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La première norme qui fera l’objet de notre étude est celle consacrée par la table VIII,2 réprimant le fait de rompre le membre d’autrui42:

« Si membrum rup[s]it, ni cum eo pacit, talio esto. »

S’il a brisé un membre, à moins qu’il [l‘auteur] ne transige avec lui [la victime], qu’on applique le talion.

Selon la doctrine, il s’agit d’un délit43 ouvrant un droit d’action spécifique pour le lésé qui ressent cette atteinte dans son intégrité corporelle. Cette atteinte est à l’évidence considérée par l’ordre juridique de l’époque, sous son aspect physique, vu sous l’angle du résultat matériel qu’a causé la lésion.

L’action basée sur l’état de fait du membrum ruptum paraît être la plus grave44 prévue par la loi des XII Tables. En effet, selon que l’on se place dans la perspective de l’effet qu’a l’atteinte sur la victime, ou dans le domaine de la sanction ou de l’étendue de la réparation imposée à son auteur, elle apparaît comme étant la sanction-menace de cette législation.

La doctrine est divisée quant à la manière de considérer la notion de membrum rumpere, suivant qu’elle se place plutôt dans une perspective historique et linguistique, que dans une approche

42 Les sources indirectes de cette règle figurent chez Aulu-Gelle, Les Nuits Attiques, livres XX,14 ; chez Sextus Pompeius Festus, De verborum significatu quae supersunt cum Pauli epitome, p. 496 ; chez Gaius, Institutes, III, 223 ; et chez Paul, Sententiae, V,4,6 (FIRA II, p. 390), et Isidore de Séville, V,24.

43 À l’époque de la loi des XII Tables, la séparation entre le droit pénal et le droit civil n’était pas achevée ce qui explique que les délits civils et les crimes n’étaient pas encore aussi clairement séparés. La séparation n'arrive que plus tard, Kaser, RPR I, p. 147.

44 Völkl, Körperverletzung, p. 12.

contemporaine qui insiste plus sur les effets à long terme de la lésion subie. Même la signification du terme rumpere est sujette à discussion45.

Trois théories ont été proposées quant à son interprétation.

Selon la première, membrum rumpere signifie qu’un membre a été détaché ou amputé du corps de la victime. Cette vision est notamment partagée par Huvelin qui s’appuie sur de nombreuses sources étymologiques (notamment une racine indo-européenne, rup), littéraires et médicales

46. Elle vise à donner une acception large au terme de membrum47 en y incluant, outre les bras et les jambes, également « toutes les parties du corps, externes ou mêmes internes (ea quae sunt intus in corpore) »48. La définition de cet auteur englobe également les parties saillantes du corps à l’instar des membranes, des cartilages, des chairs, de la langue et des oreilles, voire des organes génitaux, en référence à la castration d’un homme. Pour cet auteur, la notion de rumpere ne doit pas se comprendre dans une acceptation restrictive de « rompre », mais comme signifiant « enlever violemment, détacher ». Pour Huvelin49, le membrum ruptum n’est donc pas le « membrum endommagé, contusionné, blessé, luxé ; c’est le membrum enlevé, amputé, arraché ». L’argument principal de l’auteur se base sur le témoignage d’Aulu-Gelle50, qui en s’exprimant sur le côté inhumain du talion, emploie les termes de nam de inmanitate illa secandi partiendique humani corporis, soit le fait de couper et partager un corps humain.

L’auteur en déduit par là que le terme de rumpere est synonyme de séparation du membre du corps de la victime.

45 Selon Ernout/Meillet, p. 581, rumpere signifie « briser avec force, rompre (souvent avec une idée accessoire d’arrachement, d’éclatement); Walde/Hofmann, tome I, p. 451, donnent pour synonymes du terme les mots allemands de breche, zerbreche, zerreisse, zerspringe, unterbreche. Selon ces définitions, l’idée d’arrachement, de déchirement est partie intégrante du mot et désignerait plutôt le membre qui a été grièvement blessé, mutilé, voire même arraché, montrant par là qu’il s’agit d’une atteinte particulièrement grave.

46 Huvelin, Paul, La notion de l’« iniuria » dans le très ancien droit romain, p. 13 ss ; peu convaincu par ces arguments étymologiques, Schmidlin, Rekuperatorverfahren, p. 30.

47 Selon Ernout/Meillet, p. 395, le membrum désigne à la fois les bras et les jambes, à l’inclusion du membre viril et par extension de la peau; Walde/Hofmann, tome 2, p. 64, désignent plus simplement par membrum les parties du corps, les Körperglieder.

