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Incidence du contact interculturel : problèmes conversationnels et échanges réparateurs

Sous cette catégorie, je regroupe des incidents qui expriment des problèmes conversationnels liés à la difficulté de prononciation des noms étrangers.

J’ai souligné dans la section précédente qu’il s’agit d’une activité qui demande la coopération. Je peux subséquemment suggérer que le déroulement de cette activité dépend pour une large partie de la qualité des relations entre les partenaires de cette coopération. Comment les actants arrivent-ils à gérer ce défi?

D’après les données, il semble évident que la prononciation des noms et plus spécifiquement les noms étrangers revêt pour ceux qui président les séances d’auditions publiques un problème conversationnel signifiant. Lorsque l’on parcourt les données, on est frappé par la manifestation récurrente de difficultés que semblent éprouver les présidents à prononcer les noms étrangers. L’occurrence de ces manifestations fait apparaitre un « problème conversationnel » (Laforest et Vincent, 1999) saillant. Il l’est, parce que les traces qui nous l’indiquent apparaissent au moment même où la prononciation se produit. Le président peut en effet se trouver dans une situation paradoxale : son rôle d’« hôte » lui impose de présenter l’invité, de prononcer son nom devant le public, mais il se trouve face à la difficulté de prononcer le nom de son « invité-e ». La mauvaise prononciation du nom de l’invitée risque d’être comprise comme une déconsidération de l’invitée. La situation est d’autant plus délicate qu’elle se déroule dans un lieu public.

Ce problème peut être résolu à travers plusieurs procédés. Je regroupe ces procédés sous une catégorie conceptualisante que j’ai nommée « les échanges réparateurs ». Le comportement de réparation décrit l’effort fourni par le locuteur pour soigner la qualité de sa relation à son interlocuteur : « La fonction de l’activité réparatrice est de changer la signification attribuable à l’acte, de transformer ce qu’on pourrait considérer comme offensant en ce qu’on peut tenir pour acceptable » (Goffman, 1973 : 113). Il s’agit d’une réparation apportée à un acte particulier : mauvaise prononciation des noms. À travers la diversité des procédés que je présente ci-dessous, je montre qu’il y a un désir de minimiser toute offense ou tout malentendu possible.

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Étant conscient du problème, l’invité peut signaler la mauvaise prononciation de son nom au président de la séance. Il lui demande de rectifier son énoncé. Prenant en compte la réaction de son interlocuteur, ce dernier révise son énoncé en l’ajustant. Observons l’exemple suivant :

M. Pronkin (Alain) : Oui. Ça fait que mon nom, c’est Pronkin, une prononciation un petit peu différente. Pas Pronkin, mais Pronkin. Ce n’est pas grave.

Le président (M. Drainville) : Alors, vous dites? Comment? M. Pronkin (Alain) : Alain Pronkin, tout simplement. Le président (M. Drainville) : O.K. Pronkin.

M. Pronkin (Alain): Pronkin.

Le président (M. Drainville) : Il me semble que j’ai dit « Pronkin » tout à l’heure, et on m’a repris, tout à l’heure, pour dire « Pronkin ».

M. Pronkin (Alain) : Qui? Mais en tout cas ce n’est pas grave.

Le président (M. Drainville) : Alors, c’est bien « Pronkin ». Très bien. Alors, vous avez la parole, M. Pronkin. (Extrait 1— cas 1).

Si l’on admet que le nom des personnes constitue un élément d’identité important à partir duquel s’élaborent des rapports et des représentations, leur mauvaise prononciation peut porter atteinte à l’identité de l’actant. Cela me conduit à comparer l’actant qui demande la correction de la prononciation de son nom à un acteur qui corrige et ajuste son masque avant de sortir sur scène. Cette métaphore dramaturgique qui sous-tend l’idée selon laquelle « the self is a performed character » (Goffman, 2012 : 127) est employée par Goffman. Elle montre que les actants sont dotés de compétences cognitives leur permettant de réagir à la relation établie avec leurs interlocuteurs, de produire des demandes de correction, ou d’ajustement à l’égard de leurs images.

Plusieurs fois, après avoir constaté sa difficulté de prononcer le nom de l’invité, le président donne à son interlocuteur la possibilité de le corriger. Il demande l’assentiment de l’actant sur la justesse de la prononciation. Ces demandes prouvent que le président a conscience du fait que l’actant peut être dérangé par la manière de prononcer son nom. Examinons cet extrait : « Si vous souhaitez corriger la prononciation de vos noms, n’hésitez pas à le faire, mes notions d’arabe sont plutôt limitées » (cas 19—extrait 1).

Cette demande constitue une trace explicite d’un problème conversationnel lié essentiellement à la différence culturelle. À la demande de correction formulée par le président s’ajoute un autre énoncé qui a valeur de justification. Cette justification porte sur le fait que le nom propre relève linguistiquement d’une autre langue. En effet, la difficulté de prononciation des noms est attribuée au problème de maitrise de la langue arabe.

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Notons cependant que cette justification joue aussi le rôle d’un procédé de catégorisation qui sert à catégoriser l’actant en même temps comme « minoritaire », « étranger », et, par effet de contraste, tend à accentuer l’asymétrie relationnelle : « majoritaire vs minoritaire ».

Par cette intervention dans le cas des représentants du centre culturel islamique du Québec, le président gomme le rôle citoyen des actants pour ne faire ressortir que leur identité ethnoculturelle, en l’occurrence linguistique. Ce cas illustre combien la difficulté de prononciation de noms qu’a le président de la séance peut avoir un impact sur la catégorisation de son invité.

