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Dépassant le cercle étroit de la vengeance privée, la règle VIII,2 prévoit la possibilité d’une transaction entre la victime et l’auteur (pactio92), afin d’éviter la peine du talion. C’est en ceci que cette table apporte une révolution conceptuelle, ouvrant la voie à la question de l’évaluation technique et économique du dommage93.

89 Von Jhering, L’esprit du droit romain, I, pp. 134-135, penche pour l’hypothèse selon laquelle, initialement, cette transaction était plutôt constitutive d’une rançon eu égard à l’emploi du verbe pacere, à l’instar de ce que prévoit la table III,6 qui énonce que celui qui n’aura pas payé une dette, et n’aura pas été racheté par un tiers à la troisième fois qu’il aura été mis en vente par son créancier (rançon), sera coupé en morceaux : « Ni pacit, tertti nundinis partis secanto. » ; Crawford, Roman Statutes II, p. 580.

90 Kaser, Altrömische Ius, p. 21.

91 Zimmermann, Law of obligations, p. 3.

92 Ernout/Meillet, p. 473, définissent la pactio comme « le fait de passer une convention entre deux parties belligérantes ». Ils font remonter le terme à une racine *pak ayant pour signification de « fixer par une convention, résoudre par un accord entre deux parties ». Selon eux, le terme original de « pacio » présent dans la loi des XII Tables trouve là ses origines.

93 Broggini, Iudex arbiterve, p. 148.

La volonté des decemviri était probablement de dépasser le désir d’une vengeance privée, en prenant peut-être en compte la valeur économique du dommage subi. Certes, dans un premier temps, le dommage est appréhendé dans sa dimension purement physique. Le texte se concentre sur la perte matérielle du membre ou de l’organe perdu, sans se prononcer sur la conséquence économique que cette perte peut avoir pour le lésé.

La fonction de cette transaction avait, comme exposé, pour but premier de racheter la volonté de vengeance du lésé94. Toutefois, comme rien ne permet d’inférer les modalités concrètes de cette transaction, aucune source juridique ne renseignant avec certitude quant à la manière dont cet accord devait s’effectuer, l’analyse doit se concentrer sur un texte d’Aulu-Gelle, qui, dans la bouche de Sextus Caecilius95, en donne la définition suivante et de son rapport avec la loi du talion96 :

Sed quoniam acerbum quoque esse hoc genus poenae putas, quae, obsecro te, ista acerbitas est, si idem fiat in te, quod tute in alio feceris ? praesertim cum habeas facultatem paciscendi et non necesse sit pati talionem, nisi eam tu elegeris. […] Nam si reus, qui depicisci noluerat, iudici talionem imperanti non parebat, aestimata lite iudex hominem pecuniae damnabat, atque ita, si reo et pactio grauis et acerba talio uisa fuerat, seueritas legis ad pecuniae multam redibat.

Mais, puisque tu penses que ce genre de peine est aussi cruel, je t’en prie, quelle est la cruauté si quelqu’un te fait à toi ce que toi tu as fait à un autre ? Puisque tu as notamment la faculté de transiger et que tu ne dois pas subir le talion, à moins que tu ne l’aies choisi ? Car, si la partie en cause qui n’avait pas voulu passer un accord, n’obéissait pas au juge qui avait ordonné le talion, le juge condamnait cet homme à une peine d’argent sur la base de l’estimation du litige, et ainsi, si pour l’auteur [du dommage] la transaction était considérée comme sévère et le talion comme cruel, la sévérité de la loi se ramenait en fait à une peine en argent.

94 Völkl, Körperverletzung, p. 157.

95 Jurisconsulte, vraisemblablement élève de Julien que l’on ne peut pas dater avec précision. Comme Aulu-Gelle en parle au passé, on peut supposer qu’il était déjà mort avant 169 ou 175 après J.-C., date d’écriture des Nuits attiques, Kunkel, Römische juristen, p. 172.

96 Aulu-Gelle, XX,1, p. 152.

Si le texte établit que le talion n’a jamais été très longtemps appliqué à la lettre, et qu’il n’a servi que de menace théorique pour forcer le débiteur récalcitrant à payer son dû, le texte ne mentionne par contre pas la manière de chiffrer la transaction.

Aulu-Gelle laisse entendre que cette transaction se calculait sur la base de l’estimation du litige ; en cas de non-obtempération de la part de l’auteur, le juge le condamnait lite aestimata. Il définit même cette somme comme une peine pécuniaire (multa pecuniae)97.

Le témoignage d’Aulu-Gelle est la seule source romaine dont nous disposions pour discuter des modalités de cette transaction. La doctrine, pour sa part, lui dénie souvent toute crédibilité, ou même l’ignore complètement en affirmant qu’aucun texte ne permet de se faire une idée des modalités du calcul de la transaction.

Il est certain que l’estimation de la valeur du litige n’est pas d’un grand secours pour calculer le montant de la possible transaction. Il est toutefois important de relever que cette clause permet un calcul de l’indemnité souple, et non imposé par une clause fixe et déterminée98. En ce sens, ce mode de calcul est éloigné du système des amendes fixes en cas d’iniuria, qui feront l’objet du § 4 de notre étude. Le mode de calcul laisse supposer que le montant de la compensation devait tenir compte de la gravité de la faute, ainsi que de l’ampleur de l’atteinte.

