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Le damnum dans le cadre de la lex Aquilia, ou l'utilisation du concept juridique moderne de dommage patrimonial

C. La période rétrospective de calcul

Nous analyserons plus loin les conséquences du calcul rétrospectif du dommage, que ce soit par le biais d’un délai de 30 ou de 360 jours. Il convient toutefois à ce stade, vu le passage des Institutiones de Justinien qui considère que la période de calcul renferme un côté pénal, de se demander si ce délai rétroactif vise la punition de l’auteur du dommage, ou, au contraire, l’indemnisation réelle du lésé.

Ainsi, Willems285, Cardascia286 et von Lübtow287, pour ne citer que quelques juristes et historiens du droit, supposent que le premier chapitre de la lex Aquilia, énonçant qu’un auteur est passible de payer jusqu’à dix fois le prix d’un bien endommagé, peut comporter un aspect pénal. Hausmaninger, se basant sur Gaius 3,214288, considère que la référence à la plus haute valeur de la chose constitue clairement un élément pénal de la loi aquilienne289. Le passage déjà cité des Institutiones de Justinien IV,19290 peut conduire au même résultat. À notre sens, cet argument n’est pas pertinent. Gaius ne pose pas le principe qu’une indemnisation plus élevée que la valeur de la chose soit la règle. Au contraire, il démontre qu’il s’agit bien plutôt de l’exception par l’emploi de la conjonction quamvis et de l’adverbe interdum qui dénote le côté

284 Pernice, Zur Lehre von der Sachbeschädigung, pp. 119-120; von Lübtow, Untersuchungen zur Lex Aquilia, p.

38; Winiger, Damnum iniuria datum p. 33.

285 Willems, La loi aquilienne, pp. 105-106.

286 Cardascia, Loi Aquilia, p. 57, en référence notamment au fragment du peintre qui a perdu un pouce, Ulpianus, D. 9,2,23,3.

287 Von Lübtow, Untersuchungen zur Lex Aquilia, p. 40.

288 Gaius discute le fait que lorsqu’un esclave boiteux ou borgne a été tué dans l’année, le propriétaire pourra exiger de l’auteur une indemnité plus grande que la valeur réelle de l’esclave : « Quod autem est adiectum est in hac lege : Quanti in eo anno plurimi ea res fuerit, illud efficit ut si clodum puta aut luscum seruum occidederit qui in eo anno integer fuit, aestimatio fiat quanto fuit quamvis is plus interdum consequatur quam ei damnum datum est. » (La loi dispose en effet que l’indemnité se monte à la plus haute valeur qu’aura eue la chose pendant l’année, ce qui a pour conséquence que si quelqu’un tue par exemple un esclave borgne ou boiteux qui était intact pendant l’année, l’estimation se basera sur la valeur que cet esclave a eue, bien que cela ait pour conséquence que parfois il [le propriétaire] obtienne plus que le dommage qui lui a été causé.)

289 Hausmaninger, Schadenersatzrecht, p. 31.

290 Voir supra, p. 78.

rare de la chose. Avec von Tuhr291, nous estimons que la confusion provient de la mauvaise interprétation qu’a faite Justinien de ce passage des Institutes de Gaius.

D’autres penseurs292, auxquels nous nous rangeons, remarquent que le fait que l’auteur puisse être condamné à payer davantage que la valeur du marché de la chose relève plus du hasard, la chose ayant pu prendre ou perdre de la valeur dans la période de référence antérieure. Von Tuhr293 soutient qu’à bien des égards, le travail du juge chargé de calculer la plus haute valeur dans l’année précédente peut ressembler à celui du juge moderne qui est parfois amené à se demander s’il convient d’évaluer, au prix du neuf, un objet ayant déjà une année. Comme ce raisonnement n’était pas naturel à l’époque, il a été imposé par la loi pour garantir une indemnisation appropriée du lésé tout en évitant une sanction disproportionnée de l’auteur. S’il s’agit certes d’une hypothèse, celle-ci est dans une certaine mesure vérifiée, car nous ne trouvons dans le Digeste, à une seule exception près, aucun fragment qui insiste sur l’élément pénal contenu dans le calcul obligatoire de la plus haute valeur de la chose294.

Il y a dès lors lieu de voir, dans ce calcul rétroactif de la plus haute valeur dans l’année, la marque d’une règle de procédure295 qui encadre le pouvoir d’estimation du juge, en l’empêchant d’accorder une indemnité sans rapport avec la contre-valeur monétaire de l’objet détruit ou endommagé, et permet au lésé d’obtenir une indemnisation effective, en rapport avec la perte subie.

