

Selon l’European Social Survey, le monde du travail et la question des rémunérations semble être particulièrement déterminant dans l’insatisfaction des Français. Interprétées en ce sens, les données sur la satisfaction confortent les hypothèses d’un rapport singulier des Français au travail et d’une action correctrice de l’État en matière d’inégalité des revenus.

Si les facteurs déterminant le bien-être sont relativement universels, la manière de les investir est très culturelle et présente des aspects singuliers à chaque pays.

L’enquête Valeurs établit les Français parmi les Européens qui accordent le plus d’importance au travail (pour 68 %, le travail est « très important »). Dans « Place et sens du travail en Europe : une singularité française ? »123, Dominique Méda et Lucie Davoine se sont intéressées aux différents sens et fondements de l’importance accordée au travail. Elles soulignent que c’est précisément l’importance de ces attentes qui peut entraîner un sentiment de déception à l’égard de la réalité du travail.

Si nourrir de très forts espoirs en matière de réalisation dans le travail peut être un moteur pour s’investir dans la vie professionnelle, il peut également être source de désillusions face aux possibilités de réalisation offertes. Le travail démontre à quel point le mode d’investissement des facteurs déterminant la satisfaction peut revêtir des formes différentes selon les contextes socioculturels.

122 Ce manque de confiance peut avoir des effets contradictoires. On peut par exemple émettre l’hypothèse que ces résultats peuvent expliquer ou être corrélés avec le surinvestissement scolaire et universitaire des jeunes filles quand l’optimisme des jeunes hommes peut les conduire à sous-investir l’école. Reste que cette confiance en soi semble favorable à un succès professionnel masculin. Si les femmes « dominent » scolairement, elles restent dominées professionnellement.

123 Davoine Lucie et Méda Dominique, « Place et sens du travail en Europe : une singularité française ? », Document de travail du Centre d’études de l’emploi, n° 96-1, février 2008.

Méda et Davoine différencient les valeurs extrinsèques du travail de celles intrinsèques. Les valeurs extrinsèques conduisent à rechercher le travail pour la sécurité et le revenu qu’il peut apporter. Le rapport au travail est alors de type instrumental. La France est dans la moyenne en ce qui concerne le fait d’entretenir un rapport instrumental au travail, selon deux questions de l’International Social Survey Programme (ISSP). Ce n’est que pour moins de 30 % des Français que le travail est juste un moyen de gagner sa vie, ce qui les place au-dessus des Danois et des Suédois mais en dessous de tous les autres.

Les valeurs intrinsèques impliquent que le travail ne soit plus seulement un revenu, un moyen de s’insérer, mais un moyen de se réaliser, de développer ses capacités. Dans notre société, s’affirme plus que jamais la centralité du travail comme modalité d’intégration, de reconnaissance sociale, de définition des identités individuelles et collectives. D’après l’EVS, plus de la moitié des Français sont « tout à fait d’accord » avec l’idée que le travail est nécessaire pour développer pleinement ses capacités : c’est le score le plus élevé d’Europe. Ce résultat confirme l’idée que le travail a une place tout à fait singulière en France, pour se réaliser et s’épanouir, alors que les citoyens des pays anglo-saxons et scandinaves ne mettent pas de tels espoirs dans le travail124. Cependant, les Français seraient également ceux qui souhaitent le plus voir la place du travail dans leurs temps de vie se réduire. Alors que près de la moitié des Britanniques, des Belges et des Suédois souhaiteraient que le travail prenne moins de place dans leur vie, cette proportion atteint 65 % en France125. Ce résultat est la marque d’un empiétement du travail sur les autres sphères d’activité sociale.

2.2. Un enjeu de comparaison sociale

Par ailleurs, les Français sont très sensibles aux comparaisons de revenu. Cette sensibilité est corrélée avec un niveau significatif de demande d’une intervention de l’État destinée à réduire les inégalités de revenu (Graphique n° 20).Il est à remarquer que les Français déclarent un seuil subjectif de richesse relativement élevé par rapport aux revenus moyen et médian : les enquêtes par sondage font apparaître que les Français se représentent en moyenne le seuil de la richesse au-delà de 4 660 euros de revenus nets mensuels. Ce seuil n’est atteint que par 3 % de la population, ce qui revient à s’en exclure pour une immense majorité de Français126. La comparaison sociale (dont les inégalités), l’effet d’habitude, l’augmentation des

124 Selon les données de l’ISSP, les Français se distinguent précisément par l’importance qu’ils accordent à l’intérêt intrinsèque de l’emploi : près de 65 % de la population déclare cet aspect « très important » en 1997, et de nouveau en 2005. Cette proportion est moins élevée dans la plupart des autres pays européens. De plus, 60 % des Français continueraient à travailler même s’ils n’avaient pas besoin d’argent (pourcentage équivalent à la moyenne européenne). De même, près de 25 % de la population française est d’accord avec l’idée que « les gens qui ne travaillent pas deviennent paresseux ». Ils sont moins de 10 % en Grande-Bretagne et en Suède, et cet écart persiste en tenant compte de la proportion de personnes « d’accord ».

