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Le droit romain possède la réputation d’être difficile d’accès. Se plonger dans ses subtilités est un exercice ardu, ce qui est probablement vrai si l'on ne se donne pas la peine de le rendre accessible au non-romaniste4. C’est pourquoi nous nous sommes efforcés dans le présent travail de traduire en français tous les fragments cités en latin5. Dans le même élan, nous proposerons quelques éléments historiques permettant de comprendre comment la loi des XII Tables, puis la lex Aquilia, ont posé les jalons du droit moderne de la responsabilité civile. Nous avons ainsi renoncé à nous prononcer dans la mesure du possible sur les questions d'interpolations6 et de

4 Gaurier, Dominique, Le droit maritime romain, N. 4, pp. 215-216 : « Il faut rendre ce droit [le droit romain]

accessible, savoir que la non-connaissance du latin ne doit pas empêcher un accès à ce droit, donc il faut traduire les textes pour les mettre à la disposition de tous ceux qui sont intéressés par les sources d'une culture juridique commune. Traduire est un risque, car c'est déjà le début d'une interprétation, selon le parti que prend le traducteur de rendre tel terme technique par telle traduction. »

5 Ainsi, sauf précision contraire de notre part, c'est notre propre traduction des textes latins que nous proposons au lecteur.

6 Nous laissons Gaurier, D., Le droit maritime romain, N. 4, pp. 215-216, définir mieux que nous-mêmes la question des interpolations : « Dans de nombreux cas, on peut penser que les différentes équipes chargées du travail de sélection et de collationnement des passages retenus pour être intégrés, ont été susceptibles d'altérer les textes originaux comme leur en avait donné l'autorisation la constitution impériale Deo auctore. Ces altérations avaient pour légitime but d’adapter des textes déjà anciens aux circonstances nouvelles, voire d'améliorer leur

modifications des fragments juridiques romains originaux, préférant nous consacrer à l'étude des textes existants proprement dits et cantonner l’analyse à son domaine juridique.

La loi des XII Tables, à l’instar du Code de Hammurabi7 ou de certaines dispositions mosaïques contenues dans l’Ancien Testament8, comprend des dispositions relatives à la loi du talion et vise à encadrer la violence, dans un souci de proportionnalité, sans toutefois permettre d’appréhender le dommage dans son acception moderne de dommage patrimonial.

C'est pour cette raison que nous en étudierons les dispositions qui répriment les actes pouvant causer un dommage à autrui. En effet, la loi des XII Tables, si elle connaît le talion, contient des règles détaillées visant à punir un nombre précis d'états de fait. C'est sur ce catalogue disparate et peu juridique que se construira la rupture conceptuelle amenée par la lex Aquilia.

Dans le but de comprendre la portée de cette rupture, nous nous attellerons tout d'abord à l'analyse de cette loi.

La législation de l’époque des XII Tables (451 et 450 av. J.-C. environ) consacre une période décisive de l’odyssée du droit romain ainsi que de l’histoire de l’humanité. La jeune République romaine, débarrassée de la royauté, cherche à se donner des règles de vie en société qui régiront les principales matières du droit public et du droit privé9. Par l’adoption de cette législation10, la société romaine va transformer la conception du droit en abandonnant progressivement les règles religieuses et magiques héritées de la royauté11, et donner au droit un début d’indépendance, condition essentielle à son développement en tant que domaine d’étude autonome12.

expression. Cela a pour conséquence que le lecteur du Digeste n'est jamais tout à fait sûr de se trouver devant un extrait totalement authentique d'une œuvre doctrinale. […] Il reste que bon nombre de romanistes […] à la fin du XIXe et tout au long du XXe, se sont complu dans une chasse aux "interpolations" devenue toujours plus aride et entièrement tournée vers la recherche de la pureté d'un droit originel supposé, desséchant quelque peu l'étude du droit romain en s'obnubilant sur ce que le droit aurait pu ou dû être s'il n'avait été malencontreusement interpolé par des rédacteurs tardifs. »

7 § 196, 197 et 198 du Code de Hammurabi, p. 115.

8 Exode 21:23.

9 Tite-Live, 3,34,6 : « Cum ad rumores hominum de unoquoque legum capite editos satis correctae viderentur, centuriatis comitiis decem tabularum leges perlatae sunt, qui nunc quoque, in hoc immenso aliarum super alias acervatarum legum cumulo, fons omnis publici privatique est iuris » (Quand chacun eut exprimé son opinion sur les différents articles de lois et que celles-ci parurent suffisamment amendées, dix Tables de lois furent adoptées aux comices centuriates : elles constituent aujourd'hui encore, dans cet énorme amas d'autres lois entassées les unes sur les autres, la source de tout le droit public et privé.)

10 Cannata, Douze tables, p. 117.

11 Grimal, La civilisation romaine, p. 99.

12 Ducos, Rome et le droit, p. 12.

Débarrassée de l’imperium absolu des consuls en matière de juridiction13, la révolution plébéienne14 aura pour principale conséquence d’ancrer dans la loi, et non dans l’absolue puissance du magistrat obligatoirement alors patricien15, le fondement de la règle juridique. Ce déplacement de l’arbitraire du magistrat, vers un fondement légal autonome par le biais de la loi, a profondément marqué l’évolution du droit romain en donnant naissance à la première source de procédure pour fonder les actions privées, les legis actiones 16.

