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Chapitre 7 : Entreprises et administrations : faire jouer la responsabilité de tous

1. Plus qu’un milieu de travail sans risque, réhabiliter la qualité de vie au travail

1.2. Prévenir la souffrance mais également l’« empêchement de faire »

Afin d’expliquer l’augmentation des troubles psychosociaux liés au travail, un grand nombre de facteurs est avancé, au premier rang desquels ceux en relation avec l’évolution des modes de production et de l’organisation du travail

En effet, les modèles productifs à l’œuvre en Europe ont connu de profonds changements : l’organisation fordienne cède la place à des configurations nouvelles, notamment le productivisme « réactif »215, associé aux organisations dites apprenan-tes ou encore à un système d’économie de projet (Encadré n° 41). Ces modes de production sont indissociables d’une économie de l’innovation fondée sur l’obsolescence rapide des produits et sur leur renouvellement/aménagement permanent, dont le corollaire est une organisation du travail tournée vers une optimisation de la flexibilité et de la réactivité. Depuis plus de vingt ans, des pratiques

« innovantes » se sont dessinées qui promeuvent la polycompétence, la polyvalence et le travail en équipes. Elles s’appuient sur une forte diffusion des TIC, des organisations d’entreprises en clusters et une flexibilité du travail. De plus, les objectifs clés combinent « juste à temps » et satisfaction totale du client.

214 Le récent rapport HIRES (Health in Restructuring) est le premier rapport européen à faire un point complet sur les études scientifiques et empiriques en matière de restructurations et d’impact sur la santé des personnes, alerte les parties prenantes sur l’impact durable des restructurations sur la santé mentale (cf. Partie 3 du présent chapitre).

215 P. Askenazy, Les Désordres du travail, La république des Idées, 2004

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Encadré n° 41 : Les transformations de l’organisation du travail dans les pays de l’UE Les modèles productifs à l’œuvre en Europe ont connu de profonds changements, l’organisation fordienne cédant la place à des configurations nouvelles, répondant mieux aux contraintes économiques actuelles et aux modes d’incertitudes qui pèsent sur les entreprises.

Une typologie en quatre classes des modes actuels d’organisation du travail est proposée216: - les organisations apprenantes, caractérisées par une forte autonomie dans toutes leurs composantes, la complexité des tâches, le travail en équipe et une proportion record de salariés déclarant « continuer à se former » dans le travail. En France, comme en moyenne européenne, ces organisations sont en tête, avec 39 % des salariés (Graphique n° 31) ; - les organisations en « lean production » ou « production au plus juste », regroupent 28 % des salariés, où les contraintes de travail sont lourdes malgré des pratiques de travail en équipe et un contenu du travail fortement cognitif mais avec une autonomie restreinte. C’est l’organisation dominante en Allemagne, en Autriche et dans les pays du Nord.

- les organisations tayloriennes regroupent 14 % des salariés dans des entreprises où les salariés font des taches répétitives avec peu de marge d’autonomie ;

- les organisations de structure simple, qui regroupent 19 % des salariés et qui se caractérisent par l’absence d’organisation structurée et un contrôle direct du supérieur hiérarchique.

Graphique n° 31 : Anciennes et nouvelles formes d’organisation du travail dans l’Europe des Quinze

Source : Commission européenne, 2007

Les conséquences de ces transformations des modes d’organisation du travail sur la santé mentale des travailleurs sont complexes. D’un côté, une transition plus franche vers un modèle productif conforme à l’économie de la connaissance et des services peut améliorer la vie au travail dès lors que la main-d’œuvre est recherchée et valorisée pour sa créativité, sa capacité à la relation et sa réactivité.

De l’autre côté, les tensions associées aux transformations du travail sont loin d’être résolues : l’empiétement du travail sur la vie personnelle et familiale est déclaré en France plus qu’ailleurs en Europe. Une seconde difficulté majeure est la crise française des relations hiérarchiques. La tendance à l’allégement des structures hiérarchiques et aux

216 E. Lorenz et A. Valeyre, « Les formes d'organisation du travail dans les pays de l’Union européenne », Travail et Emploi, n 102, avril-juin 2005, pp. 91-105.

