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Pour tenter de mieux cerner la spécificité de cette situation, je me propose d’analyser un extrait des séquences des exposés. Pour ce faire, je me concentre sur l’intervention d’une oratrice qui compte parmi les figures les plus marquantes du débat puisqu’elle est une personnalité publique du Québec : « Merci. M. le président, Mmes et MM. les députés, merci de me permettre de prendre la parole. Sans tarder, je vais aller dans le vif du sujet Mon nom est Djemila Benhabib. J’ai 38 ans… » (Extrait 1 — cas 25).

C’est ainsi que l’actante Djemila Ben Habib, essayiste, féministe et militante contre l’islam politique, commence son exposé. Remarquons dans la figure suivante comment elle aménage une place dans l’espace discursif : elle ajuste sa chaise, pose son stylo, arrange ses papiers et soigne sa posture. Elle s’ajuste avec la situation de communication publique qui fait l’objet de la présente analyse et qui assigne à cette actante le rôle de l’énonciatrice principale.

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Figure 14 Gestes autocentrés durant la phase narrative de l’exposé

Ce n’est pas à une performance théâtrale qu’elle se prépare, mais plutôt à une performance d’un type plus formel : se positionner publiquement par rapport à un projet de loi. Contrairement aux situations informelles comme les conversations quotidiennes qui, comme le rappelle Goffman, ont « des rapports plus souples au monde que d’autres formes d’énonciations » (1991 : 493), l’actante occupe un rôle fortement engageant dans cette situation de communication : elle passe du silence à une prise de parole publique. Bien évidemment, on ne parle pas en public comme on parle en privé. Cette situation de parole publique a été d’ailleurs qualifiée par le actant Pablo Somcynsky d’impressionnante : « Je suis un peu impressionné, je n’ai pas l’habitude d’être devant une telle audience ». Du point de vue de la réflexivité entendue comme l’aptitude des acteurs à « comprendre ce qu’ils font pendant qu’ils le font » (Giddens, 1987 : 33), je caractérise cet acte de parole comme un acte réflexif par lequel l’actant appréhende réflexivement son expérience. « La situation de communication est comme une scène de théâtre, avec ses contraintes d’espace, de temps, de relations, de paroles, sur laquelle se joue la pièce des échanges sociaux et ce qui en constitue leur valeur symbolique », précise Charaudeau (2005 : 52).

Pour reprendre l’exemple de l’actante Djemila Ben Habib, sa présence en tant que locutrice de son discours se manifeste par certains procédés verbaux comme le récit de vie, les énonciations à la première personne et d’autres procédés non verbaux comme les gestes illustrés dans la figure suivante.

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Figure 15 Gestes orientés vers l’auditoire durant l’étape argumentative

En s’engageant dans cette situation de communication à visée persuasive, l’actante produit un discours marqué par des variations dans le registre de la voix, des montées prosodiques et des gestes dirigés vers l’auditoire (voir figure ci- dessus). En recourant à ces procédés, elle s’ajuste à une mise en scène discursive, au rôle d’émetteur principal qu’elle endosse dans ce cadre délibératif.

Ce type d’engagement de l’actant ou de l’actante dans son discours rappelle que ce qui se passe sur la scène publique

constitue, comme le dit Turbide, « un spectacle à l’intention d’un public » (2009 : 59). Ce spectacle requiert un comportement discursif d’engagement dans une prise de position, de visibilisation d’un point de vue. Il s’agit en effet d’un cadre discursif où la prise de position n’est pas présentée comme un délit. Elle est au contraire envisagée comme inhérente à l’argumentation.

Par ailleurs, l’idée que les exposés des différents groupes ont la même structure n’est pas aussi évidente que pourrait le laisser croire leur appartenance à une même situation d’énonciation, à savoir l’exposé de leur mémoire devant les députés. Avant d’aborder en détail les différents types de positionnements et les différentes perspectives dans lesquels les exposés donnent à voir l’objet en débat, voici quelques exemples qui montrent que les exposés présentent une grande variété dans leur structuration.

Considérons l’exposé d’Alain Pronkin, un chercheur au Centre d’information sur les nouvelles religions. Cet actant a organisé le contenu de son exposé autour d’une seule question : « Est-ce qu’on applique cette loi-là aux municipalités? » (Cas 1 — extrait 2).