125 Ce rapport au travail des Français s’expliquerait à la fois par un ressenti de dégradation des conditions de travail, un sentiment d’insécurité de l’emploi et par un désir de mieux concilier vie professionnelle et vie familiale.

126 Soit, converti en unité de consommation, un seuil de la richesse de 8 610 euros par mois après imposition pour un couple et deux enfants de moins de 14 ans. Le libellé exact de la question est :

« Selon vous, à partir de quel revenu mensuel net peut-on considérer qu'une personne est riche ? » ; cf. « Être riche aux yeux des Français », CSA, juin 2006.

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aspirations, les anticipations ou l’insécurité sont déterminants. Le revenu est une source absolue et relative de satisfaction ou de frustration127.

Graphique n° 20 : Une demande d’intervention de l’État afin de réduire les inégalités de revenu

0 The government should reduce differences in income levels

Source : European Social Survey 2006, population âgée de 18 à 65 ans

Ces résultats sont à mettre en relation avec d’autres données comparatives qui indiquent que les Français jugent le lien entre les « efforts personnels » et leur

« récompense sociale » relativement distendu.

Graphique n° 21 : Sur le long terme, les personnes sont récompensées de leurs efforts

Source : International Social Survey Program, « Social Inequality III », 1999

127 Comme a pu le démontrer Andrew Clark en publiant en 1992 une corrélation inattendue entre bonheur et revenu, le sentiment de satisfaction des individus par rapport à leur salaire ne serait pas lié à la rémunération elle-même mais à son niveau comparé au salaire des autres. Le décalage plus général entrece que les données montrent comme écart de revenu et ce que les gens pensent reflète en partie ce que Michael Förster et Marco Mira d’Ercole de l’OCDE baptisent astucieusement l’effet « Gala » (le magazinequi montre « la vie des riches »). La visibilité grandissante de l’aisance focalise l’attention.

10,7 12,7

Tout à fait d'accord D'accord Pas d'accord Tout à fait en désaccord NSP

L’idée « que sur le long terme, les personnes sont récompensées de leurs efforts » rencontre une faible adhésion : si plus de 60 % des Américains adhèrent à une telle idée, dans une société caractérisée par un niveau élevé d’inégalités, seulement un quart des Français juge l’assertion crédible dans une société pourtant plus égalitaire.

Globalement, les Français ne croient pas que l’on soit récompensé à coup sûr de ses efforts, bien moins que les citoyens d’autres pays pourtant caractérisés par de plus fortes inégalités128.

L’enjeu de l’équité ressort de la plupart des enquêtes internationales. D’après Ruut Veenhoven, les données sur la satisfaction suggèrent l’importance d’une bonne gouvernance et de la perception d’un traitement équitable par les institutions (on remarque que les inégalités homme-femme et la corruption sont des facteurs très défavorables si l’on considère les scores moyens de satisfaction des différents pays), loin devant les efforts de redistribution de l’État providence, qui d’ailleurs peuvent avoir des incidences paradoxales sur la satisfaction déclarée129.

2.3. Un problème de confiance ?

Le « modèle français » atteint peut-être ici un point de contradiction (comme cela a été très largement souligné ces dernières années dans les travaux sur la confiance, le civisme ou la perception du respect du principe d’équité dans la société française).