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collectifs de travail décentralisés (équipes autonomes, groupes de projet) coexiste avec des éléments de rigidité hiérarchique, une importance maintenue du diplôme initial et de l’origine sociale et un déficit de promotion interne.

Ces évolutions produisent des effets contradictoires car, si elles peuvent permettre un enrichissement des emplois, de plus grandes opportunités de responsabilités et de reconnaissance, des organisations moins hiérarchiques, plus autonomes217, elles font également, de l’aveu du plus grand nombre, peser de grands risques sur la santé mentale des travailleurs.

En effet, les études de psychodynamique du travail dénoncent les paradoxes de la gestion contemporaine comme fondement du mal-être des travailleurs. Ce système de double contrainte ou « double bind » s’articule autour de :

– les injonctions à l’autonomie sans en donner les moyens effectifs -notamment du fait de la « procéduralisation » du travail218- et en poursuivant des pratiques paternalistes ; – l’exigence de qualité et la mise en place de pratiques contraires, comme par

exemple satisfaire au maximum le client en y passant le moins de temps possible ; – l’affirmation du collectif de travail et le développement en parallèle de pratiques de

plus en plus individualisantes ;

– l’importance accordée à la communication et le peu d’espace de parole au sein de l’entreprise ;

– l’obsession du court terme et l’importance des projections à long terme.

Les réorganisations des secteurs d’activité, les restructurations, la généralisation du recours à l’externalisation, à la sous-traitance, voire aux délocalisations sont désormais une pratique courante mais dont les conséquences sur la santé mentale des salariés ne sont toujours pas suffisamment prises en compte (cf. partie 3 du chapitre).

En outre, la gestion des ressources humaines au sein des très petites entreprises (TPE) 219, qui emploient près de 30 % du total des salariés en France (Encadré n° 47), est souvent assurée par le dirigeant et l’expert comptable, et donc de fait restreinte.

De plus, la nature même du travail évolue et impose de nouvelles contraintes physiques et mentales avec une intensification du travail – notamment des tâches plus complexes – une plus grande charge de travail, le développement de modes de travail concurrentiels et peu coopératifs entre salariés. Certains constatent au sein des entreprises et des institutions une altération des collectifs de travail, avec par exemple la mise en concurrence des équipes ou la forte rotation des personnels.

Symétriquement, la dématérialisation du travail a conduit à placer la relation à autrui au centre de l’activité : aux clients, usagers et fournisseurs d’une part, aux collègues et à la hiérarchie de l’autre. Le caractère « inévitable » de cette interrelation, impose à chaque salarié des ajustements permanents aux autres de manière plus importante qu’il y a vingt ans.

217 Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le Nouvel esprit du capitalisme, 1999.

218 Dans cette idée, la généralisation de la « procéduralisation » du travail, qui est une nouvelle standardisation, réduit les capacités d’entreprendre du salarié et d’autonomie effective.

219 La définition retenue vise les entreprises indépendantes de 0 à 19 salariés.

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Un autre facteur rapporté est le manque de reconnaissance du travail accompli, et au-delà, de ce que l’on a « mis de soi », en lien avec le reproche adressé à certains managers de méconnaître les exigences des travaux réalisés par leurs salariés (Encadré n° 42).

Encadré n° 42 : Les difficultés spécifiques du management en France

Parmi les vingt pays les plus industrialisés, la France est celui qui, avec la Grèce, a le taux de satisfaction au travail le plus faible. La France est aussi le pays où le degré de confiance entre managers et employés est le plus mauvais. Selon une enquête auprès des managers (Global Competitiveness Report 2004), à la question : « Les relations entre employés et employeurs sont-elles conflictuelles ou coopératives? », la France arrive 99e sur 102 pays.

Seules les relations aux Venezuela, Nigeria et Trinidad sont déclarées plus conflictuelles.

