• Aucun résultat trouvé

Chapitre 5 : La divergence des sentiers psychosociaux

1. Santé mentale et réinvention des rôles féminins et masculins

1.3. Vers une harmonisation des temps de vie et des investissements sociaux ?

des impacts sur la santé mentale. Une action préventive pourrait alors inclure une harmonisation des temps de vie masculins et féminins et des investissements sociaux, qui à la fois reflètent et également participent à la persistance des stéréotypes de genre.

Les investissements domestiques et familiaux

La maîtrise de « son temps » est un enjeu capital pour la santé mentale. En effet, concilier les différents temps de vie peut être vécu comme une contrainte et être source de tensions, de sentiments de perte de contrôle, d’échec... Au contraire, lorsque les engagements dans la sphère du travail et dans la sphère familiale sont maîtrisés, ces investissements sociaux peuvent apporter des gains majeurs en étant sources de réalisation et d’estime de soi, et ce aussi bien pour les femmes que pour les hommes.

Or les données sont claires : le temps n’est pas neutre en matière de genre. Si les temps couramment dénommés « physiologiques »159 sont à peu près équivalents chez les hommes et les femmes, on constate que la répartition entre le temps de travail et les temps sociaux est différenciée.

En effet, les femmes assurent 80 % du temps domestique total160.Alors que dans tous les pays, les hommes consacrent davantage de temps au travail rémunéré ou

157 Comme exposé plus haut, il existe un « effet pays » significatif sur les écarts hommes-femmes en matière de détresse psychologique : un clivage apparaît entre les pays d’Europe du Sud (France, Espagne et Italie) et ceux de l’Europe du Nord aux traditions culturelles très différentes.

158En effet, on observe une certaine convergence dans les consommations de substances psychoactives entre hommes et femmes, qui semble être liée à la dynamique d'uniformisation des rôles sociaux aujourd’hui à l’œuvre dans notre société. Ce rapprochement paraît plus important dans les classes favorisées que dans les classes populaires : plus leur milieu socioculturel est élevé, plus les femmes ont un rapport étroit aux produits, d’ailleurs peut-être considéré selon elles, comme une forme d’émancipation.

159 Occupations personnelles (englobant le sommeil, le temps passé à manger et boire et les autres services personnels, médicaux…)

160 Ariane Pailhé et AnneSolaz, « Vie professionnelle et naissance: la charge de la conciliation repose essentiellement sur les femmes », Populations & Sociétés, septembre 2006.

aux études qu'au travail domestique, la situation est inverse chez les femmes161. La nature des tâches domestiques est également différenciée selon le genre puisque les hommes privilégient les tâches les plus valorisées à leurs yeux comme le bricolage et le jardinage, laissant à la charge des femmes le repassage, la cuisine, les courses.

Ces différences sont encore plus marquées lorsque les ménages comprennent au moins un enfant, signe de l’inégalité de l’implication parentale. Cependant, la situation varie en fonction des tâches considérées puisque si l’habillage, l’accompagnement lors des trajets et les devoirs scolaires sont des activités principalement maternelles, le coucher et les loisirs sont pris en charge le plus souvent de façon égalitaire162. Ces résultats confirment la propension des hommes à davantage s’impliquer dans « les activités ludiques, affectives et de sociabilité ».

Cette inégale répartition du travail parental en termes de temps consacré et de nature des tâches effectuée prouve l’importance de l’identité sexuée et le poids des rapports sociaux de sexe qui traversent la société et accordent une place de second rang à la carrière professionnelle des femmes. De plus, en offrant aux enfants leur père et leur mère dans des rôles différents, les activités parentales quotidiennes participent à la production et reproduction d’une socialisation sexuée et d’identités sexuées porteuses d’inégalités.

Enfin, l’implication de la femme dans la vie familiale n’est pas réduite à la prise en charge des enfants mais comprend également celle des personnes âgées163, les deux étant parfois amenées à se cumuler, les femmes se retrouvant alors dans un système de doubles contraintes difficilement conciliable avec une vie professionnelle dense.