Observons maintenant une autre manière de remédier au problème de prononciation des noms, celle de s’abstenir de prononcer les noms. Cette stratégie est moins offensante que la précédente. En procédant de la sorte, le locuteur minimise la menace de face. Il se trouve donc dans une situation moins vulnérable. En présentant les membres du Canadian Council of Muslim Women, le président de la commission dit : « je vais me garder de prononcer vos noms parce que je vais sûrement les triturer. Donc, je vais plutôt vous demander de vous présenter » (cas 14— extrait 1 ). Le président peut aussi se rendre rend compte de la mauvaise prononciation des noms. Comme c’est le cas de Monsieur Bachand : « Nous entendrons cet après-midi : Mme Irène Doiron et M. Pierre Leyraud; ensuite, Mme Guilbault et M. Keith. J’espère que je le prononce comme il faut; il va sûrement me reprendre quand il va arriver » (cas 34—extrait 1).

La demande de confirmation peut être faite d’une manière non verbale : Bernard Drainville prononce les noms des représentants du Centre culturel islamique de Québec, avec une vitesse d’élocution très lente, tout en avançant la tête, les sourcils haussés et regardant l’actant dont le nom est prononcé. Quelle fonction illocutoire donner à ces actes non verbaux?

Le mouvement de la tête peut être compris comme un acte doté d’une fonction illocutoire réactive. Le mouvement de la tête est employé à la place d’un énoncé verbal du type : « est-ce bien ça? », ou « si j’ai bien prononcé ». Il s’agit d’une demande de confirmation qui rapporte la réaction supposée des intervenants face à une mauvaise prononciation de leurs noms étrangers. Cet acte on-verbal peut-être aussi interprété d’un point de vue interactionniste comme une tentative d’établir une relation acceptable avec son interlocuteur. La vitesse d’élocution quant à elle, contribue à amplifier le caractère étranger, inattendu des noms prononcés. En fonction de l’intonation avec laquelle, le président a prononcé ces noms, et de l’accompagnement mimique de cette prononciation, on peut saisir le malaise vécu par le locuteur face à cet « autre » qui porte un nom étranger, difficile à prononcer.

Il me semble que, suivants de telles observations, la relation entre le président de la séance et l’invité ne se définit pas uniquement en fonction des rôles prédéterminés par le cadre institutionnel.

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Un député qui porte l’attention trop brutalement sur le nom comme marque d’une altérité linguistique risque d’amener son invité à passer du statut d’un partenaire de l’action conjointe, au statut de l’autre, l’arabe ou l’anglophone, bref l’étranger minorisé.

Conclusion du chapitre

Les données présentées dans ce chapitre montrent que la parole publique dans une séance d’audition publique est une activité encadrée par des procédures institutionnelles, ce sont des paramètres situationnels qui correspondent aux caractéristiques qui définissent l’activité de communication. Ces procédures institutionnelles (des données externes relatives au contexte) auraient une incidence sur le fonctionnement discursif (des données internes relatives à la matière langagière). Cette façon de synthétiser l’analyse est inspirée de l’idée développée par Charaudeau (1983) qui estime que la situation de communication se compose de données externes (contraintes situationnelles) relatives aux paramètres contextuels, ainsi que de données internes (contraintes discursives) relatives au moment de l’échange de parole. Pour une représentation visuelle de cette synthèse, je propose le schéma suivant :

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Figure 13 Incidences des contraintes situationnelles sur les propriétés du discours conversationnel

Cette schématisation illustre les différentes contraintes discursives qui ont émergé de l’analyse des séquences d’ouvertures. Les séquences d’ouverture qui pourraient sembler à première vue insignifiantes ou banales, jouent un rôle central dans le déroulement des séances d’auditions. L’ouverture est la séquence où les contraintes à satisfaire sont exprimées.

Retenons à cet effet qu’au lieu de nier la possibilité de voir émerger des problèmes communicationnels lors des séquences d’ouverture, il parait plus intéressant d’attirer l’attention sur les différentes stratégies mises en œuvre pour

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éviter. De cette première partie d’analyse, il est aisé de ressortir le caractère potentiellement « polémique » de cette situation de communication.

Le principe de publicité qui implique une imbrication entre les deux scènes (une scène médiatique et une scène de coprésence) sous-tend une contrainte discursive : il s’agit, pour les actants, de tenir compte du principe de double adresse.

Cette analyse nous permet d’en venir à la conclusion que, dans le cadre procéduralement organisé d’une séance d’audition publique, les règles procédurales dictent le déroulement de la séance. Cependant, la situation n’est pas strictement rituelle ou procédurale, elle contient une dimension interactionnelle porteuse d’enjeux comme l’a d’ailleurs souligné Robin (1984) : Le rituel de la commission parlementaire mêle donc dans un continuum difficile à distinguer des actes illocutoires institués et des actes illocutoires intentionnels (1984: 67). D’où ma remise en question de toute conception du déroulement de la conversation faisant des ouvertures une situation strictement procédurale dénuée de tout enjeu de publicisation.

C’est avec sensibilité théorique qui est celle du domaine de la communication publique que mon analyse séquentielle n’a pas perdu de vue le lien entre les énoncés et les activités publiques qu’ils médiatisent ou pour le dire à la manière d’Éddy Roulet, le lien entre les énoncés et les « enjeux actionnels » (1991).

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