D. La noxalité de l’action296

Comme de nombreuses actions noxales, la lex Aquilia énonce297 que le propriétaire de l’esclave, ou le paterfamilias d’un fils de famille ayant causé un dommage dispose de la faculté de

291 Von Tuhr, p. 1 : « Es ist heute festgestellt, dass wir in diesen Ansprüchen Justinians eine auf Missverständniss beruhende, vom klassischen Recht abweichende Theorie vor uns haben. »

292 Pernice, Zur Lehre von der Sachbeschädigung, p. 240; von Tuhr, p.1; Zimmermann, Law of obligations, p. 962;

Winiger, Damnum culpa datum, p. 157.

293 Von Tuhr p. 2 : « So ist der heutige Richter, obwohl er den Werth zur zeit der That sucht, dabei auf Ausgangspunkte der Schätzung angewiesen, die der Vorgeschichte der Sache angehören. »

294 Voir Paulus, D. 44,7,34,2, p. 67.

295 Von Tuhr, p. 3.

296 Sur les rapports entre la noxalité et la loi des XII Tables, voir le § 7. B supra, p. 45.

297 Von Lübtow, Untersuchungen, p. 43 ; Zimmerman, Law of obligations, p. 973; Winiger, Damnum iniuria datum, N. 12, p. 152.

remettre l’auteur en noxalité au lésé, afin de se soustraire à une condamnation d’ordre pécuniaire298.

L’effet noxal d’une action ressort de cette célèbre définition d’Ulpien :

Gaius, D. 9,4,1

Noxales actiones appellantur, quae non ex contractu, sed ex noxa atque maleficio servorum adversus nos instituuntur: quarum actionum vis et potestas haec est, ut, si damnati fuerimus, liceat nobis deditione ipsius corporis quod deliquerit evitare litis aestimationem.

On appelle noxales les actions qui naissent contre nous, non pas d’un contrat, mais d’un dommage (noxa) ou du méfait d’un esclave ; la force, ainsi que l’effet de telles actions proviennent du fait que si nous avons été condamnés, il nous est possible, par la remise du corps de celui qui a commis la faute, d’éviter d’avoir à payer la valeur litigieuse de l’objet du litige.

Concrètement, la noxalité de l’action signifie que le maître de l’animal ou de l’esclave qui a commis le dommage dispose du choix de le remettre au lésé, afin d’échapper à sa responsabilité299. Lorsqu’il s’agit d’un animal, c’est l’actio de pauperie300 qui trouvera application, alors que dans le cas où c’est un esclave qui a commis l’acte sans droit, c’est l’actio legis aquiliae. Il convient de préciser que la lex Aquilia n’est pas une action pénale, quand bien même la jurisprudence y relative peut avoir dans quelques cas des aspects pénaux.

Gaius pose la règle suivante qui énonce directement que l’actio legis aquiliae comporte une responsabilité noxale :

298 Une telle règle se trouve par exemple dans un rescrit de l’empereur Sévère, dans le cas d’un esclave ayant mis le feu involontairement à un pâturage et que le propriétaire est autorisé à remettre en noxalité à l’exemple de la lex Aquilia: « ad exemplum legis Aquiliae noxali iudicio actura », Collatio, 12, VII, 6 , FIRA II, pp. 574-475.

299 Voir à ce sujet la définition de Gaius, Institutes, IV, 75, déjà citée et traduite p. 32.

300 Si le maître se retrouve privé du droit de remettre l’animal fautif en noxalité, du fait qu’un tiers l’a tué sans droit, le maître peut, sous certaines conditions, intenter l’action de la lex Aquilia ; voir par exemple le fragment de Iavolenus, D. 9,2,37 1, qui discute de la problématique, ainsi que Ankum, Actio de pauperie, pp. 13-59.

Gaius, Institutes, IV,76

Constitutae sunt autem noxales actiones aut legibus aut edicto praetoris: legibus, uelut furti lege XII tabularum, damni iniuriae lege Aquilia; edicto praetoris, uelut iniuriarum et ui bonorum raptorum301.

Toutefois, c’est Ulpien, qui dans une longue discussion, expose en détail les modalités de la noxalité de l’actio legis aquiliae :

Ulpianus, D. 9,4,2,pr. et §1

pr. Si servus sciente domino occidit, in solidum dominum obligat, ipse enim videtur dominus occidisse: si autem insciente, noxalis est, nec enim debuit ex maleficio servi in plus teneri, quam ut noxae eum dedat.