Les discriminations professionnelles

L’activité féminine a connu un fort développement dû à la fois à l’aspiration des femmes à une indépendance financière et à l’épanouissement qu’apporte le travail, et également aux transformations sociétales dans le domaine du couple et de la famille.

Cependant, l’égalité entre hommes et femmes dans le domaine professionnel est loin encore d’être achevée.

Très souvent mises en avant, les discriminations salariales demeurent toujours criantes. En 2006, on estimait que les salaires des femmes équivalaient en moyenne à 73 % de ceux des hommes. En enlevant les effets dus aux différences de temps de travail (les femmes sont cinq fois plus souvent en temps partiel que les hommes et les hommes effectuent plus d’heures supplémentaires) et aux différences

161 De plus, en additionnant le temps moyen journalier total utilisé pour le travail rémunéré et le travail domestique, il apparaît que le temps de travail des femmes est supérieur de 30 minutes environ à celui des hommes en France. L’inégalité touche des tâches de la vie quotidienne, mais bien au-delà, les domaines des loisirs ou de la vie associative. Le temps quotidien consacré aux activités de loisirs est systématiquement plus élevé chez les hommes que chez les femmes : un écart de 33 minutes en France qui s’élève à 80 minutes en Italie, où les femmes effectuent une grande quantité de travail domestique et où parallèlement la différence hommes-femmes en matière de détresse psychologiques est particulièrement importante.

162 Carole Brugeilles et Pascal Sebille, « La participation des pères aux soins et à l'éducation des enfants.

L'influence des rapports sociaux de sexe entre les parents et entre les générations », Politiques sociales et familiales, numéro 95, mars 2009.

163 En effet, les études démontrent que les deux tiers des personnes aidant régulièrement une personne âgée de leur entourage sont des femmes.

Centre d’analyse stratégique Novembre 2009

www.strategie.gouv.fr 126

de poste, d’expérience, de qualification et de secteur d’activité, on estime le résidu discriminatoire à 10 %.

De plus, à ces inégalités salariales viennent s’ajouter des discriminations professionnelles. L’inégale répartition hommes-femmes entre temps de travail passé à la maison et temps passé au travail, contribue en effet à créer et entretenir des inégalités professionnelles et des pratiques discriminatoires de la part des entreprises : précarisation de l’emploi féminin avec le temps partiel essentiellement réservé aux femmes, tolérance sociale plus grande vis-à-vis du chômage féminin, limitation dans l’accès aux promotions, aux formations, aux postes à responsabilité et dans certains secteurs...

Même si les femmes travaillent de plus en plus, les ajustements et la recherche d’une flexibilité professionnelle reposent encore en grande partie sur elles. Pour preuve, la maternité fait chuter le taux d’emploi des femmes d’environ 8 points et augmente la fréquence du travail à temps partiel de 11 points, des chiffres qui sont encore plus élevés lorsqu’il s’agit des mères les plus modestes164.

Les inégalités domestiques contribuent donc à créer et à entretenir des inégalités professionnelles, qui à leur tour favorisent le maintien et l’aggravation des inégalités domestiques. On peut donc dire que les inégalités dans les sphères privée et professionnelle font système et se bouclent avec les discriminations, qui trouvent un terrain favorable dans les inégalités et frappent, en général, les groupes à plus faibles ressources.

En finir avec un système « perdant-perdant » ?

La charge de la coordination des différents temps de vie repose donc en grande partie sur les femmes. Les difficultés qui en découlent sont source de tension pour la femme qui se retrouve dans un système de double-contrainte qui peut revêtir plusieurs formes : une double inscription familiale et professionnelle165, la nécessité parfois de prendre en charge les enfants et les personnes âgées, ou encore d’exercer à temps partiel tout en ayant une forte amplitude horaire. Ainsi, comme ont pu le démontrer les travaux d’Amartya Sen, la liberté réelle qu’ont les femmes de tirer profit des ressources dont elles disposent – c’est-à-dire leurs capabilités - est