Bénéficiant de la forme écrite, et en principe destinées à être accessibles à tous, ces lois consacrent une égalité théorique de tous les citoyens romains devant elles. La principale conséquence sociale de cette entreprise législative sera d’ôter aux patriciens le monopole de la connaissance du droit, puisqu’ils ne seront désormais plus les seuls à détenir la maîtrise des lois, lesquelles consistaient, avant l’avènement de la loi des XII Tables, en des règles encore essentiellement coutumières17.

Ces lois resteront toutefois fragmentaires, et ne régleront évidemment pas la matière juridique de manière systématique et méthodique. Les decemviri n’ont d’ailleurs jamais eu cette ambition. Ils se contenteront, pour l’essentiel, mais il s’agira d’une avancée déterminante pour la science juridique, de faire l’inventaire, le plus complet possible, des principales causes de procès18 pouvant surgir au sein d’une petite communauté de personnes vivant dans une économie à dominance agraire.

Jamais formellement abrogées par les législations contraires postérieures, les XII Tables ont constitué des bases19 et un précieux point de repère dans l’évolution du droit romain. Ainsi, l’ensemble des jurisconsultes qui ont œuvré à son développement, tout comme les citoyens romains, voyaient dans ces lois, au même titre que nos constitutions actuelles, le fondement de leur communauté. Même bien après l’entrée en vigueur de la lex Aebutia20, qui a permis au droit

13 Humbert, Institutions politiques, N. 300, p. 251.

14 Cannata, Douze tables, p. 124.

15 Grimal, La civilisation romaine, p. 99.

16 Cannata, Douze tables, p. 119.

17 Le Glay/Le Voisin/Le Bohec, Histoire romaine, p. 55.

18 Humbert, Institutions politiques, N. 302, p. 253.

19 À l’exemple de la lex Aquilia justement.

20 Loi datant du IIe siècle av. J.-C. qui a permis au préteur d’obtenir des pouvoirs nouveaux, notamment celui de juger les litiges entre parties romaines et pérégrines. À ce titre, le préteur pouvait accorder des actions autres que les legis actiones, par le biais de la formule, sorte d’accord procédural entre les parties, qui ne correspondait pas forcément à ce que disposaient les legis actiones, permettant ainsi l’essor d’un droit de nature casuistique,

romain de s’écarter du formalisme rigide de la législation des decemviri, par le biais des nouveaux pouvoirs de création jurisprudentiels apportés aux préteurs, la loi des XII Tables est restée la référence constante et le sujet d’étude juridique auprès des jurisconsultes. Certaines actions ont survécu, sous une forme certes modernisée, d’autres se sont trouvées modifiées, mais nombre d’entre elles ont gardé en leur sein les caractéristiques initiales d’actions issues de la législation qui les a inspirées.

Le droit privé romain trouve ainsi sa première source écrite dans la législation des decemviri21. Certaines tables régissent les rapports entre particuliers, et essayent d’apporter une réponse moderne, en tentant d’encadrer au mieux la vengeance privée. D’autres imposent des peines et amendes en cas de lésion corporelle22, d’atteinte aux récoltes ou de destruction d’une habitation.

Ces règles, certes fragmentaires et non totalement affranchies de leur aspect sacral et religieux, méritent toutefois un examen approfondi, justement parce qu’elles permettent d’appréhender la genèse de concepts plus modernes, et également d’acquérir, par ce biais, une profondeur d’analyse précieuse pour saisir dans toutes ses subtilités les finesses du droit classique.

Ce que les règles des XII Tables amènent de fondamental, c’est qu’elles attachent à un état de fait une conséquence juridique ; en d’autres termes elles mettent « le fait normatif en rapport avec la sanction qui en forme la conséquence juridique »23. La conséquence de la violation d’une règle ne consiste dès lors plus en des sanctions d’ordre divin ou magique, mais en une conséquence technique, appréhendée par l’ordre juridique, et qui entraîne la création de liens d’ordre juridique entre les citoyens.

dépourvu du formalisme rigide de la législation des XII Tables. Le rôle de la lex Aebutia est mentionné chez Gaius dans les Institutes 4,30 in fine ; Girard, Manuel élémentaire de droit romain, pp. 1054-1058 ; Birks, Lucius Veratius, pp. 39-48.

21 Une version moins idyllique de la légende des decemviri est racontée par Machiavel, première décade de Tite-Live, I, chapitre XL, p. 469 ; selon cette version le chef des decemviri se mua en tyran allant même jusqu’à vouloir enlever de force une belle citoyenne romaine… Virginie que son père dut prétendument poignarder pour la faire échapper à son ravisseur.

22 Voir infra les § 4 et 5.

23 Schmidlin/Cannata, Droit privé romain I, p. 17.