L’hypothèse est désormais connue, Yann Algan et Pierre Cahuc ont interprété dans une perspective dynamique la position basse de la France en matière de confiance dans les enquêtes internationales130 : le déficit de confiance interpersonnelle susci-terait une demande de régulation étatique qui tendrait paradoxalement à conforter la suspicion et les comparaisons sociales131. Le déficit de confiance des Français serait intimement lié au fonctionnement de leur modèle social. Y concourraient un familialisme et un recours marqué aux réseaux de relations personnelles ; un dialogue social trop restreint et un déficit plus général des corps intermédiaires ; une intervention de l’État qui, en attachant des protections et des droits, favorise le

128 Pour certains analystes, les espoirs déçus des travailleurs français produiraient ponctuellement et paradoxalement des formes d’apathie, jusqu’à des stratégies de retrait et de désinvestissement dans le travail. François Dupuy, sociologue des organisations, évoque un phénomène de « sous-travail », qui serait caractérisé par le fait de travailler moins de la moitié du temps inscrit au contrat de travail du fait des nombreuses pauses, discussions ou des arrêts maladie à répétition. Ces stratégies aboutiraient notamment, en cas de concurrence accrue entre salariés (par le recours à une plus grande flexibilité et précarité des statuts d’emploi), à des situations de relégation voire de « placardisation » des salariés bénéficiant d’une protection dans l’emploi (fonctionnaires, CDI) qui renforcent le « sous-travail » des uns et le « sur-travail » des autres.

129 Ruut Veenhoven, « Progrès dans la compréhension du bonheur », Revue québécoise de psychologie, vol. 18, n° 2, 1997, pp. 29-73.

130 En 1999, selon la World Values Survey, à la question « En règle générale, pensez-vous qu’il est possible de faire confiance aux autres ou que l’on n’est jamais assez méfiant ? », seuls 21 % des Français déclaraient qu’il était possible de faire confiance aux autres. Dans les pays du nord de l’Europe (Suède, Danemark, Pays-Bas), cette proportion dépassait les 60 %. Sur les vingt-six pays de l’OCDE recensés, la France se classait au 24e rang devançant seulement le Portugal et la Turquie. Cette méfiance touche aussi la plupart des institutions, qu’il s’agisse des syndicats, du Parlement ou de la Justice. Les Français sont ainsi près de 25 % à n’accorder aucune confiance aux syndicats (contre moins de 10 % dans les pays nordiques ou en Allemagne). Ils sont de même 22 % à n’accorder aucune confiance au Parlement (contre moins de 10 % dans les pays nordiques, aux Pays-Bas ou en Autriche).

Concernant le système judiciaire, 20 % des Français déclarent n’avoir aucune confiance en lui (contre moins de 5 % dans les pays nordiques, et moins de 10 % en Allemagne, en Suisse ou aux Pays-Bas).

131 Yves Algan et Pierre Cahuc, La Société de défiance: comment le modèle social s’autodétruit, Éditions de la Rue d’Ulm, coll. CEPREMAP, 2007.

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sentiment que certains tirent davantage profit que d’autres des mécanismes de rétribution et de redistribution.

Selon Yves Algan, les enjeux de la confiance seraient très importants aussi bien en termes économiques (moindre prospérité du fait d’un déficit de coopération et d’ouverture sociale) qu’en termes de perte de « bien-être » (corrélation positive entre

« confiance » et « bonheur », et négative entre « confiance » et « anxiété » et confiance

Source : European Social Survey 2006. La déprime est évalué à partir du questionnement suivant :

« Vous êtes vous senti déprimé la semaine dernière (1) Jamais, (2) Quelquefois, (3) La plupart du temps, (4) Constamment »

Plusieurs perspectives sont ainsi associées à cette problématique de la confiance.

L’hypothèse souvent formulée est celle d’un déficit de « capital social » au sens où Putnam désigne par là « les caractéristiques de l’organisation sociale, comme les réseaux, les normes et la confiance sociale, qui facilitent la coordination et la coopération pour un bénéfice mutuel ». Une prédominance des valeurs

« familialistes » est parfois évoquée au sens où le principe de solidarité et de confiance tendrait à se limiter au cercle restreint de la famille ou de l’entourage proche. D’autres interprétations soulignent la part de la connivence et des réseaux sociaux (capital social au sens de Pierre Bourdieu) dans l’acquisition d’une position sociale et l’accès au bien (l’emploi, le logement, etc.). L’absence de confiance n’est pas forcément la défiance mais peut-être plutôt la faiblesse du lien social : Olivier Galland analyse les chiffres de la confiance envers les autres des Français en termes de manque de « care » ; les Français n’ont pas tant des craintes d’être maltraité ou

« abusé » par autrui qu’ils ne pensent que l’égoïsme est ce qui règle plutôt les relations entre les individus.

Sur l’ensemble de ces points, la discussion reste ouverte, la mise à disposition de données statistiques n’empêchant pas une variété d’interprétation de s’exercer.