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Pour ce qui est de la Fédération des femmes du Québec, cet organisme a plutôt structuré son exposé autour de plusieurs questions :

Comment ancrer les valeurs collectives en faveur de l’égalité entre les hommes et les femmes tout en respectant les droits individuels, notamment au plan religieux? Comment baliser le rapport de l’État avec la religion, donc quelle laïcité pour le Québec? Comment poursuivre le chemin vers l’égalité, chemin qui n’est pas encore achevé? Comment soutenir celles qui subissent des pressions religieuses dans la société, sujet qui n’est pas forcément abordé par le projet de loi? Puis quel modèle, loi, politique pour favoriser l’intégration? (cas 28 — extrait1)

Les représentants de l’Alliance des communautés culturelles pour l’égalité dans la santé et les services sociaux ont, quant à eux, organisé leur exposé en trois niveaux de subdivision :

Voici les sujets que nous allons aborder dans notre présentation de mémoire. Et pour cela je donnerai

la parole à Jérôme qui, dans un premier temps, présentera la notion de l’inclusion par la transformation de la norme établie. En deuxième lieu, il fera une analyse relationnelle entre les notions « égalité de résultat », « discrimination », « contrainte excessive » et « l’accommodement » tout en faisant un lien avec la santé et les services sociaux. En troisième lieu, il présentera l’ensemble des commentaires sur les notions des neutralités religieuses de l’État ainsi que sur l’égalité entre les hommes et les femmes tel que stipulé dans le projet de loi n° 94 (cas 2— extrait 1).

Dans le cas de Djemila Ben Habib, je constate que l’actante s’est livrée, pour employer les termes de Charaudeau (2008), à une triple activité discursive : communiquer à l’autre de quoi il s’agit (problématiser), quelle position elle adopte (se positionner) et quelle est la force de son argumentation (prouver).

Son exposé est structuré en deux parties qui se distinguent aussi bien au niveau verbal qu’au niveau prosodique et gestuel. La première partie est articulée autour du thème de l’intégrisme religieux (problématiser) et marquée par une stratégie principalement émotionnelle qui consiste à miser sur le pathos pour émouvoir l’auditoire. Cette partie de l’exposé est essentiellement narrative, énoncée sur un ton péremptoire illustrant le principe de l’éthos, qui consiste pour l’oratrice à donner dans son discours une image favorable d’elle-même comme « femme totalement dévouée à l’avancée des droits des femmes » et de militante contre « l’islam politique » (se positionner).

La deuxième partie est plutôt argumentative (prouver). La position adoptée est plutôt alarmiste, car elle fait un rapprochement entre la question des accommodements raisonnables au Québec et ce qui se passe sur la scène internationale au niveau des violences fondées sur des justifications religieuses, ce qui produit un effet d’alerte. L’exposé est ainsi une forme discursive plus ou moins organisée qui requiert une planification qui montre non seulement une intention d’argumenter, mais aussi un projet argumentatif qui a été déjà préparé. Cette préparation se manifeste dans l’organisation des éléments appuyant la prise de position. Par exemple, les représentants de la Coalition non au Bill 94 ont, dès le début de leur exposé, résumé les raisons qu’ils invoquent à l’appui de leur position :

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Donc, selon la coalition, le projet de loi est problématique pour trois raisons principales : d’abord, il porte atteinte à la liberté et à l’égalité des sexes; deuxièmement, il utilise et manipule des stéréotypes concernant la sécurité pour masquer l’intolérance religieuse; et, troisièmement, il augmente les risques des femmes musulmanes qui cherchent à fuir des situations dont elles sont victimes de violence. Donc, ma présentation va porter sur ces trois points (cas 8— extrait 2).

Cet énoncé manifeste l’existence d’une stratégie argumentative antérieurement préparée. Dans ce même ordre d’idées, Quéré souligne que les acteurs sociaux, « quand ils ont à agir, seuls ou ensemble, ils doivent se donner des repères pour configurer et enchainer leurs actions, par exemple sélectionner ce qui est pertinent, distinguer l’important et l’accessoire, structurer la situation autour d’un thème » (1997 : 411). Il y a ainsi, une argumentation, qui peut être repérable dans la combinaison d’une opinion et d’une justification comme le soulignent Gauthier et Bergson (2002). C’est donc l’enjeu de persuader qui exige des actants qu’ils mettent en œuvre un travail argumentatif consistant à défendre leurs prises de position.

L’activité est subséquemment à « visée argumentative », dans la mesure où les actants ne se contentent pas d’exprimer un point de vue : leur rôle est également de justifier les fondements de cette position. Observons maintenant les différentes modalités de positionnement.

Engagement argumentatif et construction d’une identité de