Il y a cependant lieu de penser que le lésé devait vraisemblablement réclamer une indemnité qui correspondait à la contre-valeur des lésions qu’il avait effectivement subies 99; contre-valeur qui devait peut-être se baser sur la fortune de l’auteur de la lésion et de la victime, la gravité de l’atteinte, voire l’intercession de personnes tierces100. Il convient de reconnaître qu’il ne s’agit là que d’hypothèses qui n’ont pour elles que le bon sens, mais malheureusement aucun appui dans une quelconque source, puisqu’Aulu-Gelle lui-même ne fait que mentionner que le montant de l’indemnité se calcule sur la base de la litis aestimatio. Peut-être le recours à la table I,6 peut-il offrir un début de réponse.

97 Watson, Personal injuries, p. 215.

98 Watson, Personal injuries, p. 220.

99 Liebs, Damnum, p. 198, part aussi du principe que le montant de cette indemnité était lié à un accord libre des parties, range cette indemnité dans le cadre des amendes (Busse) et l’appelle supplicium.

100 Von Jhering, L’esprit du droit romain, p. 137 : « Le montant de la composition variait de cas en cas. La fortune des deux parties, leur position, leurs rapports antérieurs, l’ardeur de la soif de vengeance d’un côté, le degré d’opiniâtreté de l’autre, l’intercession de personnes amies, une foule d’autres considérations, devaient exercer sur ce point une influence déterminante. »

Rem ubi pacunt, orato101.

Là où les parties se seront mises d’accord, que le juge le proclame102.

À notre sens, ce texte doit être compris comme illustrant le fait que la transaction met un terme à l’affaire, et que le juge le proclame au peuple, marquant par là son côté solennel. Cette règle s’inscrit dans le cadre des règles procédurales encadrant l’activité du juge dans le cas où les parties ne se sont pas mises d’accord103. Nous rejoignons l’opinion de Kaser104 qui y voit la confirmation que le lésé pouvait décider de racheter son droit de vengeance, et pouvait décider d’en fixer le prix. Cette pactio, approuvée par le juge, mettait ainsi un terme au litige.

C'est ici que la loi des XII Tables contient une disposition que ne connaissent ni le talion mosaïque105 ni les dispositions pertinentes du Code de Hammurabi106. En insistant sur la négociation, les tables opèrent un renversement de perspective et mettent l'indemnisation au centre et non plus la violence contenue dans le talion.

À défaut d’autres sources, et en prenant en considération la table I,6, nous penchons pour l’hypothèse que cette transaction avait pour but de garantir au lésé une certaine forme d’indemnisation par l’acceptation de la somme proposée par l’auteur, afin de pallier les conséquences économiques entraînées par la lésion. Mais surtout, la pactio avait pour but de racheter le talion et de sortir d'un engrenage de violence.

101 FIRA I, p. 28 ; Crawford, Roman Statutes, pp. 594-595, refuse, quant à lui, de restituer l’expression « rem » en considérant que les parties ne se mettaient pas d’accord sur l’affaire à transiger, mais sur le lieu de la transaction (voir note suivante).

102 Crawford, Roman Statutes, p. 595, conteste cette interprétation traditionnelle de la table I,6 en considérant que le mot ubi ne doit pas se comprendre dans le sens de conjonction signifiant « quand, lorsque » mais dans le sens d’adverbe de lieu, et propose la traduction « He [the plaintiff] is to plead, where they agree », soit que le demandeur agisse où ils l’auront décidé. Cette interprétation nous semble difficilement compatible avec la présence de la table I,7 qui précise justement le lieu où se déroulera la procédure, soit devant les comices du peuple, ou au forum. Cette interprétation a pour effet de vider de tout son sens matériel la table I,6.

103 Girard, Histoire de l’organisation judiciaire des Romains, N. 3, p. 85.

104 Kaser, Altrömische Ius, p. 183.

105 Exode 21, 23-25, ne laisse place à aucune possibilité de transaction en cas de blessure d'un membre.

106 Il en va de même des § 195, 197 et 200 qui ne permettent pas de rachat du talion en cas de blessure causée à un homme libre.

La loi vise ainsi à adoucir les mœurs en mettant sous le contrôle du juge l’exercice de la vengeance privée. En instaurant un système de compensation, l’ordre juridique met à disposition des parties les prémices d’une justice qui tente de pacifier les différends, au lieu de laisser les individus régler leurs comptes entre eux.

§ 5. « poenae sunto »

La loi des XII Tables ouvre trois actions qui ont pour conséquence la condamnation à une peine pécuniaire (poena)107. Il s’agit des dispositions qui répriment le fait de briser l’os d’un être humain, de se comporter de manière injurieuse envers un tiers, et enfin de couper un arbre sans droit.

L’analyse se portera dès lors sur les conditions d’application de ces trois actions, en focalisant notre attention sur la peine qui est infligée, en cas de transgression des règles que renferment ces tables.