164 L’importance du rôle des modes de garde dans l’accès des femmes au marché du travail a été démontrée. Lorsque la mère travaille à temps complet, le recours à une garde payante en semaine passe de 30 % pour les enfants non scolarisés de milieu modeste à plus de 70 % pour les plus aisés. Les modalités de conciliation sont donc fortement contrastées socialement. L’arbitrage financier entre le coût de la garde et les revenus issus de leur activité est un facteur décisif. De plus, viennent s’ajouter d’autres considérations notamment en termes de conditions d’emploi. Les femmes de milieu modeste étant plus concernées par le temps partiel subi et par les horaires atypiques, elles vont être plus enclines à renoncer à leur travail, encouragées par les politiques familiales comme le congé parental.

165 Marie-Anne Dujarier, dans son livre « Le travail invisible des consommateurs », évoque l’accroissement de charges domestiques d’un type nouveau, liées au déplacement d’une partie du travail des salariés (administration et entreprises) vers les consommateurs-usagers. Ces charges pèsent plus sur les femmes surtout lorsqu’elles sont mères de famille, d’une part, chefs de famille ou tenant le budget d’un ménage pauvre, d’autre part. En outre, des travaux récents démontrent le stress des femmes lié aux « crises de banque » (thèse récente de Jeanne Lazarus sous la direction de Luc Boltanski, numéro spécial de Sociétés contemporaines à paraître, thèse récente d’Hélène Ducourant sur les crédits à la consommation comme « soudure » pour les classes populaires, travaux de Laure Lacan et d’Ana Perrin-Heredia sur le stress budgétaire qui pèse principalement sur les femmes).

inférieure à celle des hommes, et ce, à cause des représentations traditionnelles, des rapports de force et du non partage des charges familiales.

Parallèlement, en étant moins impliqués dans la vie domestique, les hommes se privent d’une sphère positive de réalisation et d’expression de soi : la famille.

Ainsi, la moindre charge et la plus grande indépendance, notamment professionnelle, se feraient au prix d’un monde domestique qui leur échappe au moins en partie.

Il est important de souligner que cette « relative monoactivité » masculine n’est pas sans coût pour les premiers concernés.

Premièrement, en absence d’insertion éducative et professionnelle, des risques de déviance sous l’effet de « pairs négatifs » sont clairement identifiés. De plus, nombreuses sont les études qui démontrent que les hommes sont plus impactés mentalement par les situations de chômage du fait du rôle prépondérant accordé au travail. Troisièmement, en étant plus les agents que les acteurs de leur sphère privée, les hommes créent une dépendance spécifique aux liens familiaux, dépendance qui les laisse très dépourvus en cas de rupture conjugale qui se solde bien souvent par une perte des liens avec les enfants. Or une paternité paritaire serait un instrument de sécurisation des liens. Enfin, comme évoqué précédemment, les hommes se privent de facteurs de protection, constitués notamment par le soutien familial.

Le travail et la famille ne sont pas que deux domaines chronophages. Ce sont aussi et surtout deux sphères de réalisation primordiales et auxquelles les Français accordent énormément de valeur, ce qui est confirmé par le fait que les hommes comme les femmes sont demandeurs de plus de temps à consacrer à leur famille (cf. Chapitre 4)166. On peut alors émettre l’hypothèse selon laquelle les différences d’implication et de contraintes dans les sphères privées et professionnelles ne satisfont personne et sont la source de nombreux troubles de santé mentale.

Alors quelles possibilités s’offrent à nous en matière d’action publique ?

Des dispositifs publics et d’organisation du travail proposés par les entreprises peuvent faciliter la conciliation entre vie professionnelle et vie privée. Des pays, nordiques notamment, ont ainsi développé des systèmes innovants de congés parentaux et de modes de garde. Parallèlement, les entreprises y sont plus attentives aux difficultés pratiques que leurs salariés peuvent rencontrer dans leur quotidien en leur accordant une plus grande souplesse et autonomie en matière d’organisation du travail.