48Cicéron, De finibus bonorum et malorum, chap. V, Huvelin, Iniuria, p. 14 ; Watson, Personal injuries, p. 218.

49 Huvelin, Iniuria, pp. 9-10.

50 Nuits Attiques, livre XX, 1,19. Cet argument nous semble toutefois faible, car la suite immédiate du passage cité d’Aulu-Gelle par Huvelin parle de la situation de celui dont le corps sera partagé entre ses créanciers s’il est insolvable en application des tables III,2 à III,7 relatives à la contrainte par corps pour dettes impayées.

Une deuxième interprétation a été proposée par Pugliese et von Simon d’une part51 et Appleton d’autre part52, qui englobent dans la notion de membrum ruptum toute action ayant pour effet de « corrompre » un membre et de lui porter atteinte. Ils basent essentiellement leur démonstration sur un fragment d’Ulpien53 assimilant chez les Anciens toute forme de rupture d’un membrum à une corruption de ce membre. Cette hypothèse semble discutable, car rien ne permettrait plus alors de séparer clairement le membrum ruptum de la notion d’os fractum54, puisque toute atteinte à un membre serait assimilable à une forme de corruption55.

Un troisième groupe d’auteurs, composé de Kaser56, Kunkel/Schermaier57 et Wittmann58 met l’accent sur la conséquence du membrum ruptum en soutenant qu’il consiste en la mise hors d’usage d’un organe, ce qui a pour effet de causer une invalidité permanente. Pour Wittmann, le membrum ruptum doit être compris comme « eine solche Körperverletzung […], die die dauernde Funktionsschädigung eines Körperglieds (Organs) herbeiführt »59. Cette interprétation qui met l’accent sur les conséquences de la lésion pour le lésé a le mérite de s’affranchir des difficultés quant à la délimitation des blessures possibles, en insistant sur les effets qu’elle déploie sur la vie quotidienne de la victime. Cette théorie consacre toutefois une vision anachronique du concept de membrum ruptum, en ce sens qu’elle est indiscutablement imprégnée de la notion moderne pénale de lésion corporelle grave, dont le critère distinctif est justement la mise hors d’usage d’un organe associée cumulativement ou alternativement à une invalidité permanente60.

Polay61 souligne que peu d’éléments séparent les visions de Huvelin et de von Lübtow62 de celles défendues par Wittmann et Kunkel/Schermaier qui soulignent le côté incurable de la

51 Pugliese, Studi sull’ « iniuria », Milano, 1941, p.1 ss.; Appleton, p. V; von Simon, p. 167.

52 Appleton, Notre enseignement du droit romain, p. 64.

53 Ulpianus, Libro octavo decimo ad edictum, D. 9,2,27,13: « Inquit lex "ruperit". Rupisse verbum fere omnes veteres sic intellexerunt "corruperit"» (Il dit que lorsque la loi emploie l’expression « il aura rompu », tous les anciens juristes avaient compris que le terme de rumpere signifiait corrompre.)

54 Notion que nous allons examiner dans le cadre des Inuriae, et qui réprime le fait de fracturer l’os d’autrui, cf.

p. 19. Körperverletzung): « Hat die Körperverletzung zur Folge, das der Verletzte ein wichtiges Glied des Körpers […]

verliert oder in erheblicher Weise dauernd verliert oder in erheblicher Weise dauernd entstellet wird […]. »

61 Polay, Iniuria types, p. 19.

62 Von Lübtow, Injurienrecht, p. 13.

lésion. Cette situation pouvant parfois63 entraîner une invalidité partielle ou permanente est souvent mise en relief par la doctrine. Selon cette hypothèse, la lésion corporelle doit avoir pour conséquence la perte définitive et irréversible64 d’un membre, d’un organe, ou d’une fonction vitale65. En d’autres termes, le membrum ruptum se caractériserait surtout par ses conséquences et ses effets extérieurs sur la victime66. Comme le souligne von Lübtow, la blessure qui est caractéristique du membrum ruptum serait celle qui n’est pas guérissable, et ayant pour conséquence la perte totale ou partielle d’un membre67.

Il s’agit essentiellement d’une question jurisprudentielle que nous ne pouvons plus traiter sur la base des textes existants. Nous poursuivrons ainsi l’analyse en nous interrogeant sur les conséquences du membrum ruptum. Nous allons tenter d’analyser en quoi le mécanisme de la pactio, qui a pour effet de racheter le droit de vengeance du lésé compris dans le talion, consacre une première tentative de règlement pacifique des différends.