De tels résultats imposent de développer des formations continues pour les managers, notamment sur les enjeux que représente la santé mentale de leurs salariés. Thomas Philippon220 insiste particulièrement sur la mauvaise qualité des relations managériales. Il y aurait quatre difficultés spécifiques du management en France : la rigidité hiérarchique, la difficulté à travailler en groupe, l’importance trop grande du diplôme initial et de l’origine sociale, et le déficit de promotion interne.

En outre, les problèmes de management en France imposeraient de revoir les formations initiales proposées dans les grandes écoles et les écoles d’ingénieurs, qui n’auraient pas pris la mesure du changement des modèles productifs et qui ne répondraient pas aux nouvelles compétences exigées par cette profession.

Dans cette perspective, le référentiel élaboré par le Conseil national pour l’enseignement en santé et sécurité au travail associant l’INRS, la CNAM et l’éducation nationale, pourrait, après adaptations, servir en formation initiale et continue221.

Au-delà de la souffrance, l’empêchement de faire peut avoir des effets tout aussi pernicieux. On passe alors du concept de « maltraitance au travail » à celui de la

« maltraitance du travail ». Pour Yves Clot, vivre son travail, c’est pouvoir développer son activité en affectant son milieu par ses initiatives. Or paradoxalement, les managers encouragent souvent la sous-utilisation des capacités

220 Thomas Philippon, Le Capitalisme d’héritiers : la crise française du travail, Paris, Seuil, 2007.

221 Lire à ce propos le rapport de William Dab, « Rapport sur la formation des managers et ingénieurs en santé au travail » remis à Xavier Bertrand et Valérie Pécresse, en mai 2008. Ce rapport établit douze propositions : 1. Identifier un noyau minimal de compétences pouvant servir de socle pédagogique ; 2. Le référentiel est élaboré par le Conseil national pour l’enseignement en santé et sécurité au travail (CNESST) associant l’INRS, la CNAMTS et l’éducation nationale est une bonne base de travail ; 3. Le référentiel doit progressivement devenir opposable ; 4. Le référentiel doit être porté par la France au niveau européen ; 5. La formation en santé au travail doit être entièrement éligible aux mécanismes de financement de la formation professionnelle ; 6. Des outils pédagogiques mutualisés doivent être mis à la disposition des formateurs ; 7. Les compétences minimales correspondant au référentiel de compé-tences doivent être attestées par un dispositif de certification national ; 8. Il faut impliquer un ensemble d’opérateurs pour aider les PME et les TPE ; 9. Les comités régionaux de prévention des risques professionnels (CRPRP) doivent pouvoir jouer un rôle dans le domaine des formations en santé-sécurité au travail ; 10. La gestion de la santé au travail doit être développée en tant que telle au sein du monde académique ; 11. Les entreprises adoptant le référentiel de compétences doivent bénéficier d’avantages ; 12. Pour mettre en œuvre l’ensemble de ces actions, il faut fédérer les compétences de formation en santé au travail en créant un réseau national de formation en santé au travail (RNFST) ».

de leurs salariés en ne leur donnant ni les moyens ni même l’autorisation de faire leur métier correctement.

Ce « frein professionnel » peut avoir plusieurs causes et revêtir plusieurs formes.

Par exemple, nombreux sont les salariés à se sentir et à être victimes de discrimination dans la sphère professionnelle. Ainsi, malgré la féminisation de la catégorie des cadres, les femmes demeurent quasi exclues des postes de direction, certains évoquant un « plafond de verre »222.

L’empêchement d’arriver à faire un travail de qualité trouve son paroxysme chez les personnes « placardisées » partagées entre leur loyauté envers l’entreprise ou l’administration et l’inconfort de leur situation quotidienne. Ce sentiment est d’autant plus fort dans un pays comme la France, où la « logique de l’honneur » prévaut, d’après Philippe d’Iribarne, et l’appartenance à un corps de métier confère un statut qu’il convient de défendre223. Ces tensions sont particulièrement ressenties dans les entreprises anciennement publiques, où les anciens statuts coexistent avec les nouveaux, l’emploi avec la mission, la « culture publique » avec l’économie de marché, de la performance et de la concurrence.