La finalité est d’obtenir une distanciation à la fois objective et subjective envers les domaines privés et professionnels. En effet, l’harmonisation des temps ne se réduit pas à une question quantitative, tant pour les femmes que pour les hommes : le ou la salarié(e) doit pouvoir se consacrer pleinement à son travail puis, une fois rentré(e) à son domicile, pouvoir dédier toute son attention à ceux qui partagent sa vie167. Un tel cloisonnement des activités est alors une « source d’équilibre »168.

166 Lucie Davoine et Dominique Méda, « Place et sens du travail en Europe : une singularité française ? », op. cit..

167 Ce nécessaire cloisonnement des temps est un des arguments avancés par ceux qui critiquent le développement du télétravail. Cependant, ce mode de travail peut présenter des avantages, lorsqu’il est

Centre d’analyse stratégique Novembre 2009

www.strategie.gouv.fr 128

Cependant, force est de constater que, bien souvent, les dispositifs législatifs reposent sur des hypothèses de genre en considérant principalement la charge de conciliation comme reposant sur les femmes et in fine ne contribuent pas à développer une égalité substantielle. Il s’agit alors de distinguer les objectifs de court terme, qui sont principalement de pallier les déficits, des objectifs de long terme qui s’inscrivent dans une visée réformatrice.

Ainsi, favoriser l’investissement des hommes dans la vie familiale et domestique est nécessaire afin d’augmenter les « capabilités » des femmes, mais également pour permettre aux hommes de s’épanouir pleinement dans leur foyer.

Or l’investissement familial des pères reste profondément déterminé par les stéréotypes de genre, d’autant plus dans certains secteurs d’activité où le fait de consacrer du temps à sa famille est encore mal perçu. Les pères ne représentent toujours que 2 % des bénéficiaires de l’Allocation parentale d’éducation. De la même manière, les temps partiels pour des raisons familiales ou les congés de paternité pris dans leur totalité, restent rares.

Il pourrait être alors utile de développer des campagnes favorisant le rôle et la valorisation de l’identité paternelle en soulignant les bienfaits d’une paternité plus impliquée pour les enfants, pour les pères, mais aussi pour les mères. L’émergence de revendications masculines est primordiale afin d’amorcer un changement pour tous.

* * *

La prévention en santé mentale passe par la reconnaissance des effets pernicieux de la socialisation genrée et de l'extrême rigidité des rôles féminins et masculins.

Ainsi peut-être, hommes comme femmes, pourront s’écarter de leurs sentiers psychosociaux divergents pour faire route « ensemble » vers une meilleure satisfaction partagée.

Recommandations

- Les études sur la santé mentale des hommes et des femmes demandent à être encouragées en visant des populations spécifiques. Cela doit se traduire par des aides à la recherche et la mise en place d’enquêtes longitudinales couplant les méthodes de recherche qualitative et quantitative.

- De ces études, pourraient ressortir le besoin et les moyens de développer des approches préventives différenciées en fonction des publics les plus concernés.

- À court terme, il convient de développer des politiques familiales (modes de garde innovants) et de l’emploi (horaires flexibles, télétravail souhaité…) adaptées à la

choisi et notamment du fait du temps passé sur les trajets domicile-travail et les conditions de stress qu’ils peuvent engendrer.

168 Antoine Solom, « Salariés et entreprises: vers une relation "transactionnelle"? », IPSOS Ideas, mars 2006.

conciliation vie familiale / vie professionnelle des femmes et des hommes. Ces dispositions se doivent d’adopter des leviers incitatifs pour être suivies d’effets (par exemple, des congés parentaux plus courts mais mieux rémunérés donc plus attractifs pour les pères).

- À plus long terme, les stéréotypes de genre, véhiculés et entretenus dans de nombreux domaines, aussi bien professionnel, politique que médiatique ou éducatif169, doivent être combattus. Dans cette perspective, ces mesures doivent à la fois s’installer dans la durée et dans tous les espaces concernés (notamment l’entreprise et l’école, dont l’orientation). Il faut renforcer les missions de l’Observatoire de la parité, avec le souci de rendre compte du différentiel de difficultés comme de progrès constatables pour chacun des sexes.