1. Is qui non prohibuit, sive dominus manet sive desiit esse dominus, hac actione tenetur:

sufficit enim, si eo tempore dominus, quo non prohibeat, fuit, in tantum, ut Celsus putet, si fuerit alienatus servus in totum vel in partem vel manumissus, noxam caput non sequi:

nam servum nihil deliquisse, qui domino iubenti obtemperavit. Et sane si iussit, potest hoc dici: si autem non prohibuit, quemadmodum factum servi excusabimus? Celsus tamen differentiam facit inter legem Aquiliam et legem duodecim tabularum: nam in lege antiqua, si servus sciente domino furtum fecit vel aliam noxam commisit, servi nomine actio est noxalis nec dominus suo nomine tenetur, at in lege Aquilia, inquit, dominus suo nomine tenetur, non servi. Utriusque legis reddit rationem, duodecim tabularum, quasi voluerit servos dominis in hac re non obtemperare, Aquiliae, quasi ignoverit servo, qui domino paruit, periturus si non fecisset. Sed si placeat, quod Iulianus libro octagensimo sexto scribit "si servus furtum faxit noxiamve nocuit" etiam ad posteriores leges pertinere, poterit dici etiam servi nomine cum domino agi posse noxali iudicio, ut quod detur Aquilia adversus dominum, non servum excuset, sed dominum oneret. Nos autem secundum Iulianum probavimus, quae sententia habet rationem et a Marcello apud Iulianum probatur.

301 Pour une analyse et une traduction de ce texte, voir p. 32.

pr. Si un esclave tue avec l’accord de son maître, le maître en répond intégralement, il sera considéré comme ayant tué lui-même : si par contre il ne le savait pas, la responsabilité est noxale car, en effet, le maître ne doit pas être tenu du méfait de l’esclave et peut le donner en noxalité.

1. Celui qui n’a pas pu empêcher son esclave de commettre le méfait est tenu par cette action, qu’il demeure toujours propriétaire ou bien qu’il ait cessé de l’être : il suffit en effet qu’il ait été maître à l’époque où il ne l’avait pas empêché d’agir, de sorte que Celse a même pensé que si l’esclave avait été aliéné en tout ou partie ou fait l’objet d’une manumissio, la responsabilité noxale n’était pas attachée à la personne de l’esclave ; en effet, l’esclave n’a commis aucun délit, puisqu’il n’a fait qu’obtempérer à ce que son maître lui avait ordonné [de faire]. Et, de plus, le même raisonnement peut être employé pour un ordre ; or, si le maître n’a pas empêché le fait de l’esclave, comment pouvons-nous excuser l’action de ce dernier ? Celse, pourtant, opère une distinction entre la lex Aquilia et la loi des XII Tables.

En effet, sous l’ancienne loi, si l’esclave avait commis un vol, alors que son maître en était conscient, ou avait commis un autre dommage (noxa), l’action était dirigée contre l’esclave, mais le maître ne répondait pas en son nom propre, alors que dans le cadre de la lex Aquilia, dit Celse, le maître est responsable en son nom propre, mais pas en celui de l’esclave. Celse donne la raison de chaque loi : d’une part la loi des XII Tables voulait que les esclaves n’obéissent pas à leur maître dans ce genre d’affaires ; d’autre part, la lex Aquilia pardonnait à l’esclave qui obéissait à son maître, eu égard au fait qu’il aurait été tué s’il avait désobéi. Mais s’il nous plaît de considérer ce que Julien a écrit au 86e livre que [la règle] « Si un esclave a commis un vol ou commis un dommage (noxia)»

s’applique également aux lois postérieures, on pourrait soutenir qu’il est possible d’agir en noxalité contre le maître, même au nom de l’esclave, puisqu’il est dit que lorsqu’une action est donnée contre le maître par la lex Aquilia, cela n’excuse pas l’esclave, mais impose un fardeau au maître. Pour notre part, nous nous sommes rangés à l’avis de Julien dont l’opinion est rationnelle, ainsi qu’à celui de Marcellus qui approuve Julien.

Le fragment302 démontre en premier lieu le caractère indiscutablement noxal de l’actio legis aquiliae. Il donne également de précieuses indications sur l’imputabilité de l’acte au maître, démontrant que lorsque l’esclave agit comme bras de ce dernier, le maître peut être amené à répondre de son acte, comme s’il l’avait commis lui-même, privant par là le maître de procéder à la noxiae deditio. Mais surtout, dans la définition de l’actio legis aquiliae, le fragment est intéressant car il compare le régime noxal de la loi des XII Tables au système prévu par la lex Aquilia et démontre qu’il existe une filiation conceptuelle entre l’institution de la noxalité dans les tables et l’actio legis aquiliae.

Ulpien se range à l’opinion de Julien, en soutenant que le maître, sous l’angle de la lex Aquilia, répond tant en vertu de sa responsabilité personnelle que de la noxalité de son esclave. La connaissance qu’il possède des actes de son esclave peut lui être imputée303. Ceci a pour effet que le maître ne disposera plus de la noxiae deditio pour se protéger de la conséquence des actes de son esclave, et qu’il devra répondre lui-même de l’action aquilienne qui pourra être dirigée contre lui, car considéré comme ayant la légitimation passive304.